LE NUCLÉAIRE, LA CHINE, LA RUSSIE ET... L' OCCIDENT : LE CHAT, LA BELETTE ET LE PETIT LAPIN*

  * quinzième fable du livre VII de Jean de La Fontaine, I678.

 Gravure de Martin Marvie d'après Jean-Baptiste Oudry, édition Desaint & Saillant, I755-I759. Source

  AU CŒUR DE LA GUERRE ÉCONOMIQUE ET TECHNOLOGIQUE AUTOUR DU NUCLÉAIRE!...
  PASSIONNANT!

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Le nucléaire occidental et la Russie

 

TACCOEN LIONEL, directeur de la Publication

La rupture
   En 2021, près de la moitié des achats d’uranium occidentaux a transité par le port russe de Saint-Pétersbourg. Un signe de dépendance? La réalité est bien différente. L’entreprise étatique russe Rosatom, gérant toutes les activités nucléaires, ne peut se contenter du marché russe. Son développement et son existence dans le marché mondial nécessitent une vaste politique d’exportation, menée avec détermination. Mais cela implique un apport indispensable de dizaines d’entreprises occidentales. La rupture de cette collaboration serait gravissime pour Rosatom. Une alternative chinoise? Le dynamisme commercial russe est un obstacle pour les autres exportateurs, dont la Chine, qui a de grandes ambitions dans ce domaine.
   Par des prix avantageux, Rosatom s’est fait une place dans les marchés occidentaux liés au combustible nucléaire, notamment pour l’uranium enrichi. Par des mesures diverses, les Occidentaux, qui possèdent les capacités techniques nécessaires, vont se passer de ces apports de Rosatom. C’est dans ce cadre que l’usine française George Besse II sera agrandie. L’Occident n’a pas pris de sanction contre la Russie en matière nucléaire. Il prépare la rupture.

Le nucléaire occidental et la Russie : la rupture

I. Des dépendances fort différentes
   Tchernobyl est loin. La Russie propose aujourd’hui des réacteurs très convenables dont la sûreté respecte les normes occidentales1. Les activités nucléaires civiles et militaires du pays sont du ressort de Rosatom, une entreprise étatique. Sa stratégie repose sur l’exportation : « Rosatom occupe la première place [au monde] en termes de nombre de projets de réacteurs nucléaires mis en œuvre simultanément, 3 tranches en Russie en œuvre et 34 à l’étranger »2. Ces exportations concernent, entre autres, la Turquie, l’Inde, le Bangladesh, l’Égypte et la Chine. Elles visent aussi, ou visaient, l’Europe de l’Est. C’est la seule stratégie possible : le marché russe est trop petit pour le développement de Rosatom qui viserait, en 2030, la moitié de son chiffre d’affaires à l’extérieur.
   Mais pour assurer ces exportations, Rosatom a dû largement impliquer des industries occidentales. Dans la chaine d’approvisionnement des chantiers russes, on compte une cinquantaine d’entreprises occidentales dont l’apport est aujourd’hui précieux, voire indispensable. Pour un projet de Rosatom de son réacteur vedette VVER construit en Europe, « 80% de son coût reste en Europe sous forme de contrats d’équipement, d’ingénierie, de service et de construction. Ainsi pour chaque unité construite en Europe ou ailleurs, jusqu’à un milliard d’euros irait à des technologies françaises »3. Parmi les industriels occidentaux impliqués on trouve, entre autres, les Français Assystem, Dassault Systèmes, Framatome mais aussi l’Allemand Siemens et l’Américain General Electric. Ce dernier fournissait jusqu’en fin 2022 les turbines Arabelle, d’origine française et récupérées récemment par EDF. Rosatom a grand besoin de ces turbines pour ses exportations, d’abord pour son projet vedette d’Akkuyu en Turquie, vitrine commerciale irremplaçable. Une première a été livrée. Il en faut trois de plus. D’autres seront nécessaires, pour le projet El Daaba en Égypte, mais aussi à Paks, Hongrie, et en Azerbaïdjan... si ces derniers chantiers voient le jour : cf. plus bas. De son côté, Framatome est devenu un partenaire apprécié de Rosatom, en particulier pour le contrôle commande des réacteurs4.
   Ces collaborations n’ont pas été interrompues par des sanctions spécifiques. Mais la menace plane et cela modifie déjà le comportement occidental. Dassault Systèmes « suspend ses activités en Russie » : communiqué 09/03/2022. L’Allemagne interdit à Siemens de collaborer au chantier actuel de Rosatom de Paks : Hongrie5. Quel avenir en ce cas pour d’autres projets à Paks? Une aide chinoise?  La Chine s’apprête à lancer, elle-même, une grande politique d’exportation. Il lui suffit d’attendre que les exportations russes soient plombées par la carence des apports occidentaux pour occuper le terrain. Ce qui se profile. Les dirigeants de l’Ouzbékistan freinent un projet de centrale nucléaire proposée par les Russes... en 20I8. Ils craignent que des sanctions occidentales amènent des difficultés pour les transactions financières et l’accession à certaines technologies6. La fin de la collaboration avec l’Occident, menaçant les exportations est gravissime pour Rosatom. Cette éventualité obsède ses dirigeants depuis longtemps. En 20I4 et en 2023, la même déclaration est apparue dans leurs communiqués : « L’énergie nucléaire doit être tenue à l’écart de la politique »7. Stupéfiante illusion. L’Occident n’a pas pris de sanctions dans le domaine de l’atome mais se prépare à la rupture. Cela est évident dans le domaine de sa dépendance à Rosatom.
   La dépendance actuelle du nucléaire occidental à Rosatom est particulière. Rosatom, en pratiquant des prix modérés a développé ses exportations liées au domaine du combustible vers les clients les plus intéressants : les gestionnaires des parcs nucléaires occidentaux. Aujourd’hui des dispositions sont prises pour qu’ils puissent s’en passer. C’est le sujet développé ci-après.

II. Le combustible, de la mine au retraitement
   Certains atomes lourds peuvent se fracturer. C’est la fission. Les matières correspondantes sont dites fissiles. La fission produit de l’énergie, utilisée dans les centrales nucléaires pour produire de l’électricité. Aujourd’hui, pratiquement tous les réacteurs nucléaires produisant de l’électricité utilisent, comme combustible, de l’uranium composé d’uranium fissile, l’uranium 235, dans une proportion généralement de 3 à 5%, et d’uranium 238 pour le reste. L’uranium 238 n’est pas une matière fissile, mais peut le devenir. On dit qu’il est fertile.
   L’uranium naturel ne contient que 0,7% d’uranium fissile, U235, pour 99,3% d’uranium non
fissile : U238. Il faut donc fabriquer le combustible indiqué ci-dessus en faisant passer la part d’uranium fissile de 0,7% à 3 à 5%. L’uranium naturel devient alors de « l’uranium enrichi ».
   Pour obtenir le combustible nucléaire plusieurs étapes sont nécessaires :

  • Les mines d’uranium. À partir du minerai brut on produit une poudre concentrée d’uranium appelée « yellow cake ».
  • La conversion : après plusieurs opérations, l’uranium passe du yellow cake à un gaz, l’hexafluorure d’uranium, UF6.
  • L’enrichissement vient ensuite par centrifugation. Sous l’effet de la force centrifuge les molécules les plus lourdes de l’UF6, donc contenant de l’uranium 238, se concentrent à la périphérie, les plus légères, celles contenant l’uranium 235, vers le centre. Cette étape de séparation est répétée au sein d’un ensemble de centrifugeuses mises en série, appelée cascade. Elle se poursuit jusqu’à l’obtention de l’uranium enrichi souhaité, le reste constituant de l’uranium appauvri : Uapp.
  • La fabrication des assemblages combustibles. L’uranium enrichi est mis sous forme de pastilles de dioxyde d’uranium, assemblées dans des gaines nommées crayons qui composent les assemblages combustibles des centrales nucléaires.

La France a choisi de retraiter les combustibles utilisés dans ses centrales. Il est possible de réduire fortement le volume de déchets en recyclant certains composants. Ce qui permet d’obtenir le combustible MOX, mélange d’oxydes issu du traitement du combustible usé des centrales nucléaires. Il est constitué d’environ 92% d’uranium appauvri – Uapp — et de 8% de plutonium et produit aujourd’hui environ I0% de l’’électricité française, donc de réduire la demande française en uranium. Voir le Plan National de Gestion des Matières et Déchets Radioactifs : PNGMDR.

III. Le minerai d’uranium
   A) Des réserves mondiales suffisantes.
   La profession édite régulièrement une synthèse des réserves, production et besoins en
uranium. La conclusion est :
   « Il y a suffisamment de réserves d’uranium identifiées pour satisfaire la croissance de la demande correspondant aux scénarios les plus optimistes de croissance du parc nucléaire mondial »8.
   Le rythme maximum de croissance du parc nucléaire mondial pris comme hypothèse pour parvenir à cette conclusion conduit à une puissance installée d’un peu plus de 600 GWe en 2040 soit 60% de plus qu’actuellement. Il faut ajouter que les réacteurs actuels vont devenir obsolètes. Ils céderont la place à des réacteurs avancés, qui auront comme caractéristique de pouvoir utiliser non seulement l’uranium 235, mais aussi l’uranium 238, voire d’autres combustibles : thorium. Ce qui signifie que les besoins en uranium s’effondreront à terme, disons vers la fin de ce siècle. Les déchets, également, se feront rares.
   Voici la répartition des réserves raisonnablement assurées, RAR, à coût inférieur à 130 $/kg
d’uranium pour les pays qui disposent de plus de 2% du total mondial9 :

 
  On constate que les pays occidentaux disposent de 37% des réserves raisonnablement assurées, RAR, par l’Australie et le Canada. Certes Anthony Albanese, Premier ministre australien, est réservé sur l’utilisation de l’atome. Mais son appétit débordant pour les sous-marins nucléaires américains devrait le rendre sensible à d’amicales pressions des États-Unis.
   À long terme, les réserves d’uranium des pays occidentaux garantissent leur approvisionnement.
   Reste à étudier la situation actuelle liée à la répartition des pays producteurs.
B) Les pays producteurs.
  Voici les pays ayant produit en 202I plus de I000 tonnes d’uranium. Ils ont fourni au total 98% de la production mondialeI0 :


  Ce tableau met en lumière des faits importants : 

  • Plus de la moitié de l’uranium extrait dans le monde vient de deux pays voisins, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, anciennes républiques de l’URSS d’Asie centrale. Kazakhstan et Ouzbékistan n’ayant pas de réacteurs, toute leur production est exportée. Leur poids est énorme sur le marché.
  • États-Unis et France disposent des deux premiers parcs nucléaires mondiaux. Ils ne figurent pas dans le tableau. Ils sont les deux plus grands importateurs mondiaux d’uranium.
  • Chine et Russie disposent des 3ème et 4ème parcs nucléaires mondiaux. Leurs productions sont inférieures à leurs besoins. D’où vient la réputation d’exportateur d’uranium de la Russie?

C) Les entreprises minières.
   Les compagnies minières d’uranium exploitent des concessions de part le monde. Certaines compagnies appartiennent à des pays, d’autres en sont très proches. Ce qui signifie que des États ont accès directement ou non à de productions d’uranium hors de leurs frontières. Ainsi :

  • L’État français est largement majoritaire dans le capital d’ Orano.
  • La compagnie canadienne Cameco est proche des intérêts des États-Unis. Elle est propriétaire de 49% des parts de Westinghouse, compagnie clef de l’industrie nucléaire américain.
  • L’État chinois possède deux entreprises propriétaires d’actifs miniers d’uranium : la CNNC plutôt à l’intérieur du pays, la CGN plutôt à l’extérieur : Kazakhstan
  • La Russie, via Rosatom, possède deux compagnies minières d’uranium, ARMZ à l’intérieur de ses frontières et Uranium One pour l’extérieur. Uranium One est officiellement une compagnie canadienne, basée à Toronto. De plus, elle n’a aucune activité à l’intérieur de la Russie. En cas de sanction, cela peut aider ! 
  Voici les productions des principales compagnies mondiales d’extraction d’uranium , 90% de la production mondialeII, et leurs nationalités officielles. Chiffres pour 2021 en milliers de tonnes :


    La première entreprise mondiale productrice d’uranium est de loin Kazatomprom, entreprise d’État du Kazakhstan. Les autres ont souvent des liens avec les pays grands consommateurs.
D) Cas de la Russie.
   En additionnant les productions revenant à ARMZ, 2635 tonnesII et Uranium One, provenant essentiellement du Kazakhstan, 45I4 tonnesII, on parvient à une production d’uranium contrôlée par la Russie de 7I50 tonnes en 202I, soit 15% de la production mondiale. Ce qui correspond au pourcentage publié par Rosatom. La Russie ayant un parc nucléaire un peu inférieur à la moitié du parc français, ses besoins intérieurs sont de l’ordre de 4 000 tonnes/an. Il lui reste 3 000 tonnes/an à exporter. Or en 202I, les États-Unis ont importé 2 850 tonnes d’uranium de RussieI2 et l’Union Européenne 2360 tonnesI3, soit au total 5210 tonnes. Rosatom a certainement vendu de l’uranium kazakh, via Uranium One. Mais cela n’a pas suffi. Comme les autres pays, la Russie a des stocks d’uranium. En 202I, il lui a fallu puiser dedans. Les statistiques américaines indiquent que le coût de l’uranium russe était en 202I de 50 $/kg largement inférieur au prix moyen, 75 $/kgI2 qui fut aussi le prix facturé par la compagnie kazakh : Kazatomprom. En 202I, Rosatom a vendu aux États-Unis de l’uranium issu des mines kazakh un tiers moins cher que celui vendu directement par Kazatomprom.
   Être bon marché est la stratégie générale commerciale russe. Mais la Russie ne peut consacrer à l’exportation que la moitié de la production d’uranium qu’elle contrôle soit 7% de la production mondiale. L’atonie du nucléaire occidental avait fait tomber le prix de l’uranium à 45 $/kg en 20I7.  Après une pointe due à l’invasion de l’Ukraine, il s’est stabilisé depuis un an à II0 $/kg du fait du renouveau nucléaire mondialI4. Le prix de l’uranium naturel n’entrant que très faiblement dans le coût de l’électricité produite, ces variations n’ont que peu d’importance. Par contre, cette augmentation permet la réouverture ou l’ouverture de mines. Ainsi les pays occidentaux n’ont pas besoin des ventes russes d’uranium. Il y en a suffisamment ailleurs.
   Le Kazakhstan a produit 45% de l’uranium mondial. Tout a été exportéI5 : d’abord vers l’Asie, 41%, premier fournisseur de la Chine, vers l’Amérique, 32%, premier fournisseur des États-Unis, plus d’un tiers de achats en 202II2, 27% vers l’Europe, dont la France : 2850 tonnes selon Orano soit l’équivalent d’un tiers des besoins français d’une année.
   Cet apport important du Kazakhstan aux pays occidentaux nécessite d’étudier la sécurité de l’accès aux mines du pays et du transport de l’uranium vers l’Occident.

IV. Un nouveau Kazakhstan

   Le Président du Kazakhstan Kassym-Jomart Tokaïev a vécu une semaine difficile en janvier 2022, lors d’une lutte pour le pouvoir. De fortes émeutes ont secoué le pays. Il fit appel aux troupes russes. L’affaire terminée, Tokaïev ne souhaita pas que les Russes restent dans le pays. Cette intervention fut interprétée par certains observateurs comme le signe d’une certaine dépendance du Kazakhstan à la Russie. Cependant Tokaïev se montra en public en juin 2022 fort critique de l’intervention russe en Ukraine, face à Vladimir Poutine blême de colèreI6. Les 28 et 29 novembre 2022, il a effectué un voyage officiel en France. Fin février 2023, il a reçu dans sa capitale, Astana, le Secrétaire d’État américain Antony Blinken.
   Lors des troubles de janvier 2022, Tokaïev avait reçu une autre offre d’aide militaire, celle de l’Organisation des États Turciques : OET. Conçue comme l’alliance des peuples turcs, ou turciques, d’Asie et d’Europe, l’ OET regroupe aujourd’hui le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Kirghizstan, le Turkménistan et l’Azerbaïdjan autour de la TurquieI7. En janvier 2022, l’ OET n’existait comme organisation que depuis trois mois. Sa proposition d’intervention armée ne fut pas retenue.
   Les peuples turcs, ou turciques, bénéficiant d’une démographie généreuse, relèvent la tête et redeviennent, ensemble, une puissance politique régionale. La Turquie, en créant d’abord le Conseil des États Turciques, puis fin 2022, l’ OET, l’a compris. La Russie doit en tenir compte. L’Azerbaïdjan, membre de l’ OET, se permet aujourd’hui de bloquer impunément depuis plusieurs mois une province arménienne, le Haut Karabakh, alors que la Russie est sensée garantir la stabilité de la région. Le ministre russe des Affaires Étrangères menace la Géorgie et la Moldavie. Rien sur l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan. L’ex-Président Medvedev s’était risqué à des admonestations contre le Kazakhstan en août 2022. Il a été prié de se taire. Le Kazakhstan et ses alliés de l’Organisation des États Turciques ne sont pas des adversaires de la Russie. Mais ils veulent exister comme États indépendants et on voit mal, dans ce contexte la Russie tenter de reconquérir, même partiellement, une Asie centrale de plus de quatre-vingts millions de musulmans, alliée à la Turquie. L’affaire ukrainienne a accéléré une résurgence de la puissance des populations turques d’Asie et d’Europe, qui de toute façon, se serait produite. Les Kazakhs, réduits jadis par une épouvantable famine organisée par Staline, à être minoritaires chez eux, sont de nouveau largement majoritaires face à une population russe marginalisée et vieillissante. La révolte des berceaux est passée par là : 425 000 naissances en 2020 pour moins de 20 millions d’habitantsI8.
   Le nouveau Kazakhstan est arrivé. Il n’est pas inféodé à la Russie.
   L’entreprise d’État Kazatomprom prévoit une production d’uranium qui pourrait dépasser 30000 tonnes/an jusqu’en 2030. Le Kazakhstan est très ouvert vers l’extérieur et la moitié de sa production revient à des entreprises liées à d’autres nations, Japon, Chine, Amérique du Nord, Russie, FranceI9 via des co-entreprises, joint-ventures, avec Kazatomprom. Le Français Orano a ainsi constitué une co-entreprise, KATCO, dont il détient 51% des parts et Kazatomprom, 49%.
   La présence russe dans le nucléaire, en particulier par Uranium One, reste importante, mais la nostalgie d’un passé où elle était bien plus forte se lit dans une note récente de Rosatom20. Il n’est plus certain que Rosatom construise la première centrale du pays. Un appel d’offre a été lancé. Chine et France sont sur les rangs, tandis qu’une collaboration avec la Corée du Sud a été lancée.
   L’accès à l’uranium de l’Asie centrale est raisonnablement assuré pour les puissances occidentales. Reste le transport. Kazakhstan et Ouzbékistan ne sont bordés que par une mer fermée, la Mer Caspienne. L’uranium d’Asie centrale emprunte un chemin bien rodé et historique : via la Russie, il est ensuite chargé dans le port russe de Saint-Pétersbourg. Les exportations russes d’uranium font de même

V. La route de Saint-Pétersbourg
  Voici la situation observée en 202I :

  • Les États-Unis ont importé 35,4% de leur uranium du Kazakhstan, et I3,5% de la Russie : dont certainement une part vient du Kazakhstan, via Uranium One. Les achats à l’Ouzbékistan n’ont pas été publiésI2. Tout ceci a transité par Saint-Pétersbourg soit la moitié des besoins en uranium des États-Unis en 202I.
  • L’Union européenne a acheté en 202I, 23% de son uranium au Kazakhstan et I9,7% à la Russie : dont une part vient du Kazakhstan, via Uranium OneI3. Ainsi plus de 40% des besoins en uranium de l’UE est passé par le Port de Saint-Pétersbourg.

  EDF n’achète pas d’uranium à la Russie. Mais Orano a tiré en 202I du Kazakhstan le tiers de l’équivalent des besoins français2I qui a donc transité par Saint-Pétersbourg. Kazatomprom, la compagnie d’État du Kazakhstan, s’est préoccupée de la situation qui serait créée par l’impossibilité de faire transiter les envois d’uranium par Saint-Pétersbourg. Il faut remarquer que la seule raison invoquée par le Kazakhstan serait des sanctions occidentales qui interdiraient cette route et non une décision russeI9. Les États d’Asie centrale étant enclavés, le fait pour la Russie d’empêcher leurs exportations, uranium ou autres, pourrait être considéré par eux comme un acte inamical. Or, aujourd’hui le ton russe envers l’Asie centrale se veut accommodant.
  En tout état de cause, Kazatomprom a défini une voie alternative : la Route Internationale Transcaspienne : Trans-Caspian International Transport Route, TITR. Elle comprend la traversée de la Mer Caspienne d’ Aktau, Kazakhstan, à Bakou, Azerbaïdjan, puis par voie de terre, Azerbaïdjan et Georgie, elle conduit au port géorgien de Poti. Ensuite l’uranium est dirigé par voie maritime vers l’Europe et l’Amérique. Une variante consiste à utiliser le port turc de Mersin22. La compagnie Cameco canadienne a testé cette voie avec succès en 2022. Mais elle est moins pratique et exige aménagements et travaux.
   Les pays occidentaux doivent contribuer à l’aménagement de la Route Internationale Transcaspienne, dont le financement est certainement à leur portée.
   Compte tenu de l’importance des livraisons d’uranium des deux États d’Asie centrale, Kazakhstan et Ouzbékistan, auxquels s’ajoutera peut-être la Mongolie, il est nécessaire de posséder une alternative pour le cas improbable ou leur apport ferait défaut. On ne traite ici que le cas français, mais les autres pays occidentaux ont tout loisir de procéder de même.
   Les quantités d’uranium nécessaires se comptent en milliers de tonnes et non en millions de tonnes comme pour les combustibles fossiles. Des stocks stratégiques de quelques années ont été constitués. À cela s’ajoutent d’importantes quantités d’uranium appauvri issues de l’enrichissement. Il est possible de les repasser dans la cascade des centrifugeuses. L’uranium enrichi obtenu ainsi serait un peu plus cher, mais le coût de l’électricité produite n’en serait que peu affecté. En conséquence l’uranium appauvri ne doit pas être considéré comme un déchet. Peu radioactif, son stockage est aisé. La France en dispose de plus de 300 000 tonnes, ce qui procurerait l’équivalent de 60 000 tonnes d’uranium naturel23. Avec les stocks stratégiques, cela donnerait une dizaine d’années de fonctionnement du parc nucléaire24, temps suffisant pour remplacer les mines d’Asie centrale. La France ne doit pas considérer que ses réserves d’uranium appauvri issu de l’enrichissement sont un déchet. Elles doivent être entreposées. Elles sont la garantie d’un fonctionnement de notre parc nucléaire, sans apport extérieur, durant une dizaine d’années. Conclusion générale : le contexte géopolitique de cette région d’Asie centrale est tel que son apport important au marché de l’uranium mondial peut être accepté sans risque majeur, compte tenu de la Route Transcaspienne alternative et des stocks divers d’uranium.

VI. L’uranium enrichi
   Actuellement quatre entreprises produisent 99% de l’uranium enrichi mondial. La répartition
des capacités installées était la suivante25 :
   Rosatom : 43%, Urenco : 31%, CNNC : 13%, Orano : 12%.
   Rosatom et CNNC sont des entreprises étatiques russe et chinoise. Le capital d’ Orano est détenu par l’État français : 90%. Les 10% restant reviennent à deux entreprises japonaises : JNFL, 5%, et Mitsubishi : 5%. Le capital d’ Urenco se divise en trois parts égales. Un tiers appartient au Royaume-Uni, un tiers aux Pays-Bas et un tiers à un holding détenu à parts égales par deux groupes allemands RWE et E.ON, ayant des activités en électricité. CNNC ne s’occupe que de la Chine.
   Par contre, Rosatom fournit aujourd’hui 30% des besoins occidentaux en uranium enrichi dont 28% aux États-Unis et 3I% en Europe25.
   Les États-Unis ont établi des quotas afin de limiter les importations de Russie d’uranium enrichi à I5% en 2030, et des réflexions sont en cours pour les réduire plus rapidement. Pour l’Union européenne, aucune disposition contraignante n’est actuellement en vigueur mais le plan REPowerEU appelle à « renforcer les capacités de conversion, d’enrichissement et de fabrication de combustibles nucléaires »26 afin de réduire le plus possible les livraisons et services de Rosatom, y compris pour les réacteurs d’origine russe. L’obtention de l’uranium enrichi comporte deux étapes :
A) La conversion.
  En 2020, 38% des capacités mondiales utilisées appartenaient à Rosatom, réduisant fortement l’utilisation des installations occidentales27. La raison était probablement un moindre coût russe. Aujourd’hui, la sécurité d’approvisionnement prime sur le coût, ce que les clients occidentaux de Rosatom admettent28. Cela permet de mieux utiliser les capacités occidentales.
   Le Français Orano possède une usine neuve, Philippe Coste, à Tricastin. De 2600 tonnes
d’hexafluorure d’uranium en 2020, la production est passée en 202I, à 8600 tonnes, et à II500 tonnes en 202229 et ne demande qu’à monter à sa capacité nominale de I5000 tonnes. En deux ans l’usine Philippe Coste a pratiquement égalé la production totale de Rosatom en 2020, I2000 tonnes, qui fonctionnait à la limite de ses capacités. Dès à présent cette usine dépasse les besoins français et contribue à restreindre les exportations russes. Avec d’autres projets comme la remise en route de l’usine américaine de ConverDyn, les capacités de conversion russes ne seront plus nécessaires.
B) L’enrichissement proprement dit.
   Les entreprises occidentales, Urenco et Orano augmenteront leur production. Orano va procéder à une augmentation progressive de la capacité d’enrichissement de 7,5 à II millions d’ UTS de 2028 à 2030 de son usine de Georges Besse II. Il faut un peu plus de I00 000 UTS pour enrichir l’uranium nécessaire à l’alimentation d’un réacteur de 900 MWe durant un an. On constate, comme l’indique Orano dans son dossier de présentation du son projet d’extension25 :

  • les capacités actuelles de George Besse sont suffisantes pour EDF 
  • L’augmentation de 3,5 millions d’ UTS pourra être entièrement consacrée à contribuer à compenser l’apport russe estimée de 5 à 8 millions d’ UTS en fonction des hypothèses prises25. Le premier module devrait fonctionner en 2028, et atteindre sa pleine capacité à partir de 2030. La part de l’enrichissement russe sera partagée à terme entre Orano et Urenco.

VII. Le combustible
   Westinghouse se présente comme le « leader mondial du combustible nucléaire ». Rosatom, par sa filiale TVEL, revendique I7% du marché mondial. Framatome annonce : « 230 000 assemblages de combustible, fabriqués par Framatome alimentent près de I25 réacteurs dans le monde ». Soit presque un réacteur sur trois. cf. les sites web de ces entreprises.
   Un certain nombre de réacteurs en Europe de l’Est d’origine russe sont ou étaient alimentés par Rosatom : TVEL. Quelques autres aussi, probablement pour des questions de coût.
   Avant la guerre d’Ukraine, les clients de TVEL dans l’Union européenne se répartissaient entre les
pays suivants : Finlande, deux réacteurs, Tchéquie, six réacteurs, Hongrie, quatre réacteurs, Slovaquie, quatre réacteurs, Bulgarie, deux réacteurs, et « dans de qui est appelé l’Europe occidentale » trois autres réacteurs : dont certainement en Suède. Aucun client en Amérique30.
   Sauf en Hongrie, l’ensemble de ces pays ont pris ou prennent des dispositions pour se passer de TVEL. Ils font état de réserves de combustible leur facilitant la transition. Ils se tournent généralement vers Westinghouse, certes car les pays de l’Est apprécient en ces temps troublés la garantie de l’armée américaine, mais pas uniquement. Très tôt, Westinghouse a proposé aux Ukrainiens des assemblages combustibles adaptés aux réacteurs russes. Au moment de l’invasion russe une demi-douzaine de réacteurs ukrainiens utilisait du combustible Westinghouse30.
   Cependant, Framatome a de bons espoirs d’alimenter en combustible le parc bulgare.
   Hors Hongrie, les livraisons de combustible pour réacteur ne devraient plus provenir de Russie prochainement. Westinghouse et Framatome y pourvoiront.

VIII. Quelques points particuliers importants

  •   URT et URE. L’uranium issu des combustibles usés des réacteurs après retraitement est nommé uranium de retraitement : URT. Son taux en uranium fissile, U235, est légèrement plus élevé que celui de l’uranium naturel : 0,9% contre 0,7%. Il peut être enrichi et devenir de l’uranium de retraitement enrichi, URE, réutilisé comme combustible. Actuellement seule une usine de Rosatom à Seversk, Sibérie, offre ce service. Deux contrats ont été signés dans ce but par Orano et EDF. Le premier a été soldé. L’autre avec EDF est en cours. Orano possède les compétences techniques pour remplacer Rosatom et fabriquer de l’ URE à partit de l’ URT, opération qui est souhaitable. Orano doit pour cela construire les installations nécessaires. Si cela demande du temps, il vaut mieux commencer rapidement.
  • HALEU : Un certain nombre de réacteurs avancés, dont nombre de SMR nécessitent un combustible enrichi au taux d’uranium 235 plus élevé que pour les centrales actuelles et allant jusqu’à 20%. C’est le combustible « High-Assay Low-Enriched Uranium » : HALEU. Rosatom, TVEL, est seul, aujourd’hui, à commercialiser ce produit. Le Department Of Energy des États-Unis, DOE, a lancé un programme de production et a annoncé un premier contrat avec l’entreprise Centrus Energy Corp. Orano est également sur les rangs et possède les compétences nécessaires. L’affaire est urgente. Il ne semble pas que de ce côté de l’Atlantique une initiative ait été prise pour commercialiser du combustible HALEU. Ce qui est regrettable. Les recommandations d’ Euratom, mai 2022, et les recherches du Consortium HERACLES existent mais il est nécessaire de parvenir maintenant à une offre commerciale.
Résumé et conclusion
   En 202I, près de la moitié de l’uranium acheté par les États Unis et l’Union Européenne a transité par le port russe de Saint-Pétersbourg. La preuve d’une dépendance inacceptable? La réalité est différente. Le marché russe, trop petit, ne peut assurer le développement de Rosatom, l’entreprise étatique russe du nucléaire.
   Une politique d’exportation massive est obligatoire. La chaine d’approvisionnement russe comporte nombre d’entreprises occidentales indispensables aux exportations.
   Une alternative chinoise? Le dynamisme commercial russe gêne fortement tous les autres exportateurs, dont la Chine, qui a de grandes ambitions dans ce domaine. Sans l’apport des entreprises occidentales, Rosatom ne peut continuer son indispensable politique d’exportation.
  Rosatom s’est rendu utile aux parcs nucléaires occidentaux par des prix avantageux dans le domaine du combustible, principalement pour l’uranium enrichi. Il en est résulté en Occident, des sous-utilisations de capacités, des fermetures d’installations, voire des délocalisations. Des mesures sont en cours pour se passer de ces apports russes. C’est dans ce contexte que se situent, entre autres, la remise en route de CoverDyn, conversion, États Unis, et l’augmentation de la capacité de George Besse II : enrichissement, France. Une nouvelle répartition du marché de l’enrichissement en Occident se fera entre Urenco et Orano, et de celui du combustible, entre Framatome et Westinghouse. Orano et Framatome ont su garder de remarquables compétences dans un contexte politique français incertain. Afin de les renforcer face de puissants concurrents, Urenco et Westinghouse, le temps est venu de leur réserver la clientèle d’EDF.
  Compte tenu du contexte géopolitique, les pays occidentaux peuvent s’approvisionner en uranium en Asie Centrale, Kazakhstan..., en prenant quelques précautions comme le stockage de l’uranium appauvri issu de l’enrichissement, qui n’est pas un déchet, et le financement de la Route Transcaspienne.
   L’Occident n’a pas pris de sanctions contre la Russie dans le domaine du nucléaire. Bien plus, il prépare la rupture des relations.


I. Débat public « Nouveaux réacteurs nucléaires et projet Penly », — IRSN « Les alternatives au réacteur EPR2 », I8 octobre 2022
2. https://www.rosatom.ru/en/investors/projects/
3. Revue Générale Nucléaire, — « Rosatom, un partenaire pour la filière nucléaire française », 13 mars 20I8
4. Framatome : communiqué de presse : 02/I2/202I : « Framatome et Rosatom signent un accord de coopération à long terme ».
5. Nuclear Engineering International, — « France or Russia to provide equipment to Paks-II if Germany refuses », — 3 mars 2023.
6. The Diplomat, 6 december 2022 : « Russia wants to speed up joint nuclear power plant in Uzbekistan »
7. Tass , 05/02/2023 : « Nuclear power should stay out of politics », — Reuters, II/09/20I4 « Nuclear energy should be kept out of politics ».
8. Red Book, — Agence Internationale de l’Energie Atomique, — OCDE, Agence de l’Énergie Nucléaire, Ed, 2020
9. World Nuclear Association, — “ Supply of uranium ”.
I0. Euratom Supply Agency, — Annual Report 202I, Table 8 p.6I ; n'y figurent que les pays produisant plus de I000t/an.
II. World Nuclear Association, — « World Uranium Mining Production ».
I2. US Energy Information Administration, — 202I Uranium Marketing Annual Report. Table 3.
I3. Euratom supply agency, — Annual Report 202I
I4. https://tradingeconomics.com/commodity/uranium
I5. Kazatomprom, — 2022 Analyst Day, 26 october 2022, p.25
I6. Forum économique de Saint-Pétersbourg ; juin 2022
I7. Novastan, — « Le Grand Touran, mythe ou perspective », Traduction de l’article paru dans AsiaPlus, — 29/II/2022
I8. Agence Anadolu, Turquie, — « La population du Kazakhstan atteint le cap historique de I9 millions d’habitants », — 04/08/202I
I9. Kazatomprom 2022 Analyst Day
20. Rosatom Newsletter, june 2022, — « Kazakhstan Interested »
2I. Les activités minières d’ Orano, — dossier d’information, — septembre 2022, p.I5
22. Kazatomprom 2022 Analyst Day p.28
23. Office parlementaire pour l’évaluation des choix techniques et scientifiques ; — L’uranium appauvri, — Compte rendu n°85-3/I2/2020
24. Voir également Orano : « Pour Orano, le recyclage des matières nucléaires va continuer à se développer »
25. Orano-Projet d’extension de l’usine d’enrichissement d’uranium Georges Besse 2, — concertation publique, — dossier du maître d’ouvrage.
26. REPowerEU-COM, 2022, 230 final, p. 2
27. World Nuclear Association-Conversion and deconversion-janvier 2022.
28. Intelligence Economique-Interview :” Orano’s Ponthieu on navigating market in Fog of War », — 23/09/2022
29. Sources d’information utilisées pour la production par année : 2020, World Nuclear Association, — 202I, Rapport d’activités Orano, — 2022, déclaration de François Lurin à Objectif Gard le 22/06/2022
30. Nuclear Engineering International, —« A global realignment », — october, 20, 2022.

  Sur le Web https://www.geopolitique-electricite.fr/documents/ene-335.pdf



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