LE DERNIER DES GRANDS MOGOLS, VIE D'AURENG ZEB, ÉPISODE I

  - BOUVIER René, I883-I954, industriel, essayiste ; membre de l'Académie des sciences d'Outre-mer et membre du Conseil supérieur des colonies.
  - MAYNIAL Édouard, I879-I966 ; " Originaire de Moulins, Allier, Édouard Maynial était un ancien élève de l’École Normale supérieure de la rue d’Ulm, de l’École Française de Rome, agrégé de l’Université... "

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L'Empire du Grand Mogol. Crédit photo :  " Le dernier des grands Mogols, vie d'Aureng Zeb ", pp. 38-39
 
CHAPITRE PREMIER

UN PETIT ENFANT

L'ORNEMENT DU TRÔNE

  Celui qui devait être le Grand Mogol et porter si haut et si loin le nom prestigieux d'Aureng Zeb, ne vint pas au monde paré des syllabes mystérieuses et poétiques de ce nom. Dans le harem de son père, il fut simplement, pour sa mère et les femmes qui prenaient soin de lui, le petit Mohammed — Muhammad, — comme la plupart des enfants mâles de sa race, pour ne pas dire presque tous. Aureng-Zeb, qui signifie Ornement du trône, est le doux nom d'amour que lui donna son père, le prince Sah-Jahan [I592-1666 ; cinquième empereur mogol de 1628 à I658] , dont il était le fils préféré. Plus tard, cédant à la mode des souverains asiatiques, l'enfant devenu un grand roi ajoutera à son nom des titres nouveaux, par lesquels, il entend affirmer son ambition et sa puissance : Modis-eddin, le Restaurateur de la foi, Alamguir, le Conquérant du monde. Mais, pour l'histoire, il est resté Aureng-Zeb.



Shah Jahan à cheval ; extrait du de l'album de Shah Jahan vers I630, The Metropolitan Museum of Art. New York, USA. Sur le Web

  Il naquit à Dohad [ville de l'État du Gujarat, un des vingt-huit États que compte l'Inde, dans l'ouest du pays], aujourd'hui dans la province de Bombay [en I960, l'État de Bombay est partagé entre le Gujarat et le Maharashtr], le 24 octobre I6I8, treizième année du règne de son grand-père, l'empereur Djahanguir [" Possesseur du monde ", en persan, I569-I627 ; quatrième empereur mogol de I605 à I627], fils du grand Akbar [Jalâluddin Muhammad Akbar, I542-I605 ; empereur mogol de I556 à I605 ; il est, aujourd'hui, généralement considéré comme le plus grand Mogol] une des plus remarquables figures de l'Asie aux temps modernes.

 
Crédit photo :  " Le dernier des grands Mogols, vie d'Aureng Zeb ", p. I7

   Autour de cette naissance, un déchainement de passions, un mystère d'intrigues, propres aux dynasties orientales, et particulièrement aux Mogols, composent une atmosphère tragique. Dans la tente princière, tapissée de riches toiles lamées ou peintes du Bengale, l'enfant voit passer devant ses grands yeux sombres, déjà pleins de rêve, les figures alternées de la jalousie et de la cruauté, tandis que par la porte relevée sur un ciel de feu, où les omrahs [les seigneurs ou officiers qui remplissent les premières places de l’État, en charge du commandement des armées], sur leurs chevaux somptueusement caparaçonnés, montent une garde impassible, lui parvient la rumeur d'un monde en révolution.
  Depuis I6I2, le père de cet enfant, le prince Khourrem — le futur Shah-Jahan, — était en révolte ouverte contre l'empereur Djahanguir. Victime d'une de ces conspirations de sérail, si fréquente dans l'histoire des descendants de Tamerlan [Timur Lang, I336-I405 ; "... Les généalogistes se sont évertués à lui donner une ascendance gengiskhanide, et lui-même a cherché à se placer dans la lignée de Gengis Khan : quand, en 1370, il prend le titre de roi, il se déclare son héritier et le restaurateur de son œuvre, mais reconnaît le légitime khanat djaghataïde, quitte à changer son titulaire selon ses besoins. Au faîte de sa puissance, il s'appuie sur la loi musulmane tout en prétendant garder l'ordre fondamental des Mongols, le yasa ou yasaq... " Larousse], Sultan Khourrem avait été écarté du pouvoir par les menées jalouses de la favorite Noûr-Mahal [Nûr Jahân, Lumière du monde — de son nom de jeune fille Mihr un-Nisâ, I577-I645 ; régente de l'empire entre I622 et I628] toute puissante sur l'esprit du souverain ; elle avait réussi à se faire épouser, et à partir de ce moment, donnant libre cours à une ambition lentement mûrie et patiemment dissimulée, elle a fermé les avenues du trône à tous les membres de la famille impériale, pour mettre à leur place ses propres parents. Sultan Khourrem, fils et successeur désigné de Djahanguir, devait être sa première victime. Cette tragédie, un des multiples épisodes entre lesquels se débattent les destinées de l'empire mogol, dura quinze ans, de I6I2 à I627.
 

Timur Lang à la chasse. Miniature extraite de l'Histoire de l'Inde, de Manucci : Bibliothèque nationale de France, Paris. Ph. Coll. Archives Larbor

L'empire de Timur Lang. © Archives Larousse

  Avant de triompher de son orgueilleuse rivale et de reprendre, sous son nom d'empereur, la place qui lui avait été ravie, Shah-Jahan mena une vie difficile, traquée, pleine de dramatiques contrastes. C'est au cours de ces années d'épreuve que naquirent ses quatre fils, dont Aureng Zeb était le troisième. En I6I8, Sultan Khourrem, poursuivi comme son frère aîné Khosrô [I587-I622 ou Khusrau Mirza] par la fureur jalouse de Noûr-Mahal, fut définitivement banni de la cour. Mais tandis que son frère, après quelques velléités de rébellion, avait été bientôt arrêté et jeté en prison, où il mourut obscurément, Khourrem, s'était réfugié dans le Dekkan [ou Deccan ; région méridionale de l'Inde, au S. de la plaine indo-gangétique ; "... La ville la plus importante du Deccan est Hyderâbâd, la capitale du Télangana. Parmi les autres cités importantes, on compte Bangalore, la capitale du Karnataka, ainsi que Nagpur, Pune et Sholapur dans le Maharashtra. " ; source] avec sa famille. Dans ce vaste et riche pays, divisé en une multitude de principautés rivales, et qui fut toujours pour la politique des Mogols un véritable guêpier, sur cette terre prédestinée de la trahison et d'insurrection, d'où devait sortir un jour le grand destructeur du grand empire musulman, le fils rebelle put recruter de nombreux partisans et tenir quelque temps la campagne contre les armées de son père. L'ambition de Noûr-Mahal, les maladresses des siens qu'elle avait élevés au pouvoir par la force et l'injustice, avaient provoqué dans tout l'empire les désordres les plus graves : soulèvement au Bengale, révoltes au Dekkan, agitation des Persans, qui profitèrent de la situation pour occuper Kandahar, position stratégique toujours disputée entre la Perse et les Mogols. Le pusillanime Djahanguir, épuisé par l'abus de l’alcool et par les excès d'une passion sénile, n'était pas de taille à tenir tête à de si nombreux et puissants adversaires. Il se serait abandonné lui-même, s'il n'avait pas eu à la tête de ses armées quelques généraux habiles et énergiques, dont Mahabet-Khan [date inconnue-I634 ; il fut aussi gouverneur d'Ajmer, ville du Rajasthan, puis, il occupa un poste dans le Deccan, à la fin de sa vie] est le plus célèbre. Parmi ses cinq fils, Khourrem était le seul sur qui il croyait pouvoir compter : l'incapable Khosrô attendait en prison une mort inévitable ; le second [Parviz Mirza, I589-I626] perdu de débauche, n'avait plus que quelques mois à vivre ; un autre, qui portait le nom dérisoire de Sultan Takht, Maître du trône, était idiot ; le dernier [Shahryar Mirza, I605-I628 ; après la mort de son père, il va régner de façon éphémère du 7 novembre 1627 au 19 janvier 1628 ; vaincu par le futur Shah-Jahan, il fut exécuté sur son ordre] n'était qu'un comparse qui se laissait manœuvrer par Noûr-Mahal, dont il avait épousé la fille.

 Portrait de Zamana Beg, Mahabet Khan ; calligraphe : Mir 'Ali Haravi, mort vers 1550 ; extrait de l'album de Shah Jahan

  Ce qu'il appelait la trahison de son fils, fut donc pour Djahanguir une perte irréparable. Ce souverain oriental, que Macaulay [Thomas Babington, I800-I859 ; poète, historien et homme politique ; il a été le grand instigateur de de la codification des sources du droit pénal hérité du common anglais, appliqué en Inde."... De meme ici, dans sa minute sur l’éducation de l’Inde, où il s’agissait de résoudre le problème du véhicule de l’instruction, sa condamnation des connaissances orientales est aussi injuste que son éloge de la culture anglaise manque de mesure. Nulle part dans cette minute Macaulay ne fait le moindre effort pour chercher impartialement la solution du problème ; dès le commencement il ne déguise guère son mépris de la culture indigène (...) Puis, vient la partie la plus célèbre de la minute, la plus discutée au cours de la controverse, et enfin la plus citée pendant tout le siècle suivant. C’est là où Macaulay estime la valeur comparative de la civilisation sanscrite et de la culture occidentale. Macaulay pose la question : — Par quel moyen la littérature ou la science de l’Occident serait-elle transmise au peuple hindou? Tout le monde est d’accord que les langues indigènes ne sont pas assez développées pour accomplir cette tâche ; faut-il donc employer une langue moderne occidentale comme l’anglais ou les langues classiques orientales comme le sanscrit et l’arabe? (...) Macaulay n’hésite point à appliquer le principe de l’utilité. — « Quelle langue vaut-il mieux savoir? En voici la conclusion étonnante : « Je n’ai jamais trouvé un seul d’entre eux qui puisse nier qu’un seul rayon d’une bonne bibliothèque européenne vaille toute la littérature indigène de l’Inde et de l’Arabie ». Un peu plus loin, il se demande comment on peut dépenser les fonds publics à enseigner « des doctrines médicales qui feraient honte à un médecin-vétérinaire anglais, une astronomie qui ferait rire les jeunes filles dans une école élémentaire anglaise, une histoire qui abonde en rois d’une grandeur de trente pieds et en règnes d’une longueur de trente millénaires, et une géographie qui consiste en des mers de mélasse et des mers de beurre ? Comment peut-on instruire un peuple qui ne peut pas être instruit en ce moment au moyen de sa langue maternelle? Le seul moyen qui reste au gouvernement anglais — et le meilleur, dit Macaulay, c’est l’emploi de l’anglais... " ; source] compare à l'empereur romain Claude [Claude Ier, I0 avant J.-C.-54 après J.-C., empereur romain de 41 à 54 ; cédant à la pression de sa dernière épouse, Agrippine, déjà mère de Néron, il adopta ce dernier pour héritier aux dépens de son propre fils, Britannicus. En 54, Agrippine l'empoisonna pour assurer le succès de ses plans ; Larousse], et qui n'est pas non plus sans ressemblance avec son contemporain Jacques Ier d'Angleterre [I566-1625 ; roi d'Angleterre et d'Irlande, 1603-1625, et roi d'Écosse, sous le nom de Jacques VI , 1567-1625 ; Larousse], avait des naïvetés d'enfant. On lui attribue des Mémoires, dont on possède plusieurs rédactions, et qui sont les annales de son règne tourmenté. On y lit les plus surprenants aveux de son aveuglement et de son impuissance. Il a noté, ou fait noter, avec une sorte de cynisme ingénu, ses crimes et ses débauches, le nombre de coupes d'alcool qu'il vidait en une seule nuit, les manifestations de delirium tremens dont il était atteint, les supplices infligés à ses victimes. Le jour où il apprit que Khourrem a osé prendre les armes contre lui et marche à la tête d'une puissante armée sur Agra, capitale de l'empire, il écrit : " Du temps que le fils de mon fils Khourrem était malade, j'avais fait vœu, si Dieu le guérissait, de ne plus jamais tuer de ma main aucun animal ; qu'elle que fût ma passion pour la chasse, pendant cinq années jusqu'à ce jour, j'ai observé ce vœu ; mais maintenant que Khourrem m'a offensé, je me suis décidé à tirer de nouveau sur les bêtes. " Puis il signe un décret enlevant au prince rebelle son titre de Khourrem, pour lui infliger comme châtiment celui de Be-Daulat, le Malheureux : le voilà consolé, vengé,... et rassuré.
  Mais le Malheureux, sentant venir le temps où la rapide déchéance de son père et les fautes accumulées de sa marâtre lui livreront l'empire, regardait avec confiance grandir auprès de lui ses fils, quatre enfants beaux, vigoureux et intelligents : Dara Shikoh [I6I5-I659 ; héritier désigné du trône ; il dut fuir lors la défaite de son père face aux troupes de son frère Aureng Zeb, I657 ; trahi et arrêté, il sera décapité], Sultan Shujah [I6I6-I66I, gouverneur du Bengale ; il est le seul membre de la fratrie à avoir échappé à Aureng Zeb ; réfugié dans la jungle birmane, il y meurt] Aureng Zeb, Murad Bakhsh [I624-I66I ; gouverneur du Goujerat ; autoproclamé Grand Moghol d’Inde, I657, il fut chassé du pouvoir par son frère Aureng Zeb, I658, qui après avoir envahi le Bengale, le fit exécuter], nés respectivement en I6I5, I6I6, I6I8 et I624.
  La mère d'Aureng Zeb est aussi célèbre par sa beauté que par la durable passion qu'elle inspira à son mari. Elle était la fille du vizir Azam Khan, beau-frère de l'Empereur Djahanguir. Née en I592, elle avait vingt-six ans à la naissance de son troisième fils ; elle n'en avait pas quarante, quand elle mourut en I63I, en donnant le jour à une fille. Jamais l'empereur Shah Jahan ne devait se consoler de sa perte. Pour perpétuer le souvenir de Mumtaz Mahal [nom signifiant " Le bijou du palais " ; elle était la troisième femme de Shah Jahan mais la plus proche, comparée aux deux autres : Akbarabadi Mahal et Kandahari Mahal ; elle fut enterrée, dans un premier temps, sur le lieu de sa mort, dans la ville de Burhanpur], il lui fit élever à Agra [la capitale de l'Empire] le plus fameux monument de toute l'Inde, le Taj Mahal [construit entre I63I et I653 ; "... connu pour son mausolée de marbre blanc, symbole de l'amour éternel, mais ce mausolée ne représente qu'une partie du site du Taj Mahal. Ce dernier est en fait un vaste ensemble rectangulaire, d'exactement 580m par 305 orienté Nord-Sud. (...) il ressemble beaucoup à la cité interdite de Pékin, bien qu'historiquement il n'y ai pas de rapport. (...) se trouve à l'Est d' Agra, une ville à 175kms de la capitale de l'Inde New Delhi, dans une zone qui était autrefois celle des palais et jardins des seigneurs, lors de la construction du monument, aux temps de l'apogée de l'Empire moghol, au XVIIe siècle.(...) mitoyen au Nord de la rivière Yamunâ, la principale rivière passant à Agra. Le côté opposé, au Sud, est mitoyen de la ville qui s'est étendue jusqu'au rempart du monument... " ; source], un mausolée ciselé comme un bijou, véritable palais de féérie, rose et blanc, tout bruissant d'eaux, et qui, malgré sa sombre couronne de cyprès, semble plus propre à éveiller l'idée de la volupté que celle de la mort. Par la suite, le Taj Mahal devait être associé aux plus sombres jours du règne de Shah Jahan.


Mumtaz Mahal



Schéma du Taj Mahal. Sur le Web

  Pendant les dix premières années de sa vie, Aureng Zeb ne fut, malgré les tragiques rivalités au milieu desquels il grandissait, qu'un petit prince heureux et sans histoire, sinon sans légende. Ce n'est qu'en I627 que son père, Shah Kourrem, le Malheureux, devint le Shah Jahan, le Roi du Monde, et monta sur le trône, après avoir écrasé ses adversaires et fait crever les yeux à son dernier frère qui lui disputait le pouvoir, cruauté dont l'exemple ne fut pas perdu pour l'enfant attentif, et dont le nouvel empereur, par un fatal retour des choses, devait être victime à son tour. Shah Jahan, d'ailleurs, par une indécision de caractère, ou une inconséquence, dont la vie des souverains mogols offre de multiples cas, mêlait à sa politique brutalement réaliste des actes de faiblesse ou d'indulgence peu explicables. Non seulement, comme l'a conté le voyageur français Tavernier [Jean-Baptiste, I605-I689 ; commerçant ; "... il commence un deuxième voyage, I638-I643? par Alep et la Perse, et de là, en Inde jusqu'à Agra et Golkonda. Ses visites à la cour du Grand Mogol et aux mines de diamants sont le prélude à ses périples suivants, au cours desquels Tavernier voyagea comme un marchand de haut rang, négociant des bijoux coûteux et d'autres marchandises précieuses, et trouvant ses principaux clients parmi les plus grands princes de l'Orient. Ce deuxième voyage fut suivi de quatre autres... " ; source], il modifia le cérémonial de la cour interdisant que ses sujets se mirent à plat ventre devant lui, et " son gouvernement était celui d'un père pour sa famille ", mais encore il se montra débonnaire pour Noûr-Mahal, son implacable rivale, qu'il laissa vieillir près de lui en lui faisant une grasse pension, — trois millions-or —, et pour toutes les créatures de la favorite. Leçon que put retenir aussi le jeune Aureng Zeb, mieux que l'enseignement de ses précepteurs, mais pour en tirer une morale toute différente.
  Les Mogols étaient de grands voyageurs, sans cesse en route de ville en ville, de province en province, tant pour leurs plaisirs que pour les nécessités de leur politique. Dans leurs déplacements, ils traînaient toujours avec eux une véritable cité de toile, abritant avec leur famille une suite nombreuse de vassaux et de serviteurs. Ils avaient dans le sang la nostalgie de la vie nomade. Chasses, cérémonies, fêtes et pèlerinages, tout leur était prétexte pour reprendre la route. Aureng Zeb partagea de bonne heure avec les siens les hasards et l'enchantement de cette existence errante. Mais pour lui, l'expérience précoce de la guerre vint s'ajouter au charme et à l'imprévu du voyage. S'il est né à Dohad, au nord du Dekkan, très loin des rives de la Jumna [ou Yamunâ], cet affluent du Gange, sur lesquelles les Mogols avaient établi leur capitale, c'est que son père guerroyait alors dans cette région contre les troupes fidèles à son grand-père. Tout petit enfant, il assista à de sanglantes batailles, il fut entraîné dans des fuites éperdues devant les éléphants et les cavaliers de l'empereur, il connut des marches forcées, les alertes en pleine nuit, les camps hâtivement établis au crépuscule et qu'il faut lever bien avant l'aurore, pour déjouer la manœuvre de l'ennemi. Il partagea aussi l'humiliation de la défaite et en paya personnellement le prix : au cours des guerres confuses qui mettaient aux prises son père et son grand-père, le premier fut écrasé à la sanglante bataille de la Nerbadda [ou Narmada, ce fleuve forme la limite traditionnelle entre le Deccan et la plaine indo-gangétique, dans le centre de l'Inde ; c'est une des sept rivières sacrées du pays] et contraint de livrer comme otages deux de ses fils, Dara et Aureng Zeb. Conduits dans la capitale, les deux enfants tombèrent quelques temps aux mains de Djahanguir et de Noûr-Mahal. Mais l'empereur et le favorite avaient alors bien d'autres soucis que l'éducation de ces jeunes princes, confiés  à leurs soins par les hasards de la guerre. Djahanguir était plus que jamais sous la despotique influence de celle qu'il avait prise pour femme, et celle-ci ne songeant qu'à satisfaire son ambition personnelle, voulait se débarrasser du dernier obstacle qui lui barrait la route, dans la personne de Mahabet-Khan, le plus fidèle et le meilleur général de l'empereur, le vainqueur de la Nerbadda. 
  Un historien du temps, Mu'tamad Khan, nous a laissé le récit d'un des plus dramatiques épisodes de cette lutte, dont il avait été acteur et témoin. On aime à penser, et l'on peut conjecturer sans invraisemblance, qu'Aureng Zeb et son frère Dara assistèrent eux aussi à une scène qui put leur faire pressentir les pages les plus sanglantes de leur propre histoire.
  Un jour, l'une de ces villes de toile qui abritaient la famille impériale et son armée de cavaliers et d'éléphants, se dressait aux portes de Lahore [" Une légende basée sur des traditions orales veut que Lahore, connue dans l'Antiquité sous le nom de Lavapuri, " Ville de la lave ", en sanskrit, ait été fondée par le prince Lava ou Loh, fils de Rama, la divinité hindoue, (...) De I524 à I752, Lahore a fait partie de l'empire moghol. Lahore s'est développée sous l'empereur Babur ; de I584 à I598, sous les empereurs Akbar le Grand et Jahangir, la ville a servi de capitale à l'empire. Lahore a atteint l'apogée de sa gloire architecturale sous le règne des Moghols, dont beaucoup de bâtiments et de jardins ont survécu aux ravages du temps. La réputation de beauté de Lahore a fasciné le poète anglais John Milton, qui a écrit " Agra and Lahore, the Seat of the Great Mughal ", " Agra et Lahore, le siège du grand empire moghol ", en I670. (...) Aureng Zeb a construit les monuments les plus célèbres de la ville, la Badshahi Masjid et la porte Alamgiri... " ; source], sur les bords du Béhat, affluent de l'Indus. Suivant l'usage, les tentes de l'empereur Djahanguir étaient séparées de celle du harem, où vivait Noûr-Mahal, avec ses femmes, les enfants et les eunuques ; la rivière coulait entre les deux campements. La rivalité entre Mahabet-Khan et Noûr-Mahal avait atteint son point critique, et le premier était résolu à en finir avec l'ambitieuse favorite, à qui il attribuait, non sans raison, la déchéance de son maître. À la tête de quelques milliers de cavaliers, en pleine nuit, il force le camp et enlève l'empereur pour le soustraire à la néfaste influence de sa femme. Malgré la rapidité de l'attaque et le secret de l'opération, la rumeur et la confusion de l'armée surprise ont donné l'alerte sur l'autre rive : bientôt Noûr-Mahal appelle aux armes ses partisans ; les deux troupes se ruèrent l'une sur l'autre dans les eaux mêmes du fleuve. L'impératrice, montée sur un éléphant de guerre, animait elle-même ses guerriers au combat. La nuit splendide éclairait confusément cette scène : muets d'horreur et d'admiration, les deux jeunes princes voyaient la grêle des flèches s'abattre sur les éléphants, les bêtes monstrueuses, tailladées de coups de sabre, rendues furieuses par la douleur, s'élancer dans le courant du Béhat, gravir les rives escarpées, piétiner les fragiles remparts de toile, saccager les riches tentures, les meubles de prix, les trésors, que les souverains transportaient partout avec eux. Dans la tente de l'empereur, quelques fidèles omrahs luttèrent désespérément autour de leur maître contre les cavaliers de Mahabet-khan, mais en vain ; quand l'aurore se leva sur ce carnage, le général vainqueur entraînait vers la route de Kaboul Djahanguir prisonnier...
  Que se passait-il alors dans la cervelle de ces deux enfants, dont personne ne s'occupait plus, et qui apprenait ainsi, par la plus surprenante révélation, que la personne de l'empereur n'était pas inviolable?
  Une autre leçon devait leur être donnée dans le cours des jours suivants ; celle de la ruse, patiente, lente, mais efficace, et finalement maîtresse de la force aveugle. Bientôt Aureng Zeb étonné et cherchant à comprendre, allait voir fuir à son tour celui qu'il avait cru vainqueur et dont il avait admiré le courage : dans Kaboul en révolution, Noûr-Mahal n'avait guère tardé à rejoindre Djahanguir, mais retournant à son profit la situation, à force d'intrigues, elle fit évader l'empereur, l'excita à la vengeance contre un serviteur rebelle, et Mahabet définitivement vaincu dut s'exiler.
  Tels durent être, dans ces années d'enfance assez obscures, le rude apprentissage, l'inoubliable école, qui trempèrent pour la vie l'âme de cet enfant, futur Conquérant du monde.



Lahore, I863 : la porte Alamgiri en arrière-plan et le pavillon Hazuri Bagh, au premier plan. @ British Library

 La construction de la mosquée a pris deux années, I67I-I673 ; elle serait dédiée aux conquêtes victorieuse d' Aureng Zeb dans le sud de l'Inde ; elle a été la plus grande mosquée du monde de I673 à... I986. " Le 7 juillet I799, l'armée sikh de Ranjit Singh prend le contrôle de Lahore[8]. Après la prise de la ville, le Maharaja Ranjit Singh utilise sa vaste cour comme écurie pour les chevaux de son armée, et ses 80 Hujras, petites salles d'étude entourant la cour, comme quartiers pour ses soldats et comme magasins pour les provisions militaires[9]. La mosquée Badshahi tombe en ruine pendant le règne. (...) Les travaux de restauration commencés en I939 se sont poursuivis après l'indépendance du Pakistan, et ont été achevés en I960... " ; source]. @British Library

  Le courage personnel, mâle vertu très répandue dans la race mongole, et qui ne fit jamais défaut à Aureng Zeb, fut le premier fruit de cette éducation. Une anecdote de son enfance, peut-être légendaire, à coup sûr symbolique, veut qu'il est montré un admirable sang-froid, à quinze ans, un jour qu'il était chargé par un éléphant en furie. La scène se passait sur les bords de la Jumna, devant le fort d'Agra, sous les yeux de son père, à la vue de toute la cour émerveillée de tant de vaillance chez le jeune héros. On donne même la date précise de l'évènement, le 28 mai I633. L'animal blessé au cours d'un de ces combats d'éléphants, qui étaient un des divertissements favoris des Mogols, se précipitait sur le prince, qui se trouvait à l'écart ; il soutint seul cette attaque imprévue et put détourner la bête monstrueuse. Pour récompenser le courage de son fils, Shah-Jahan lui fit dont de son pesant d'or.
  Si ce trait pittoresque est le seul fait notable qui nous soit parvenu de son enfance, l'histoire a retenu du moins sur l'éducation d' Aureng Zeb le témoignage qu'il devait porter lui-même un jour.
  Parmi leurs autres précepteurs, Aureng Zeb et son frère Dara avaient eu pour guide spirituel Mulla Schah [Mulla Shah Badakhshi, I550-vers I660? ; il était un soufi de l'ordre Qadiri. Il était le successeur spirituel du saint soufi Mian Mir de Lahore ; il fut également le guide spirituel de la sœur, Jahanara Begum], originaire de Badakshan [cette région était gouvernée par les mirs ; elle fut soumise à l'empereur moghol Babur en 1504 ; perdue pendant des décennies, elle fut de nouveau conquise par l'empereur mogol, Shah Jahan, I641, qui en a fit une subah : une province impériale de haut niveau ; situation éphémère puisqu'il la reperdit en ... I647 ; elle fut annexée par l'Afghanistan : I873], pour lequel Shah-Jahan conserva toujours le plus grand respect. C'était un personnage, dont la réputation était très étendue dans l'Inde, même après sa mort. Le voyageur français Bernier [François, I620-I688 ; "... philosophe et astronome, médecin et voyageur du XVIIe siècle, eut, au cours de sa vie, deux surnoms : « Le Grand Mogol » et « le joli philosophe ». Il devait le premier à son séjour dans l'Inde et à ses amis Épicuriens et le second, à l'un d'eux, Saint Evremond. (...) « Mogol », [il] le fut pendant une huitaine d'années, ayant ses entrées à la cour grâce à son amitié avec le vizir et y observant soigneusement tout ce qui s'y passe4. Ses « Voyages... » mentionnent à quelques reprises ses activités médicales, ses appointements et sa réputation dans ce domaine mais jamais sous le titre de médecin de l'empereur, qui a d'ailleurs ses propres médecins mahométans. Les différents textes sur la vie d' Aurang zêb ne le mentionnent pas davantage... " ; il est l'auteur de plusieurs œuvres sur l'empire Mogol dont : Un libertin dans l'Inde Moghole. Les voyages de François Bernier, 1656-1669 ; source] qui l'appelle Mulla Salé, entendit parler de lui ; il mourut au Cachemire, vers I660?, et son souvenir a été conservé dans un portrait du temps, œuvre d'un artiste de Delhi. Mulla était lui-même disciple de Mian Shah, de Lahore, dont on nous montre encore, à proximité de cette ville, le tombeau vénéré, avec la mosquée qui lui est consacrée.[la mosquée a été construite par Dara Shikoh, I649, pour honorer son maître Mulla Shah ; elle est située sur le côté est de la colline Hari Parbat, à Srinagar, Inde]

Portrait of Mulla Shah c. 1630-50. Royal Collection Trust / © His Majesty King Charles III 2022

 

  "... La Rampur Raza Library5 dans l' Uttar-Pradesh, au nord de l'Inde, conserve une miniature, fig. 1, représentant un européen sur fond de paysage, sur laquelle est collée une étiquette dactylographiée : « François Bernier, M.D. of the Faculty of Montpellier, born at Jane near Gonnand, ?, in Arjan A.D. 1620. Came to India in 1659. Famous for his travels in the Moghul Empire. Entitled by Alamgir « Hakeem Khan Frangi. » Sur le portfolio qui protège la miniature, on peut lire, manuscrit : « Portrait of François Bernier, a french traveller and physician. Mughal. Aurangzëb period, c. 1659-66 s.d. N° 4/9. » : quatrième miniature d'un album de 9, ?, . Au-dessus du portrait, une inscription en caractères persans: « Shabîh-i Hakïm Khân Farangî » : portrait d'un noble médecin européen6... " ; Source


La Dara Shikoh Masjid, I649. Crédit photo : Indrajit Das

  Il n'est pas aventuré de supposer qu' Aureng Zeb dut principalement à l'influence d'un tel maître la foi profonde, avec ses alternatives de mysticisme et d'austérité, qui sera un des traits essentiels de son caractère, et qui s'allie chez lui si étrangement avec l'hypocrisie et l'ambition, le cynisme et la cruauté.
  Mais cette ferveur religieuse, — qui fut surtout et le plus souvent une attitude étudiée ou une habilité politique, — peut avoir eu dans son enfance une autre origine. Il est à noter que la jeunesse d'Aureng Zeb a coïncidé avec l'essai de retour à la stricte observance musulmane que marque, en opposition au règne d' Akbar, celui de Djahanguir. Un historien des Mogols appelle le premier " la revanche de l' Hindouisme ", et le second " la revanche de l' Islam ". Cela signifie d'abord qu'il y a un jeu de bascule continuel entre les deux tendances dans l'histoire des Mogols. Mais entendons aussi que la politique libérale qui fit d' Akbar un très grand empereur, s'appuie principalement sur la tolérance religieuse envers les Brahmanistes [système religieux et social de l'Inde apparu à la suite du védisme et précédant l'hindouisme : il se caractérise par la division de la société en quatre castes, celle des brahmanes ayant la suprématie ; Larousse] : sous son règne, un Hindou pouvait arriver aux plus hautes charges de l'État ; les poètes hindous étaient en honneur à la cour. Bien qu'il eût pour mère une princesse radjpoute [fille de seigneur de l'ancien Rajputana, aujourd'hui le Rajasthan] Djahanguir, malgré tous ses désordres et ses faiblesses, était tourmenté de scrupules religieux. Nous en avons déjà eu un exemple dans ce vœu singulier qu'il avait formé à l'occasion d'une maladie d'un de ses petits-enfants. Chez lui, malheureusement, la conduite personnelle démentait crûment les principes et les réformes religieuses du début de son règne forment un plaisant contraste avec le scandale de sa vie privée. C'est pourtant sous cet empereur ivrogne et débauché que l'usage du tabac, de l'alcool et de l'opium fut interdit, que les successions sans héritiers furent accordées à des fondations pieuses, que des mosquées nouvelles s'élevèrent dans toutes les provinces de l'empire ; Djahanguir remit aussi en vigueur certaines règles strictes de la religion primitive : défense d'abattre des animaux le jeudi et le dimanche, et de consommer de la viande pendant tout un mois.
  L'histoire aurait bien de la peine à présenter en posture de saint homme le grand-père d'Aureng Zeb. Il faut cependant noter que l'enfant, ayant passé à la cour une partie de sa jeunesse, a pu retenir pour lui-même certains principes, dans lesquels la foi était moins intéressée que la politique, et surtout cette grande leçon réaliste, que la conduite d'un prince est indépendante des nécessités positives de son gouvernement.
  En tout cas, il nous a donné lui-même la preuve que, dès sa première jeunesse, il était attentif à ce que nous appellerions aujourd'hui le problème de sa formation morale. Bernier nous a rapporté dans son Histoire de la dernière révolution des États du Grand-Mogol un curieux entretien entre Aureng Zeb et son précepteur, à l'époque où notre personnage avait déjà derrière lui l'expérience d'une vie de chef et de souverain. On peut faire confiance, en général, au témoignage de ce médecin français, philosophe, bon observateur et historien non dénué d'esprit critique.
  Voici donc ce que Bernier raconte à ce sujet. Vers I662, Mulla Shah, ce maître spirituel qui avait contribué à l'éducation du futur empereur, vivait retiré à Kaboul. Ayant appris la brillante fortune de son ancien élève, après la guerre de succession contre ses frères qui lui avait donné le trône, alors même que son père était encore en vie, le saint homme se présenta à la cour. Aureng Zeb se trouvait à Delhi, dans tout l'enivrement et dans tout l'éclat de sa récente victoire. Mulla Shah, impatient de recueillir les fruits d'une reconnaissance qu'il croyait justifiée, espérait être élevé à la dignité d' Omrah par le nouveau maître de l'empire mogol. L'une des sœurs de l'empereur, Raushan-Ara-Begum [I6I7-I67I ; troisième fille de l'empereur Shah Jahan et de son épouse, Mumtaz Mahal ; poétesse et femme brillante ; partisane et soutien d'Aureng Zeb, dans la guerre de succession, elle reçu de sa part, après son accession au trône, le titre de Padshah, littéralement " Maître des rois ", Begum ; ce titre met son titulaire au-dessus des rois ou des empereurs romains. Ainsi, elle devint la Première dame de l'Empire mogol et une puissante et incontournable figure politique] lui avait déjà assuré sa protection.
  Mais Aureng Zeb ne se pressait pas de recevoir Mulla Shah. Pendant trois mois, il feignit d'ignorer sa présence à la cour.

  À suivre...

BOUVIER René et MAYNIAL Édouard, " Le dernier des grands Mogols, vie d'Aureng Zeb ", Paris, Éditions Albin Michel, I947, 309 pages, pp. II-2I.

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