LE DERNIER DES GRANDS MOGOLS, VIE D'AURENG ZEB, ÉPISODE IV

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  Si nous avons essayé de mettre quelque clarté dans une géographie fort confuse, il faut interroger à présent les voyageurs européens du XVIIe siècle, pour voir quelle idée ils se sont faite de l'échiquier sur lequel s'exerçait la politique d' Aureng Zeb.
  Tout d'abord, ils ont fort bien compris, en général, le danger que constituait pour les Mogols, la présence, sur leurs frontières perméables, de voisins remuants et ambitieux, tel que la Perse, les Uzbeks et l'Afghanistan. Mais ils ont vu aussi et noté l'avantage que présentaient, pour un peuple sans cesse en proie aux rivalités intérieures et aux révolutions de palais, ces ennemis accueillants aux transfuges, aux exilés ou aux traîtres, ne demandant qu'à s’immiscer, pour en faire leur profit, dans les affaires de leurs puissants voisins. Bernier nous a montré Aureng Zeb, en échec devant Kandahar, en Afghanistan, que les Persans ont repris aux Mogols. Mais il rappelle que jadis, c'est un Persan, Ali Mardan Khan [x-I657; "...au cours de l'été 1657, Ali-Mardān Khan est atteint d'une grave maladie à la suite d'une pandémie dans le sous-continent et décède la même année. Son corps est ramené à Lahore par son fils Ebrāhim Khan et enterré dans la tombe de la mère d' Ali-Mardān Khan : Enāyat Khan , p. 541... " ; source] gouverneur de Kandahar, qui avait livré la place à Shah-Jahan, pour se venger des duretés de son maître, Shah Safi [I6II-I642 ; sixième chah de la dynastie iranienne des Séfévides ; règne de I629 jusqu'à sa mort]. Bien accueilli à Delhi, Ali Mardan Khan devint un des meilleurs serviteurs des Mogols, successivement gouverneur de Kaboul et du Cachemire ; grand administrateur et bon bâtisseur de monuments, il fit creuser le canal de Delhi qui porte encore son nom.

 


Durant le règne de Shah Safi, une pièce courante d'une valeur de 20 dinars, année : I629, I038 dans le calendrier islamique. Sur le Web

  Manucci, retraçant l'histoire de la lutte sanglante qui mit aux prises Aureng Zeb et son frère Dara dans la guerre de succession, nous a montré celui-ci vaincu, traqué, voyant se fermer devant lui les portes de toutes les villes et de toutes les forteresses, " donnant de la terreur aux gouverneurs les mieux intentionnés pour lui ". Dans sa détresse, Dara n'a plus d'autre ressource que de se confier aux ennemis séculaires de sa race, en cherchant en Perse un asile contre la haine implacable de son frère. Seule, la trahison d'un gouverneur de province qu'il avait jadis obligé, l'empêcha d'atteindre la frontière persane, et le perdit.
  Bernier a bien mis en lumière l'importance du Bengale dans l'ensemble de l'empire mogol. En vantant la fertilité et les richesses du pays, le bon marché des vivres, il rappelle le dicton qui avait cours parmi les Européens : " Il y a cent portes ouvertes pour entrer dans le royaume du Bengale, et pas une pour en sortir. " Il s'indigne contre les excès des pirates portugais dans cette riche contrée, lesquels se vantaient de faire plus de conversions que les missionnaires, et, par leurs cruautés et leurs pillages, nuisaient gravement à la cause des chrétiens dans l'Inde. Shah-Jahan avait dû, à plusieurs reprises, entreprendre des expéditions punitives contre ces pirates, qui enlevaient des sujets du Mogol pour les réduire en esclavage. Comme Dara en Perse, Sultan Shujah cherchera au Bengale, dont il avait été autrefois gouverneur, un précaire asile contre les armes victorieuses de son frère.
  Tavernier n'a pas moins été frappé que Bernier par l'extraordinaire richesse de cette province ; il en évalue le revenu à cinq millions et demi de roupies, " toutes charges payées et la bourse du gouverneur bien remplie " ; et il décrit l'imposante caravane qui transporte à Delhi cette contribution annuelle : cent dix charrettes attelées de six bœufs. Mais Tavernier n'ignore pas non plus les difficultés que rencontrent les Mogols pour retenir sous leurs lois un pays dont la possession était pour eux d'un intérêt vital. Il a été témoin de la guerre que Shaista Khan [Mirza Abu Talib, dit, I600-I694 ; "... il s'est surtout distingué en tant que gouverneur du Bengale de I664 à I688. Sous l'autorité de Shaista Khan, la ville de Dhaka et le pouvoir moghol dans la province ont atteint leur apogée. Parmi ses réalisations, on peut citer la construction de mosquées remarquables telles que la mosquée Sat Gambuj et la conquête de Chittagong. Shaista Khan est également à l'origine du déclenchement de la guerre anglo-moghole contre la Compagnie anglaise des Indes orientales (...) À la fin de sa vie, Shaista Khan a quitté Dhaka et est retourné à Delhi. Il a laissé en héritage l'expansion de Dhaka en un centre régional de commerce, de politique et de culture ; une ville florissante et prospère à partir d'un petit township. (...) La mosquée de Shaista Khan est un monument massif érigé à la mémoire de Shaista Khan, construit sur les terres de son palais... " ; source] gouverneur du Bengale, oncle d' Aureng Zeb, " et la meilleure tête qui fût dans tous ses États, " soutenait contre le roi d'Arracan, après avoir débauché plusieurs chefs valeureux de l'armée ennemie et s'être assuré le concours des navires portugais.
  C'est surtout au récit de Manucci que nous devons les plus dramatiques détails sur la lutte d' Aureng Zeb et de son frère Sultan Shujah au Bengale. Il nous montre le malheureux prince vaincu, réduit à fuir à travers les montagnes et les forêts de l' Arracan, infestés de tigres, " jusqu'alors impénétrables aux armes des Mogols..., le pays le plus inculte qui soit aux Indes. " Quand il réussit, grâce à l'aide des Portugais, à atteindre une terre où il se croyait en sûreté, ce fut pour trouver en la personne du raja, un ennemi encore plus implacable et plus perfide que son frère.
  Dans l'Histoire de la dernière révolution des États du Grand Mogol, il n'y a pas de plus jolies pages, ni de plus colorées, que celles où Bernier a raconté son voyage au Cachemire, " paradis terrestre des Indes. " C'était en I665, après la guerre d' Aureng Zeb contre ses frères. L'empereur, qui relevait d'une grave maladie, voulut à la fois accomplir un vœu en faisant pèlerinage à Lahore et aux lieux saints du Cachemire, et chercher sous un ciel plus doux un climat meilleur que celui de Delhi pendant les pénibles chaleurs de l'été. Le philosophe français fut attaché à la suite du Grand Mogol, comme médecin du vizir Danishmand Khan [grand bakshi ou le grand maître de la cavalerie mogole, ce personnage était le maître de BERNIER François : " Lorsque vous mettez le pied dans l’étrier, Seigneur, et que vous marchez à cheval avec votre cavalerie, la Terre tremble sous vos pas, les huit éléphants qui la supportent sur leurs têtes ne pouvant soutenir ce grand effort. Je ne pus me tenir de rire là-dessus et je tâchai de dire sérieusement à mon agha, qui ne pouvait aussi s’en tenir, qu’il serait donc fort à propos qu’il ne montât à cheval que fort rarement pour empêcher les tremblements de terre qui causent souvent de si grands malheurs. Aussi est-ce pour cela même, me répondit-il sans hésiter, que je me fais ordinairement porter en paleky : BERNIER, Histoire de la dernière révolution des états du grand Mogol, p.261 (...) Notre voyageur est engagé par le grand maître de la cavalerie moghol non seulement en tant que médecin, mais aussi pour lui exposer les « dernières découvertes d’Harvey et de Pecquet sur l’anatomie » et « raisonner avec lui sur la philosophie de Gassendi et de Descartes »... " ; source] . Cette suite, d'ailleurs, était une véritable armée en marche ; et encore Aureng Zeb n'avait-il emmené avec lui qu'une partie de sa cour, pour ne pas affamer les pays qu'il devait traverser. Bernier nous montre cette pittoresque colonne s'avançant pesamment à travers la plaine du Pendjab, " le royaume des cinq eaux " et sur la route de Lahore à Srinagar, où la chaleur est écrasante. Il nous décrit l'ancienne capitale des Mogols, l'antique Bucéphale d' Alexandre [Bucéphalie ou Boukêphalia ; elle fut fondée au bord de la rivière Jhelum à l'endroit de la mort du cheval d'Alexandre le Grand, Bucéphale, après la bataille de l' Hydaspe en 326 av. J.-C. ; mais, s'inscrivant en contradiction avec les affirmations au XVIIe siècle, aujourd'hui, l'emplacement exacte de la ville est incertain ; on la situe plutôt à Phalia ou à Jalalpur Jattan, au Pendjab pakistanais] abandonnée pour Delhi, Lahore, somnolente sous les vestiges de sa splendeur éteinte. Puis ce sont les étapes harassantes à travers les premiers défilés rocheux des pentes de l'Himalaya ; beaucoup d'hommes tombent en route : on va chercher la fraîcheur sur les hauts plateaux, constate le narrateur, et tout le monde n'en jouira pas! Mais au terme de ce long et pénible voyage, ce sont les délices du paradis retrouvé : Bernier célèbre avec un sobre lyrisme la profusion et la fraîcheur de l'eau dans ce pays enchanteur, la fertilité des campagnes regorgeant de fruits et de céréales, l'abondance du gibier ; aucun fauve dangereux ne vient troubler la paix du " jardin du roi ".

Construction de Bucéphalie. Paris, BnF, Français 24364 f.47

  Mais tandis que le Français admire sans arrière-pensée la beauté des femmes drapées dans les somptueux châles du pays, et que les poètes locaux chantent leur douce patrie dans des vers ingénieux qu'ils offrent à l'empereur, Aureng Zeb, à qui Allah a rendu la santé, et qui déjà s'impatiente de son oisiveté, songe à entreprendre une expédition contre le Tibet voisin. C'était un projet et même une tentative manquée de son père, qu'il reprenait. Prudemment, le roi du Thibet a senti la menace ; il envoie une ambassade et des présents au Mogol, qui consent à traiter.
  Telle est, vue par les yeux d'un contemporain et d'un étranger, cette province frontière, dans laquelle le maître de l'empire, par une singulière confusion de sentiments contradictoires, a porté à la fois ses scrupules religieux, sa nostalgie de malade et ses ambitions politiques. Le voyage, dont la date était fixée par les astrologues, a duré un an et demi ; c'est que l'on marche " à la mongole ", l'on s'arrête en route pour chasser les nilgaus [antilopes de grande taille], les gazelles, et même les lions, avec des léopards apprivoisés ; il y a des réserves de gibier, toutes semblables à celles que nous a décrites Quinte Curce pour les chasses d'Alexandre. On passe les rivières sur des ponts de bateaux, et le soir, à l'étape, on dresse pour une nuit ou deux la ville de toile avec son phare qui domine la tente royale. Le Mogol n'est pas pressé : il met deux mois pour faire cent vingt lieues [~580kms]. La lenteur de cette caravane n'étonne pas moins le voyageur français que sa sobriété. C'est une véritable armée en campagne qui traîne avec elle son artillerie, et dont Bernier évalue les effectifs à I00.000 cavaliers, et I50.000 bêtes, chevaux, mulets, éléphants. Sans compter la foule innombrable des femmes, des eunuques, des serviteurs..., et des marchands ; car il y a aussi un bazar dans le camp!
   Bernier est beaucoup plus sobre de détails sur le Dekkan, dont l'histoire complexe le déconcerte. D'autres voyageurs, notamment les commerçants européens de son temps, attirés par les mines de Golconde, se sont intéressés plus que lui à ce pays difficile d'accès et où la guerre était en permanence. Il conte pourtant une partie des expéditions d' Aureng Zeb contre les rois rebelles de Visapour et de Golconde ; il nous montre la désolation de ce riche territoire, dévasté par quarante ans de massacres et de razzias ; et dans son récit, l'on aperçoit quelques curieuses figures, telles que celle du roi Abdullah Kutb Shah, et surtout de Mir Jumla [Mir Jumla II, I59I-I663 ; lors de son accession au trône, Aureng Zeb lui confia la tâche de négocier avec son frère Shah Shujah qu'il poursuit de Khajwa à Tandah et de Tanda à Dhaka, capitale de l'actuel Bangladesh, mai I660 ; L'empereur, en reconnaissance de ses services, l'honora de titres, de récompenses ; au-delà de sa politique de construction, routes, ponts, monuments religieux, etc., la chose la plus importante de son règne au Bengale est sa politique frontalière du nord-est, qui lui permis de conquérir les royaumes frontaliers du Kamrup, Kamarupa, et de l'Assam] ce gouverneur concussionnaire [coupable de concussion : Infraction commise par un représentant de l'autorité publique ou une personne chargée d'une mission de service public qui, sciemment, reçoit, exige ou ordonne de percevoir une somme qui n'est pas due ; Larousse], qui, grâce à la protection des Portugais, dépouillait la province soumise à son autorité, et qui rappelle Verrès [Caius Licinius Verres, v. I20 av. J.-C. – 43 av. J.-C., homme d'État romain ; de 73 à 71 av. J.-C., il est gouverneur de la Sicile ; pendant son mandat, il écrase les villes d'impôts illégaux et s'approprie toutes les œuvres d'art de la province romaine. Mais les Siciliens ne se laissent pas faire et déposent une plainte contre lui en 70. Ils refusent l'avocat officiel et font appel à Cicéron. Celui-ci saisit l'affaire, y voyant une bonne occasion de se faire un nom ; lors du procès, Cicéron fait une brève introduction puis passe tout de suite à l'audition des témoins. Les témoignages sont si accablants que Verrès s'enfuit en exil à Marseille et est condamné par contumace à verser aux Siciliens quarante millions de sesterces] par ses déprédations sacrilèges.

 

Le général préféré d' Aureng Zeb, Mir Jumla, montré dans son harem ; Abbé PRÉVOST Antoine François, " Histoire générale des Voyages ". Source

  À cause de ses richesses naturelles, le Dekkan était une proie livrée sans défense à la cupidité de ses maîtres changeants. Un historien l'a nommé : " le pain est subsistance des soldats de l' Hindoustan " ; pendant plus d'un siècle, en effet, la noblesse mogole exploita sans merci cette terre opulente, sur laquelle les omrahs vivaient paresseusement, en l'abandonnant à leur soldatesque indisciplinée. Même le Visapour, ou Bijapour, le grand État musulman fondé au XVe siècle par l'empereur ottoman Murad II [Mourad II, I404-I45I ; sixième Sultan ottoman : I421-I446] , n'était pas à l'abri de leurs entreprises.
  Carreri, en voyageur consciencieux, prétend voir de ses yeux tous les États du Mogol, malgré les avis qui lui ont été donnés pour le détourner de régions difficiles d'accès ou dangereuses, éprouvera particulièrement les désagréments d'un voyage au Visapour, " toujours exposé aux guerres ". Tavernier lui-même, généralement moins curieux d'histoire que d'observations pratiques sur les ressources du pays, a essayé de débrouiller l'écheveau des intrigues qui faisaient du Dekkan un véritable guêpier pour la politique mogole. Après avoir rappelé la longue résistance du royaume de Golconde aux successeurs de Tamerlan dans l'Inde, noté la puissance du raja de Narsingue et de son armée, montré la division de l' État primitif, après la mort du raja, en quatre provinces : Golconde, Visapour, Doltabad, Brampour, il ne se croira quitte envers l'histoire, et ne satisfera avec sérénité ses curiosités de joailler et ses convoitises de trafiquant, que s'il mentionne les campagnes de l'empereur mogol contre les provinces révoltées, dont les gouverneurs refusaient de lui payer tribut. Alors, il s'en donne à cœur joie, non seulement de soupeser les pierres précieuses, de visiter les exploitations minières, d'interroger les naturels du pays sur la taille des diamants, mais encore de raconter la chasse aux paons et de décrire la pagode des courtisanes. S'il fait peu de cas des fruits exotiques, — " certainement une belle pomme de reinette vaut mieux que tous ces fruits-là, mangues, ananas, cocos, " — il se montre fort intéressé par les femmes publiques de Golconde. Il y en a plus de vingt mille patentées et inscrites sur les livres du magistrat chargé de leur surveillance. Tavernier a-t-il assisté à l'une de ces étonnantes parades où une délégation de ces femmes vient, chaque vendredi, accompagnée d'une de leurs intendantes et de leurs musiciens particuliers, se présenter devant le balcon du roi et le régaler de leurs danses? A-t-il vu cette étrange figure de l'éléphant, véritable trône vivant, où quatre courtisanes formant les pattes, quatre autres le corps, et une seule la trompe de l'animal, portèrent le souverain lors de son entrée à Masulipatan? [ou Machilipatnam ; ville située sur la côte de Coromandel, à l'embouchure du fleuve Krishna ; au XVIIe siècle, le port, connu sous le nom de « Masulipatam », avait une activité florissante grâce au commerce des Français, des Britanniques et des Néerlandais. Après 1669, les chofelins, Arméniens de Marseille, importent la technique des « indiennes de Masulipatnam », et vont contribuer à l'Histoire des indiennes de coton en Europe, en l'enseignant aux maîtres cartiers de la ville... ; " ; source ; « On reconnaît les mouchoirs du Mazulipatnam ou Masulipatan à la teinture du coton, à la qualité de leur fil, à la préparation qu’on leur donne et à l’odeur de cette marchandise », qui est l’odeur de l’huile dans laquelle on fait imbiber les fils. Le rouge...tire sur la couleur pourpre ; le coton est rond et le fil très tordu. » Les pièces de coton appelées Masulipatnam… sont de 32 mouchoirs à la pièce, chaque mouchoir a demi aune en carré. (...) Les couleurs sont, dans quelques cas, évoquées : « fonds de Masulipatam à cornière rouge ; ou fonds à carreaux bleus et blancs, bordure de sacergatis ; ou fonds à carreaux rouge et blanc, ou à carreaux rouges et blancs, rayés de bleu, ou de blanc ; les carreaux sont grands ou petits ; ou fonds à carreaux rouges et bleus, bordures à carreaux rouges et blancs à raies blanches ; ou fonds de Paliacate, bordures à carreaux bleus, cornières rouges ; ou enfin rouge foncé... " ; source] En tout cas, errant de la fraîcheur du soir à travers les rues de Golconde, il a aperçu dans le quartier réservé ces filles assises à la porte de leurs maisons, sous une lampe allumée, et il n'est pas resté insensible à leurs charmes. Il écrira plus tard : " Tous les Orientaux sont fort de notre goût en matière de blancheur, et j'ai toujours remarqué qu'ils aiment les perles les plus blanches, les diamants les plus blancs..., et les femmes les plus blanches. "

Machilipatnam, aujourd'hui :  vue du centre-ville. Crédit photo : Ganeshk

  C'est enfin Tavernier qui a observé, plus exactement que les autres voyageurs européens, les mœurs et la politique tortueuse de ces énigmatiques rajas, tour à tour ennemis et alliés des Mogols, et sur lesquels ceux-ci ont souvent fondé leurs espérances de conquêtes. L'histoire de Jesseingue, Raja Jai Singh [I6II-I667 ; plus connu sous son titre impérial de Mirza Râja Jai Singh I ; général de haut rang et Raja d'Amber ; après avoir été vaincu par le futur empereur, à la tête de l'armée du frère cadet de celui-ci, Dara, il jure fidélité à Aureng Zeb pour sauver sa famille ; dès lors, il prend part à ses côtés à toutes les guerres du Deccan], et de Jessimseingue, Raja Jaswant Sing [I626-I678, il succède à son père comme Raja du Marwar, I638, et le restera jusqu'à sa mort ; allié à Dara Shikoh, il fut battu à la bataille de Dharmat par Aureng Zeb, I658-I659, lors de la guerre de succession mogole], à qui Aureng Zeb a dû une grande partie de sa puissance, est tout à fait caractéristique à ce sujet. Mais tous les rajas, même réduits nominativement à l'état de vassaux, ne faisaient pas leur cour à l’empereur avec le même empressement ou la même docilité : Tavernier rapporte comme un cas notable, sinon exceptionnel, celui d'un de ces princes qui envoyait tous les ans à Aureng Zeb un éléphant comme tribut

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  Malgré la profonde transformation que deux siècles de domination étrangère ont imprimée sur l'Inde des Mogols, le souvenir de cette glorieuse époque survit encore dans les lieux et dans les monuments témoins de leur grandeur et de leur décadence.
  À Lahore, Allahabad, les palais d' Akbar, de Shah-Jahan, d' Aureng Zeb, qui avaient fait au XVIIe siècle l'admiration d'un Pierre Malherbe [I569-I6I6 ou I637, négociant en toiles ; il entreprit le tour du monde entre I493 et 1508 ; à ce jour, il est toujours considéré comme le premier voyageur à avoir effectué le tour du monde par voie terrestre ; En Inde, il devient l'ami du Grand Mogol Akbar et reste dans le pays jusqu'à sa mort, en I605 ; " Pierre Malherbe est le premier à avoir révélé que la langue chinoise comportait 43 000 signes, au lieu de 9 000, comme on le pensait auparavant. Il a aussi dit avoir vu des canards dressés pour arracher les mauvaises herbes et sarcler les récoltes, et on ne le croit pas à l’époque", raconte Roger Faligot. "Cette pratique a pourtant été avérée et existe toujours au Japon. (...) " Je ne pense pas qu’il soit mort en I6I6, car j’ai retrouvé des preuves qu’il aurait acheté des maisons en Espagne après cette date, et surtout un certificat de décès datant de I637, où il est inscrit qu’il aurait été ensépulturé dans la chapelle Saint-Pierre, à Argentré-du-Plessis. " ; source], d'un Bernier ou d'un Manucci, ne subsistent pas tous intacts. Les puissantes forteresses de Gwalior ou de Daulatabad, à la fois maisons de plaisirs et prisons, ne sont plus aujourd'hui qu'un décor hanté d'ombres. Mais beaucoup de mosquées, de pagodes, de tombeaux disent encore la splendeur du temps écoulé.
  À Fatchpour [Fatehpur-Sikri, capitale de l'empire mogol de I57I à I584], aux portes d' Agra [une quarantaine de kilomètres à l'ouest], le voyageur moderne s'arrête au milieu de cette Pompéi hindoue, construite, puis abandonnée par Akbar, qui avait voulu demeurer près d'un saint homme, Shaik-Salim [Shaikh Salim Chishti, I480-I572, saint soufi ; la nouvelle capitale fut édifiée sur le lieu de son ermitage ; "... âgé de plus de 80 ans, il revient s'installer en Inde dans une région aride et rocailleuse (...) Il y vit en ascète, circulant nus pied et simplement vêtu d'un pagne de coton, ce qui contribue à son prestige et attire des foules de visiteurs, aussi bien modestes qu'aristocratiques... " ; source]. À Ellora, après avoir admiré les fameux temples, il rêve longuement devant les mausolées, " disposés devant le paysage avec cet art particulier qu'on les musulmans de comprendre la poésie des tombeaux..., les princes Mogols, en barbares raffinés et voluptueux qu'ils étaient, ont voulu reposer devant le panorama qu'ils aimaient à contempler, entourés de leurs favorites. " Mais sur la route d' Ellora à Daulatabad, au crépuscule, quand les paons et les oies sauvages planent au-dessus des étangs, l'étranger s'arrête soudain au petit village de Roza [Rauzaa ; "... Après la mort d’ Aureng Zeb, cette ville est rebaptisée « Khuldabad ». Khulad signifie le ciel et Abad signifie communauté ou société. C’est le point central de la vallée des saints parce qu’au XIVe siècle plusieurs saints soufis ont élu Khultabad comme résidence. devant une sépulture isolée... " ; source] : c'est là que repose Aureng Zeb, loin du tumulte du monde qu'il avait longtemps troublé et qu'il méprisait ; seules quelques femmes hindoues, vêtues d'or et de pourpre, foulent d'un pas nonchalant la poussière de son tombeau. Non loin de là, le fier empereur a laissé de lui une image plus puissante et plus vraie que cette tombe oubliée : la citadelle de Daulatabad, taillée à même le roc, avec son enceinte de vingt mètres de haut et ses canons de bronze noir et poli sur les tourelles.

Le mausolée de Shaikh Salim Chishti. Crédit photo : SK Desai

La tombe d' Aureng Zeb à Khuldabad. Crédit photo : PP Yoonus

" Construite au XIe siècle, la citadelle de Daulatabad fut la capitale d’un petit royaume hindou fondé au IXe siècle. Elle fut prise au XIIIe siècle par le sultan de Delhi. Son successeur transféra le siège de son gouvernement de Delhi à Daulatabad, avant d’abandonner Daulatabad. Aujourd’hui, il reste une citadelle endormie, beaucoup d’escaliers, un petit temple avec des centaines de chauves-souris. Du sommet de la citadelle de Daulatabad, on peut balayer d’un regard l’étendue des remparts. " ; crédit photo : XU Fabien. Source

  D'ailleurs Aureng Zeb, à peu près seul des grands Mogols, n'était pas un grand bâtisseur. Il n'a guère construit que pour sa foi et pour sa puissance militaire, des mosquées et des forteresses. Sur cette même route d' Ellora à Daulatabad, le touriste rencontre avec étonnement une chaussée formée de dalles sculptées, où malgré l'usure on reconnaît d'étranges figures de dieux et de monstres ; s'il s'informe, il apprend que c'est l'ouvrage d'un omrah du XVIIe siècle, qui, pour faire sa cour à l’empereur, et flatter son zèle fanatique de bon musulman, a fait construire la chaussée avec des matériaux provenant des temples hindous détruits.
  Dans Agra, au contraire, et dans Delhi, abondent les vestiges de la splendeur mogole, monuments dus au goût raffiné des grands empereurs constructeurs, Akbar, Djahanguir, Shah-Jahan : la citadelle, vaste comme une ville, comprenait un palais, des mosquées, des jardins. Le palais dresse toujours ses nombreux pavillons aux dômes dorés, reliés par des galeries et par des terrasses ; le marbre blanc du Radjpoutana se mire dans l'eau des canaux ; à l'intérieur, à travers un labyrinthe de corridors et de passages souterrains, on parcourt les salles ornées de mosaïques, de panneaux de lapis-lazuli [roche métamorphique ; pierre ornementale, opaque, de couleur bleue, entre l’azur et l’outremer, elle est utilisée quasi exclusivement en bijouterie, décoration et peinture] incrusté d'or, de miroirs d'argent, et l'on contemple par les fenêtres de marbre découpé comme une dentelle la fraîche vallée de la Jumna. Sans parler du fameux Tadj, qui perpétue le souvenir de l'impératrice Moumtaz-Mahal, nombre de mausolées et de mosquées subsistent encore, dispersés dans la ville moderne.
  C'est à Agra qu'il faut venir pour sentir, pour comprendre la grandeur des Mogols : le fort raconte l'histoire de cette dynastie issue de Tamerlan. Il ne parle pas uniquement de guerre et de justice sommaire. Dans cette citadelle, qui était un palais, une ville, un marché, et qui faisait déjà l'admiration de Bernier et de Tavernier, on ne montre pas seulement le pavillon muré comme une cellule, où Aureng Zeb laissa mourir son père en captivité. L'imagination du voyageur moderne évoque les épouses musulmanes, prolongeant leur sieste ennuyée dans la crypte des bains toute revêtue de glaces ; du haut de la terrasse elles assistaient au bain des éléphants de guerre dans les gigantesques réservoirs, ou pêchaient à la ligne, dans un minuscule vivier, les poissons apportés pour elles du fleuve voisin ; le soir, sous la surveillance des eunuques, elles parcouraient les rues du bazar construit à leur intention dans l'enceinte du palais, et s'arrêtaient en bavardant devant les boutiques d'étoffes, de parfums et de bijoux.

" C’est en I565 que l’empereur Akbar entrepris la construction de cette magnifique citadelle en grès rouge. Ses remparts font 2,5 km de circonférence et 20 m de haut ". Sur le Web

" De sa cellule, Shah Jahan pouvait d’ailleurs apercevoir le Taj, son chef d’œuvre absolu. " Sur le Web

  Après la mort de l'impératrice Moumtaz-Mahal, Shah-Jahan abandonna quelque temps Agra pour Delhi. L'emplacement même de cette antique capitale fut changé plusieurs fois au gré des guerres et des révolutions, ou de simple caprice des princes ; la ville du XIVe siècle, déjà très belle, fondée par un prince afghan, fut anéantie par Tamerlan ; il n'en reste guère que des ruines indistinctes dans la plaine. Mais après chaque destruction, une nouvelle Delhi renaissait plus belle, si belle que ses palais, ses mosquées, ses jardins ont maintes fois inspiré les poètes mogols. Shah-Jahan qui y avait établi sa capitale en I63I, y éleva, comme à Agra, une citadelle-palais aux murs de grès rose [I640] si considérable qu'elle occupait toute la partie orientale de la ville. Bernier et Tavernier nous ont laissé des descriptions qui semblent fabuleuses, mais dont la réalité ne dément pas la somptuosité. Dans le harem désert, l'eau ne ruisselle plus à travers les innombrables rigoles de marbre incrusté de poissons d'argent ; les bains mogols, avec leur crypte aux étroites fenêtres, ne retentissent plus des appels gutturaux des baigneurs ; mais on peut visiter l'immense salle des audiences, avec sa voûte décorée de mosaïques, dans laquelle Tavernier vit Aureng Zeb assis sur le célèbre trône du Paon, et dans les appartements privés de ce Versailles mogol, on lit encore cette inscription : " S'il est un paradis sur terre, c'est ici, c'est ici... "

***

  L'époque que nous essayons d'évoquer n'est pas si reculée ni si obscure que notre imagination soit réduite à travailler à vide sur le décor, les mœurs, la vie privée de ce monde disparu. Entre autres documents, nous possédons des peintures du temps sur la cour des Mogols ; on y voit, par exemple, clairement et artistiquement représentés, quelques-uns de ces grands vases de Chine ou de ces tentures japonaises, tels qu'une ambassade hollandaise, au témoignage de notre Bernier, en offrit à Aureng Zeb.
  Les vases sont brisés, les tentures consumées ; les monuments eux-mêmes s’effritent peu à peu sous la brutale poussée d'une civilisation nouvelle. L'empreinte mogole a-t-elle fortement marqué cet Hindoustan mystérieux et rebelle pour lequel les guerriers, fils de Tamerlan, ont tant de fois versé leur sang? Les Européens, témoins au XVIIe siècle de l'histoire que nous avons entrepris de raconter, se sont à plusieurs reprises étonnés de voir les Mogols employer à leur service les rajas hindous, malgré le mépris des Musulmans pour les infidèles. Mais jamais la pénétration des deux races l'une par l'autre ne put se faire. La vie d' Aureng Zeb, au déclin de la puissance mogole, est un chapitre essentiel de cette histoire. Nous ne croyons pas, comme l'on prétendu certains historiens, que si la conquête touranienne [qui appartient à un groupe de peuples de la Russie méridionale et du Turkestan, de couleur blanche, mais ayant subi l'empreinte des Mongols ; Larousse] n'a jamais été ni complète ni définitive, c'est parce que les vagues de cette conquête étaient trop rares et trop espacées, ni surtout parce qu'elles ne déposaient sur le sol de l'Inde que des aventuriers, des soldats, des savants, plutôt que des artisans et des cultivateurs. Il y a d'autres causes à cet échec. Sans doute les Musulmans dépendaient-ils des Hindous pour beaucoup de choses, de l'agriculture à l'architecture ; sans doute eurent-ils à apprendre d'eux la construction des maisons, le tissage des étoffes appropriées au climat, l'irrigation et la culture des plantes indigènes, la médecine et la frappe des monnaies, sans parler de l'élevage et du dressage des éléphants. Beaucoup moins nombreux que les autochtones, ils ne purent se passer des services de ceux qu'ils voulaient conquérir : mais ils ne leur demandaient guère que des artisans et leurs nombreux domestiques. Malheureusement, ils furent obligés, pour tenir dans l'obéissance un pays trop vaste et trop peuplé, de leur demander des soldats. Là est le drame de l'histoire mogole, et en particulier, de la vie d' Aureng Zeb.

CHAPITRE III

 

LE CONQUÉRANT DU MONDE APPREND SON MÉTIER DE ROI


  À suivre...

   BOUVIER René et MAYNIAL Édouard, " Le dernier des grands Mogols, vie d'Aureng Zeb ", Paris, Éditions Albin Michel, I947, 309 pages, pp. 43-55
 
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