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Enfin, quand il se décida à lui donner audience, dans ses appartements privés, en présence de quelques dignitaires, ce fut pour éclater contre lui en amères récriminations. Bernier rapporte son discours d'après le compte rendu que lui en a fait un témoin, le vizir Danechmend, à la personne duquel il était attaché comme médecin et qui entretenait avec lui les relations les plus amicales. L'exorde laisse percer le plus magnifique dédain : " Qu'attendez-vous de moi? Prétendez-vous que je vous élève aux plus hautes dignités de l'État? " Et bientôt après, la plus cinglante ironie : " Si vous le voulez bien, examinons ensemble vos titres à d'aussi éclatantes distinctions! "
Alors, sur le malheureux anéanti par cet accueil glacial, si contraire à ses espérances, l'empereur assène les critiques les plus minutieuses et les plus acerbes. Que lui a enseigné ce maître incapable, qui vient réclamer le prix de ses services? Une géographie dérisoire, une histoire systématiquement faussée, pour flatter l'orgueil d'un jeune prince mogol, en abusant de sa crédulité ; l'Europe toute entière à peine plus importante qu'une île quelconque, dont le souverain le plus puissant était jadis le roi de Portugal, puis celui de Hollande, et enfin celui d' Angleterre ; quant aux autres rois, ceux de France et d'Espagne entre autres, ils n'étaient guère plus que de petits rajas [feudataire, possesseur d'un fief, vassal musulman des empereurs moghols ; Larousse], et les plus grands potentats de l'Inde éclipsaient sans peine leur puissance. En face de ces débiles monarques de l'Occident, tous les grands Mogols, conquérants et maîtres du monde, n'avaient qu'un signe à faire pour précipiter dans la poussière tous les autres États. " Admirable géographe, en vérité, et profond historien... " Le rôle d'un véritable éducateur n'était-il pas d'inculquer à son élève, futur maître d'un grand peuple, des notions positives sur les ressources, la puissance et les mœurs des différentes nations, sur leurs origines, leurs progrès et leurs révolutions? Loin d'avoir acquis une connaissance profonde de l'histoire de l'humanité, il n'a appris, de son précepteur, que les noms de ses ancêtres, illustres fondateurs de son empire ; mais il a été tenu soigneusement dans l'ignorance de leur vie, des évènements qui ont précédé leur règne, des talents extraordinaires qu'ils ont déployés pour étendre leurs conquêtes.
Dans ce véritable réquisitoire, d'autres critiques sont plus significatives encore, plus révélatrices de l'esprit réaliste d'Aureng Zeb. Revenant aux heures fastidieuses de son enfance, où il a perdu un temps précieux à apprendre par cœur le texte littéral de la Loi musulmane, il regrette de n'avoir pas étudié plutôt les langues des peuples de l'Inde, dont la connaissance est indispensable à un futur empereur. Il lui fallu apprendre à lire et à écrire l'arabe ; mais est-il indispensable de consacrer tout son temps à l'étude d'une langue qu'on ne peut espérer posséder complètement qu'après dix ou douze ans d'une application soutenue? Une discipline aussi stérile que fastidieuse a fait perdre au maître la notion de la véritable science dont il devait instruire son élève ; il s'est comporté comme si, au lieu de former un prince, il devait préparer un docteur de la loi : des listes de mots sans expression, un fatras de formules grammaticales, tel a été le dérisoire profit de ces précieuses années d'apprentissage!
Même en faisant la part des déformations ou des erreurs d'interprétation que l'esprit d'un voyageur étranger a pu introduire dans les paroles de l'empereur et des témoins indigènes, la scène n'en est pas moins intéressante par la lumière qu'elle jette sur ces enfances obscures des princes mongols. Plus curieux encore et plus important est le commentaire dont Bernier l'a fait suivre. Après avoir rapporté le texte du discours d'Aureng Zeb à Mulla Shah, tel que le récit de son informateur lui a permis de reconstituer, il cite le témoignage d'autres personnages qui assistaient aussi à l'entretien ; ceux-ci, poussés par la jalousie contre Mulla Shah, ou par le désir de faire leur cour à l'empereur, accentuent la rigueur de ses reproches, mais surtout leur donnent un sens plus personnel encore et une conclusion d'une implacable logique.
Après avoir abordé différents sujets, au cours d'une audience qu'il semblait prendre plaisir à prolonger, Aureng Zeb revint vigoureusement à la charge contre l'infortuné précepteur ; cette fois, c'est sa mission d'éducateur moral qu'il lui reproche amèrement d'avoir négligée. Comment n'a-t-il pas mis à profit cette période privilégiée de l'enfance, où la mémoire est si complaisante et se pénètre si docilement des principes qu'on lui inculque, pour préparer son élève à ses devoirs de roi? Un prince mogol ne pouvait-il pas acquérir de connaissances que par le seul moyen de la langue arabe? Ses prières, ses dévotions, comme les autres activités de son esprit, n'étaient-elles valables que dans sa langue maternelle? Mulla Shah s'est targué auprès de l'empereur Shah Jahan du solide bagage philosophique dont il avait pourvu son élève. Quelle sotte et vaine philosophie, en vérité!... un ramassis de folles et stériles propositions, qui ne donnent à l'intelligence aucune satisfaction et qui n'ont aucun rapport avec les réalités de la vie, extravagantes rêveries d'une imagination en délire, oubliées presque aussi vite qu'elles ont été conçues... Leur seul effet est d'épuiser précocement l'esprit et de rendre un homme insupportable.
Qu'aurait souhaité le futur maître de l'empire mogol, au lieu de ces chimériques exercices d'école? Une philosophie qui dispose l'esprit à la raison, qui l'habitue à ne pas se satisfaire d'arguments superficiels, qui élève l'âme et la fortifie contre les assauts de la fortune. Qu'a fait Mulla Shah pour mettre son disciple en garde contre les excès d'orgueil dans la prospérité, contre un lâche découragement dans l'adversité? Quelle connaissance réelle lui a-t-il donné de la nature de l'homme, du monde et des diverses parties qui le composent? N'a-t-il pas négligé jusqu'à cette science, la plus nécessaire à un roi : les devoirs réciproques du souverain et de ses sujets? Ne devait-il pas prévoir que l'enfant confié à ses soins aurait un jour à lutter durement contre ses frères, pour sa couronne et sa propre existence? Oubli d'autant plus coupable que le maître devait connaître par l'expérience l'avenir de son royal élève, puisque la même fatalité a pesé sur les fils de presque tous les Mogols... Au lieu de formules creuses, c'est l'art de la guerre qu'il aurait fallu lui enseigner. Heureusement pour lui, le jeune prince a pu acquérir auprès de conseillers plus sages les connaissances essentielles qu'un gouverneur incapable n'avait pas su lui donner...
À la fin de cette condamnation sans appel, Aureng Zeb aurait renvoyé l'infortuné Mulla Shah avec ces paroles méprisantes : " Va-t-en!... retourne dans ton village! Et désormais, que personne ne sache qui tu es, ni ce que tu es devenu... "
Il est amusant de penser que cette scène se déroula et que ces pages furent écrites environ le temps où Bossuet [Jacques Bénigne, I627-I704 ; prélat, prédicateur et écrivain] précepteur du Dauphin de France [ "... le 5 septembre I670, il avait été nommé précepteur du Grand Dauphin. Pour son élève, il avait conçu un vaste plan d'instruction, plus grandiose que réellement pédagogique, que le manque d'intelligence et la paresse du fils de Louis XIV firent aboutir, après dix ans, à un échec total... " ; Larousse] , rédigeait pour son royal élève le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même et le Discours sur l'histoire universelle. Sans doute y a-t-il fort loin du saint homme de Kaboul à l'évêque de Condom ["... le 10 septembre 1669, il fut nommé à l'évêché de Condom. Il ne mit jamais les pieds dans son diocèse et démissionna deux ans plus tard... " ; Larousse], et du fils de Louis XIV au fils de Shah Jahan. Mais les idées que Bernier prêtent à Aureng Zeb, et qui semblent fondées, pour une large part sur des témoignages authentiques, sont celles mêmes du prélat français, en ce qui concerne la valeur éducative de l'histoire et de la philosophie. À l'histoire, " maîtresse de la vie humaine et de la politique ", Bossuet demandait une vue exacte, moins des faits, que des mœurs et des institutions, du gouvernement et du caractère des rois, capable d'inspirer à son élève la connaissance de ses devoirs. Dans la philosophie, il voyait essentiellement une discipline de l'esprit, par laquelle l'homme peut se connaître lui-même, et grâce à cette connaissance s'élever jusqu'à Dieu ; soucieux de ne rien imposer en matière de libre examen, il voulait surtout former le jugement du jeune prince et lui apprendre l'art de raisonner correctement.
Malgré l'intérêt de ce rapprochement, il nous semble évident qu'on ne peut pas prendre au pied de la lettre le récit de ce Bernier, ni surtout les commentaires personnels dont il l'a entouré. Pour nous en tenir à un détail, il serait surprenant que le grand Mongol eût fait aussi bon marché de cette connaissance approfondie de sa langue maternelle qui lui avait été inculquée dès son enfance. Les historiens insistent sur la vaste culture qu'il possédait, particulièrement en ce qui concerne les différents langages et dialectes dont l'usage pouvait être utile à un souverain maître de l'Inde ; non seulement il possédait à fond le persan et l'arabe, mais l'hindi et le turc oriental. Ses biographes ont noté aussi son goût pour la théologie et pour la poésie morale ou philosophique ; au reste, nous le verrons multiplier dans ses lettres les citations qui témoignent de cette vaste érudition. Les longues heures à discuter avec les derviches [membre d'une confrérie religieuse musulmane ; Larousse] sur quelque article de foi ou sur quelque pratique pieuse, celles qu'il employait à calligraphier patiemment de sa main exercée une belle sentence ou un vers harmonieux, n'étaient pas selon lui du temps perdu. Et s'il est vrai qu'Aureng Zeb ait eu peu de goût pour les arts, qu'il ait méprisé les musiciens et les danseuses jusqu'à les bannir de sa cour, que les monuments construits sous son règne soient rares et peu remarquables, il serait faux de le représenter comme un homme sans culture désintéressée, uniquement tourné vers les réalités positives de la politique,
En essayant de reconstituer, avec des données fort incomplètes, l'enfance et la jeunesse d' Aureng Zeb, nous ne devons pas céder à la tentation de juger avec nos idées d'Occidentaux ce produit d'une race, d'une époque et d'une civilisation si éloignées des nôtres. Ce n'est pas, avouons-le, par la connaissance du milieu où s'est formé l'enfant royal, que nous pouvons arriver à une notion plus exacte de son esprit et de son caractère, dans les années où une créature humaine reçoit les plus fortes empreintes, parfois définitives.
Pourtant, nous en avons déjà dit assez dans ce qui précède pour qu'on voie à quel point cette dure famille de prince mogol est éloignée d'une famille européenne de la même époque, bourgeoise ou seigneuriale. Autour de l'enfant qui grandit, nous avons esquissé les drames de la jalousie, de l'orgueil et de l'ambition ; nous avons laissé voir, sur les marches du trône et dans l'ombre tiède du harem, la corruption, la trahison et la cruauté. Déjà sont apparues, à côté du jeune Mohammed, du futur Alamguir, les figures de ses trois frères à qui il devait disputer la couronne avec tant de sauvage énergie et de ruse perfide. Ces frères ennemis, nous les retrouverons bientôt ; enfants, ils sont déjà des frères ennemis dans le cercle de famille. Chacun a ses partisans, dans une cour faible et corrompue, des partisans qui jouent leur mise personnelle sur l'avenir de leur favori. Ces intrigues tortueuses, qui ne reculent jamais devant le crime, se compliquent encore par l’influence, souvent toute-puissante, des femmes. L'implacable Noûr-Mahal est bien loin d'être une exception dans l'histoire des empereurs mongols au XVIIe siècle. Bernier déjà avait noté avec discernement l'importance des femmes dans la politique aux Indes.
Pour compléter et éclairer la figure d'Aureng Zeb enfant, il faut montrer près de lui ses deux sœurs, Begum Saheb et Raushan-Ara-Begum.
Begum-Saheb, l'aînée des enfants de Shah-Jahan, " joignait une grande beauté à un esprit artificieux [hypocrite] " ; tel est le jugement du Vénitien Manucci [Niccolo, I638-I7I7, médecin et voyageur ; "... Il parcourt l'Inde, offrant ses services comme mercenaire dans l'armée de Dârâ Shikôh de I656 à I659, puis auprès de Jai Singh et de son fils Kirat Singh. Vers I670, il abandonne cette carrière militaire et pratique la médecine, (...) il compose en 1698 la Storia do Mogor, L'histoire de Mogor, ses mémoires, source documentaire de première importance sur l'Inde du son temps, bien que peuplée de fables et influencés par certains sentiments personnels de l'auteur. " ; source], adopté par la plupart des voyageurs européens qui ont approché la cour des Mogols au XVIIe siècle, et qui, comme lui, se font l’écho d'une rumeur publique, attribuant à l'empereur des relations incestueuses avec sa fille. Quoi qu'il en soit, l'artificieuse princesse était l'âme des intrigues du sérail, comme elle le fut des guerres intestines qui ensanglantèrent les dernières années de son père. Les unes intéressaient son cœur ou ses sens ; les autres servaient ses visées politiques. Les voyageurs encore, notamment Bernier et Manucci, rapportèrent différentes histoires sur les amours de Begum-Saheb, histoires où le dramatique le dispute au comique de la mise en scène : telle cette aventure digne de Boccace [Giovanni Boccaccio, I3I3-I375, écrivain italien ; " Avec Dante et Pétrarque, ses aînés l'un d'une cinquantaine, l'autre d'une dizaine d'années, Boccace est le fondateur à la fois de la plus illustre tradition littéraire italienne et de la culture humaniste, dont s'inspira toute la Renaissance européenne... " ; Larousse], où, pour échapper aux soupçons du père jaloux en visite chez sa fille, l'amoureux dut chercher refuge dans la vaste chaudière de la salle de bains. Mais l'empereur ne plaisantait pas avec l'honneur de sa famille ; il fit allumer le feu sous la chaudière et fort bien bouillir l'infortuné dont il affecta d'ignorer la présence, de même que, pour se débarrasser d'un autre galant, il lui envoya par un eunuque une coupe d'un poison réservé aux victimes de noble race. Même si ces anecdotes ont été grossies par la malignité des courtisans, elles évoquent assez exactement la trouble atmosphère de sensualité et de cruauté farouche dans laquelle grandissaient les enfants princiers de cette cour.
Une peinture de Niccolò Manucci, fin du XVIIe siècle ; auteur inconnu. Bibliothèque nationale de France
Begum-Saheb avait attaché sa propre ambition à la fortune de son frère Dara, l'aîné des fils de Shah-Jahan, en qui elle voyait l'héritier présomptif du trône. Elle soutint toujours sa politique, avec une énergie, une habilité, un génie de l'intrigue qui furent pour ce prince faible et malchanceux les plus beaux atouts de son jeu. En revanche, elle était l'ennemie acharnée d'Aureng Zeb.
Moins belle que sa sœur, Raushan-Ara-Begum n'avait pas moins d'artifice, avec plus de souplesse et d'hypocrisie. Mieux qu'elle, elle savait dissimuler et attendre. Elle était liée avec son frère Aureng Zeb non par des affinités de caractère, mais par une commune ambition. Alors que Begum-Saheb attendait l'élévation de Dara et y travaillait de tout son pouvoir, parce qu'il lui avait promis de la marier, en dépit des volontés de leur père ; notons que cette hostilité déclarée de Shah-Jahan aux velléités matrimoniales de sa fille est un argument en faveur de la tradition qui lui attribuait des relations coupables avec elle ; Raushan-Ara-Begum préparait lentement et silencieusement l'avènement d'Aureng Zeb, dont elle comptait bien demeurer l'inspiratrice ; " elle lui servait d'espion dans le sérail, rapporte Manucci, pour l'avertir de tout ce qui s'y passait d'important. "
Ainsi, dès l'enfance, deux partis déjà divisaient la famille impériale, et, comme on le voit, la part des femmes n'était pas négligeable dans cette compétition.
À peine parle-t-on d'une troisième fille de Shah-Jahan, la dernière de ses enfants, — celle qui coûta la vie à sa mère : " princesse d'un esprit faible et d'une beauté passable, toutes ses occupations se terminaient à des amusements d'enfant. Un bijou, une parure bornaient tous ses désirs, et jamais elle ne prit de part aux différentes factions qui partagèrent le sérail et l'empire. "
Chacun des traits anecdotiques recueillis par des Européens en visite à la cour du Grand Mogol trouve ici son intérêt ; ils nous permettent de pénétrer quelque peu les secrets d'un monde si différent du nôtre et fermé par essence. Bernier, en nous les livrant, fait observer judicieusement qu'il s'en tient à l'exemple de Plutarque [ vers 50 après J.-C.-vers 125, écrivain grec ; considéré comme un historien moraliste : " L’histoire est pour moi comme un miroir, devant lequel je m’essaye à embellir ma vie en la conformant aux grands exemples. " ; Larousse] : l'historien grec ne disait-il pas que " les petites choses ne sont pas toujours à négliger et qu'elles font souvent mieux connaître le génie des hommes que les plus grandes "? Aussi le voyageur français a-t-il pris la peine de traduire lui-même du persan certaines histoires fabuleuses que Djahanguir, le grand-père d'Aureng Zeb, avait fait rédiger.
C'est par Bernier, par Tavernier, par tous ceux qui les ont imités ou copiés, que nous connaissons, mieux encore que par les historiens persans ou hindous, toutes ces scènes de la vie quotidienne qui formaient le décor naturel de l'enfance, pour Aureng Zeb : tentes splendides et campements du Grand Mogol en voyage ou en guerre, richesses fabuleuses accumulées entre ces fragiles murailles de toiles peintes, parades militaires devant ces palais nomades. Pour eux aussi, nous assistons aux réceptions d'ambassadeurs, étalant devant le souverain orgueilleux et cupide tous les trésors de la mystérieuse Asie. Dans les marches vers le Cachemire ou le Bengale, nous voyons ces longues et lentes colonnes qui transportent à travers de blonds nuages de poussière une véritable ville errante ; les éléphants, pliant sous le fardeau de leurs immenses palanquins, glissent sur les rochers des défilés montagneux et s'écrasent au fond des ravins. Pour fuir la lourde chaleur de Delhi, à des milliers de lieues [I lieue = ~4km], le Mogol a planté sa tente sur un plateau aéré ; là, sous un ciel différent, dans la courte nuit d'été ruisselante d'étoiles, le maître rêve ou médite, au chant de ses musiciens, tandis que, des tentes voisines réservées au harem, lui parvient l'incessant gazouillis des femmes, mêlé à la voix aigüe des eunuques. Parfois, l'empereur fait paraître ses danseuses devant lui et donne à ses familiers le divertissement de ces danses voluptueuses, que l'austérité d'Aureng Zeb devait proscrire un jour. Pour les fêtes, on jetait à la foule de menues pierres précieuses, par poignées.
Les plaisirs eux-mêmes, dans une cour à la fois barbare et raffinée, sont toujours entachés de quelque cruauté. Ils trempent l'âme des enfants, initiés de bonne heure à la volupté du sang et de la souffrance. Le plus beau spectacle que puisse concevoir l'âme d'un Mogol est un de ces combats d'éléphants qui se terminaient toujours par de monstrueuses boucheries dont les énormes bêtes n'étaient pas les seules victimes. Seul, l'affût au tigre dans la jungle procure la même ivresse meurtrière. Pour exercer l'énergie des jeunes princes, on les fait assister à ces chasses ; on leur réserve les postes les plus dangereux. L'épreuve du lion, où, comme un nouvel Alexandre [Alexandre III le Grand, 356 avant J.-C.-323 avant J.-C ; lors d’une chasse dans un pays persan, Alexandre s’expose inconsidérément en, risquant sa vie dans un combat contre un lion], l'adolescent doit affronter le fauve, sans autre arme qu'un pieu, est encore un des passe-temps favoris de l'empereur.
Sa justice, comme ses amours et ses plaisirs, a toujours quelque chose de compliqué et de théâtral dans sa rigueur. Si beaucoup de souverains mogols se sont élevés contre la barbarie des bûchers hindous où s'immolaient les femmes veuves, et les ont interdits, au risque, de soulever contre eux une partie de leurs sujets fanatiques, ils ne s'en montrent pas moins cruels dans les supplices qu'ils infligent. Enfant, Aureng Zeb a pu voir, — car l'exécution était toujours publique, — la tête des traites s'écraser en bouillie sous le pied de l'éléphant justicier, spécialement dressé pour cette besogne. Il a connu, au sérail, ces terribles femmes tartares, à qui l'empereur confiait le soin de ses vengeances personnelles, et lui-même, un jour, il n'échappera qu'avec peine à leurs mains. Il a observé les mœurs du harem, les étranges jalousies des eunuques et leurs haines implacables. Il était là, le jour où l'on a présenté dans un vase d'or à un prisonnier de marque, le poust, cette décoction de pavot que l'on faisait boire aux princes dont on ne voulait pas couper la tête. Mais surtout, il s'est penché, avec une curiosité d'enfant, et une imagination qui voyait plus loin que le présent, sur les sorcelleries mystérieuses et fascinantes des fakirs.
Cherchait-il à y lire la révélation de son destin? C'est un des traits les plus surprenants du récit de Bernier que sa foi superstitieuse dans l'infaillible maîtrise d'Aureng Zeb. Quand il conte les luttes victorieuses du Mogol contre ses frères, ce philosophe français, nourri de Descartes, admet que le prince oriental se sentait porté par une invincible fatalité et que la même fatalité aveuglait ses ennemis pour les entraîner à leur perte. C'est parce qu'il croyait à son étoile, c'est parce que, tout enfant, il l'avait vue luire comme le plus précieux diamant du fabuleux trésor ancestral, qu'Aureng Zeb, l' Ornement du trône, deviendra Alamguir, le Conquérant du Monde.
De l'Égypte à l'Indus : le rêve de l'empire universel d' Alexandre. © Archives Larousse
CHAPITRE II
UN GRAND EMPIRE MUSULMAN DANS L'INDE
À suivre...
BOUVIER René et MAYNIAL Édouard, " Le dernier des grands Mogols, vie d'Aureng Zeb ", Paris, Éditions Albin Michel, I947, 309 pages, pp. 2I-3I.
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