LE DERNIER DES GRANDS MOGOLS, VIE D'AURENG ZEB, ÉPISODE III

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   L'Empire mongol est la seule création durable à laquelle aient abouti les conquêtes de Tamerlan [Timur Lang, « le Seigneur de fer boiteux » ; en turc Timur, en mongol Temür, en français Tamerlan, I336-I405 ; "... De haute stature, le corps déformé par les blessures, la tête forte et le teint coloré, Timur est certainement un stratège de génie et un homme de grand courage. C'est aussi un politique avisé, à la manière dont sont politiques les hommes de guerre. Bien que soldat dans l'âme, il négocie, il use de tous les moyens pour arriver à ses buts... " ; Larousse]. C'est un descendant de Tamerlan, un de ces farouches Timourides [dynastie fondée par Timur Lang, ou Tamerlan, et qui gouverna la Perse orientale et la Transoxiane du début du XVe siècle à I5I7 ; Larousse], venus des steppes de l'Asie centrale, pour un peu plus de deux siècles. Ce conquérant se nomme Bâber [Zahir al-Din Muhammad Baber ou Babur, I483-I530 ; premier souverain moghol de l'Inde ; Larousse]. Le premier, il sut donner une unité, et une unité durable, à ce vaste pays, morcelé en une poussière de petites royautés rivales. Mais deux cents ans plutôt, Tamerlan lui-même avait montré la voie à Bâber. Comme après avoir ravagé l'Iran, il s'était arrêté aux rives de l'Indus, voyant ses guerriers troublés devant le mystère de la péninsule aux fleuves immenses, aux forêts impénétrables, aux monstres fabuleux, il jura et fit jurer sur le Coran à ses émirs, de ne pas s'arrêter avant d'avoir imposé la vraie vie aux infidèles de l' Hindoustan [région de l'Inde, correspondant à la plaine gangétique, couvrant la partie orientale et méridionale du Pakistan, le Nord de l'Inde et la quasi-totalité du Bangladesh ; villes principales : Karachi et Lahore au Pakistan, Delhi, Lucknow et Calcutta en Inde et Dacca au Bangladesh]. L'année suivante, il portait la flamme et le fer dans Delhi et jusque sur les bords du Gange. Mais après lui, l'anarchie reprit lentement possession de ces terres mal soumises.

Bâber, premier souverain moghol de l'Inde. Copie, I774, d'une peinture indienne. Ph. Coll. Archives Larbor

  Pourtant le mirage de l'Inde et de ces richesses ne cessa jamais de faire rêver les descendants de Tamerlan. L'empire fondé par Bâber à Delhi, au début du XVe siècle, marque l'aboutissement de ce rêve séculaire. À Biâna, dans la plaine où s'est plusieurs fois fait et défait le destin de l'Inde, Bâber en écrasant le roi de Delhi et les Radjpoutes confédérés, fonda l'empire mogol. Quand il mourut, à Agra, en I530, n'ayant régné que cinq ans sur l'Inde, et après une vie assez courte qu'avaient abrégée des excès de toute sorte, il laissait à son fils Houmayoun [Humâyûn, I508-I556 ; second empereur mogol] une puissance fermement établie, du moins en apparence ; mais l'incapacité du nouvel empereur, plus épris de poésie et d'astronomie que soucieux de politique, faillit ruiner toute l'œuvre de son père. Succombant sous la coalitions des Hindous et des Afghans, Houmayoun fut chassé de ses États et dut se réfugier en Perse [Houmayoun subit deux graves défaites, infligées par Sher khān, un chef afghan : l'une à Chaunsā en 1539, l'autre près de Kanauj en 1540]. Son fils Akbar, le plus grand des Mogols avec Aureng Zeb, rétablit la situation : non seulement il soumit les Radjpoutes révoltés mais, par la conquête du Gujarat [État situé dans l'ouest de l'Inde, capitale Gandhinagar], du Bengale, du Cachemire et de la plus grande partie du Dekkan, il étendit considérablement les limites de l'empire, où sa politique sage et libérale sut faire régner la paix. Pour maintenir les Hindous, dans le devoir, il les admit aux plus hautes fonctions de l'État et les incorpora dans les rangs de la noblesse des omrahs. Pour désarmer l'hostilité populaire, ce prince musulman, qui rêvait d'une religion universelle, mais qui se montrait aussi curieux de la Bible que du Parsisme [religion des Parsis ; membre de la communauté de religion zoroastrienne ; les Parsis, originaires de Perse, sont établis dans l'Inde de l'Ouest depuis la 2e moitié du VIIIe siècle de notre ère ; les Parsis d'Iran sont appelés Guèbres ; Larousse] et des livres sacrés de l'Inde, usa de sa plus grande tolérance avec les Brahmanistes. " À la fois guerrier et législateur, écrit un de ses historiens, Akbar domina ses sujets autant par la supériorité de son esprit que par l'énergie de sa volonté. " À sa mort, après un règne de cinquante ans, l'empire mogol de l'Inde était différent constitué, et sa souveraineté reconnue à peu près dans toute la péninsule.

"... la conquête du Gujarat, du Bengale, du Cachemire et de la plus grande partie du Dekkan,... "

 Akbar à la chasse

   Il est à noter toutefois qu'au temps où les efforts successifs de Bâber et d' Akbar aboutissaient à cette puissante création, l'Europe, maîtresse des Océans, tournait aussi ses regards vers les richesses du continent mystérieux : les comptoirs des Portugais, premiers venus dans cette compétition commerciale, puis ceux des Hollandais et des Anglais, commençaient à peupler les côtes de l'Océan Indien, tandis que les Mogols s'installaient à Delhi et promenaient leurs armes victorieuses de la Perse au Bengale, du Cachemire au Dekkan.
  Ni la faiblesse de Djahanguir, dominé par l'ambitieuse Noûr-Mahal, ni le dilettantisme de Shah-Jahan, amateur de belles pierreries et de fastueux monuments, ne permirent au fils et au petit-fils d' Akbar de continuer, ni même de préserver dans son intégralité l'œuvre du plus grand empereur. Décomposé, ébranlé par des dissensions intérieures et les révolutions de palais, l'empire est attaqué sur ses nouvelles frontières par les Persans qui lui enlevèrent la province de Kandahar, par les Afghans et par les hindous toujours prêts à se révolter.
  Les deux années d'une guerre implacable pleine de surprises et de trahisons, au milieu desquelles Aureng Zeb disputa l'empire à l'incapacité de son père et de la jalousie ambitieuse de ses frères, ne lui permirent pas tout d'abord de tenir en respect tous les ennemis que la faiblesse des derniers souverains avaient dressés contre les Mogols.
  C'est pourtant lui, malgré ses défauts et ses erreurs, qui pourra fonder un État où revit le souvenir de la puissance et de la magnificence d' Akbar.

***


  Les limites de cet État ne peuvent être fixées que d'une façon très incertaine et la géographie de l'empire mogol est peut-être encore plus changeante que son histoire. Il y a quelque chose du caractère nomade de ce peuple dans l'instabilité de ses conquêtes et dans la possession précaire de ses frontières et des terres sur lesquelles il fondait sa puissance. L'Inde des Mogols au XVIIe siècle est un État féodal, qui rappelle l'Europe au XIIe siècle, mais sans la cohésion que la politique de certains suzerains occidentaux a su longtemps imposer à leurs vassaux et qui a créé peu à peu les grandes nations modernes.
  Voltaire [François Marie Arouet, dit, I694-I778 ; écrivain ; "...Il est rappelé à Paris où il est nommé historiographe du roi : I745. Parallèlement à son travail d’historien, le Siècle de Louis XIV, I752 ; Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, I756, il commence à rédiger des contes satiriques : Zadig, I748 ; Micromégas, I752. Il accepte l’invitation de Frédéric II de Prusse et part pour Potsdam : I750. En I755, il s’installe en Suisse, où sera publié Candide, janvier I759, et, enfin, dans un village français près de la frontière suisse, Ferney : décembre I758-février I759.... " ; Larousse] qui, l'un des premiers, fit ce rapprochement dans l' Essai sur les mœurs, compare la situation de Shah-Jahan et de ses quatre fils à celle de Louis le Débonnaire. [Louis I dit « le Pieux » ou « le Débonnaire, 778-840 ; empereur d'Occident, 8I4-840, en qualité de seul fils survivant de Charlemagne ; Larousse] " Il paraît, ajoute-t-il, que l'Inde était gouvernée à peu près comme l'était les royaumes d'Europe du temps des grands fiefs. Les gouverneurs des provinces de l' Indoustan étaient les maîtres dans leurs gouvernements, et on donnait des vice-royautés aux enfants des empereurs, sujet éternel de guerres civiles... Comment des souverains, qui ne pouvaient empêcher leurs propres enfants de lever contre eux des armées, étaient-ils aussi absolus qu'on voudrait nous le faire croire? " Voltaire tire son information des voyageurs européens du XVIIe et du XVIIIe siècles, mais l'interprétation qu'il a donné de leurs récits ne correspond qu'en partie à la réalité. En revanche, il a fort bien compris l'influence que le climat de l'Inde a exercée peu à peu sur les mœurs et la politique des Mogols ; en insistant sur le fait que plusieurs castes hindoues avaient conservé leurs possessions dans le cadre de l'empire, que les terres se trouvaient éparpillées entre une multitude de nababs et de rajas, il remarque que les empereurs, au contact de ces petits souverains locaux " étalaient le même luxe, vivaient dans la même mollesse que les rois indiens dont parle Quinte Curce ; [Ier s. après J.-C. ; historien latin ; auteur d'une Histoire d'Alexandre, en dix livres, pittoresque et romancée ; Larousse] les vainqueurs tartares rirent insensiblement ces mêmes mœurs... " Nouvelle application du fameux adage : Graeccia capta ferum victorem cepit. [ " La Grèce conquise a conquis son farouche vainqueur et porté les arts dans l’agreste Latium ", Horace, Épîtres II, 1, vers I56-I57. ; celui-ci traduit la situation paradoxale de cette Grèce, conquise et sous domination romaine qui, pourtant, réussit à imposer sa culture au vainqueur]

Voltaire, représenté nu, à l'âge de 74 ans. Ronde-bosse en marbre, I776, de Jean-Baptiste Pigalle. Musée du Louvre, Paris. Ph. Hubert Josse © Archives Larbor

  Ce sont aussi les voyageurs occidentaux, parce qu'ils étaient des voyageurs, et souvent des commerçants, très attentifs par nécessité à la géographie du pays, aux routes, aux moyens de communication, aux itinéraires, au régime douanier des divers États, qui ont essayé d'apporter quelque lumière dans cette confusion de peuples entre lesquels l'Inde de leur temps était morcelée. Même quand lisse trompent ou qu'ils ont été trompés, leurs observations ne sont pas dénuées d'intérêt.
  Gemelli Carreri [Giovanni Francesco Gemelli Careri, I648-I724 ; "...Il a été parmi les premiers Européens à réaliser le tour du monde en utilisant les transports en commun. Il a également été soupçonné d'espionner pour le compte du Vatican lors de ses déplacements... " ; source], médecin napolitain, qui visita le camp d' Aureng Zeb en I695, dans le troisième volume de son Voyage autour du monde, consacré à l' Hindoustan, a essayé de fixer les limites de l'empire mogol au XVIIe siècle : " Il contient, dit-il, tout le pays qui est entre le Gange et l'Indus. Il est borné à l'Orient par les royaumes d' Aracan (Arrakan), de Tipra et d' Assem (Assam) ; à l'Occident, par la Perse et les Tartares Usbeks ; au Midi, par le grand Océan des Indes et quelques petits pays possédés par les Portugais et autres petits rois, (sic) ; au Septentrion [Nord, celui des pôles du monde qui est situé près de la constellation de la Petite Ourse ; Larousse], il s'étend jusqu'au mont Caucase et au Zagathai, au soleil d'été, il est borné par le Royaume de Boutan, pays d'où vient le musc. [liquide fortement odorant sécrété par une glande voisine de l'anus chez divers mammifères, carnivores mustélidés, ruminants moschidés ; le musc des mustélidés [hermine, belette, putois, vison, martre, glouton, blaireau et loutres] leur sert à repousser leurs poursuivants ; le musc du porte-musc [mammifère artiodactyle, cervidé, des hautes montagnes d'Asie centrale dépourvu de bois] est recherché en parfumerie ; Larousse] De sorte que la longueur que l'on compte depuis Bengale jusqu'à Candahar, ne se peut guère faire en moins de six mois de chemin, et sa largeur, qui est du midi au septentrion, en moins de quatre. " Plus loin, Carreri a spécifié les régions qu' Aureng Zeb conquit et ajouta à son empire : " les royaumes de Visapour, (Bijapur), et de Golconda, (Golconde), une partie du pays du Savagi (Sivadji) et de quelques autres petits rois de l' Indoustan. "
  À part les détails quelque peu mystérieux, ou fantaisistes, du Boutan, du Caucase, que le médecin napolitain semble confondre avec l'Himalaya, et du Zagathai, qui désigne sans doute la Chine thibétaine, ces données ne s'éloignent guère, dans l'ensemble, de la vérité historique, Carreri a des ambitions et des scrupules d'historien : " Je ne prétends pas affirmer ce que je n'ai pas vu ", écrit-il. Il se compare à Tavernier, et c'est pour opposer le sérieux de ses propres observations à la curiosité superficielle d'un trafiquant uniquement avide de s'enrichir. S'il recueille un renseignement d'un informateur, il ne l'accepte que sous caution et ne le tient pour vrai qu'après expérience. Il se fait confirmer par des témoins oculaires les faits qu'il enregistre. La précision qu'il met à noter les détails d'un monument qu'il a visité, jusqu'à prendre lui-même des mesures, se retrouve dans sa description géographique de l'empire mogol : telle ville est située sur telle rive de telle rivière, à tel degré de latitude et de longitude, elle appartient à tel royaume ; et le voyageur a calculé la longueur de l'enceinte, dénombré les tours, dessiné le plan d'un port ou d'une forteresse, comme il dessinera les plantes et les fruits particuliers au pays.

 

Sur le Web

  En dépit du jugement méprisant de Carreri, le bon Tavernier lui-même n'est pas sans nous apporter quelques données précises sur la géographie de l'Inde mogole. Comme le temps est précieux pour lui, — le temps entre dans ses frais généraux, — ce grand joaillier a noté scrupuleusement toutes les routes qu'il a faites, les distances d'une étape à l'autre, le nombre d'heures qu'il a mis à parcourir chaque étape, et le procédé de locomotion qu'il a employé. C'est un véritable guide à l'usage des voyageurs qu'il nous a laissé. Lui aussi, dans sa Description historique et politique, a tracé les limites de l'empire d' Aureng Zeb ; par une rencontre amusante, ses indications concordent presque textuellement avec celles de Carreri, et comme il lui est antérieur, c'est sans doute le Napolitain qui copie le Français, dont il affecte de faire fi! Tavernier donne même avec plus de précision que Carreri la liste des États qui appartiennent au Mogol : les royaumes de Guzerate (Gujrat), de Decan (Dekkan), de Delhi, de Multan, de Lahore, de Cachemire, de Bengale, " et plusieurs autres terres, sans parler de plusieurs rajas ou roitelets, qui sont ses vassaux et qui lui paient tribut. "
  Mais le voyageur le mieux documenté sur l'Inde, parmi ceux de cette période, est Manucci, ce médecin vénitien dont le P. Catrou [François, I659-I737 ; jésuite, historien et traducteur] nous a conservé la relation dans son Histoire générale de l'Empire du Mogol ; Manucci a séjourné quarante-huit ans dans l' Hindoustan et il a écrit ses Mémoires en I687. Pour donner une idée de la puissance militaire de l'empereur, il entreprend de dénombrer exactement les États qui composaient son empire, avec la population de chacun d'eux, en ne tenant compte que des hommes en état de faire la guerre. Selon lui, les historiens indigènes distinguaient jusqu'à cinquante-quatre royaumes dans la vaste étendue des terres qui obéissent à l'empereur d'aujourd'hui, — c'est-à-dire Aureng Zeb. Manucci les réduit à une vingtaine, les autres n'étant à vrai dire que de grandes provinces, dépendant de quelqu'un des royaumes dont il va parler.
  Voici quels sont ces États :

  • Delhi,
  • Agra,
  • Lahore,
  • Asmir (Asmar?),
  • Guzuratte (Gujrat),
  • Mallua (Malwa),
  • Patana (Patna),
  • Multan,
  • Cabul (Kaboul), 
  • Tata (Thatha),
  • Bacar,
  • Vrecha,
  • Cachemire,
  • Decan (Dekkan),
  • Bavar (Bérar?),
  • Brampour (Burhanpur),
  • Baglana (Baganala),
  • Ragemal (Rajmahal),
  • Naudé,
  • Bengale,
  • Ugen,
  • Visapour (Bijapur),
  • Golconde.

  Pour chaque État, Manucci indique le nombre de cavaliers qu'il doit tenir sur pieds pour le service de l'empereur : les chiffres vont de 200.000 hommes pour Delhi ou Agra, à 6.000 ou 4.000 pour de petites provinces comme Brampour ou Ragemal. Mais pour avoir une idée approximative des effectifs militaires, il faut ajouter un chiffre double de fantassins. Encore ce dénombrement ne représente-t-il qu'une partie, — et la moins nombreuse, — de la population, puisqu'il ne tient pas compte ni des femmes, vieillards et enfants, ni de tous ceux que leur condition inférieure ou servile dispensait du service des armes. Notons cependant qu'en additionnant les chiffres donnés par Manucci, on arrive au total d'environ 650.000 cavaliers et I.300.000 fantassins.
  Plus intéressants encore sont, les renseignements que le Vénitien nous a laissés sur ce qu'on appellerait aujourd'hui la géographie économique de l'empire mogol. Il a relevé soigneusement les produits particuliers à chaque région, et dont chacun était une source importante de revenus pour l'empereur : riz, blé, céréales de Delhi, toiles lamées d'or et d'argent, dentelles d' Agra, orfèvrerie de Gujrat, graines d' Asmar et de Malwa, salpêtre et poteries de Patna, chevaux et chameaux de Multan, pâturages du Cabulestan, bétail de Thatha, opium et cannes à sucre de Bavar, toiles peintes de Baglana, coton, sucre, indigo du Bengale, mines de fer et de diamants de Visapour et de Golconde. Il ne faut pas perdre de vue ces richesses naturelles ni ces produits de l'industrie humaine, si variés, quand on est tenté de se représenter les Grands Mogols comme des thésauriseurs [personne qui amasse de l'agent, avare], accroupis sur leurs tas stériles d'or et de pierres précieuses, et ne songeant qu'à les grossir sans cesse.

***

  Les données historiques sur la conquête de l'Inde au XVIe siècle par Bâber nous permettent de mettre un peu d'ordre et de clarté dans cette géographie assez confuse.
  En fait, l'empire mogol se coula, non sans difficulté ni résistance, dans le cadre de l'empire musulman établi dans l'Inde avant lui. Mais celui-ci, sous les dynasties des Taghlak [ou Tughlûq, dynastie turque qui régna sur le sultanat de Delhi entre I320 et I413], des Sayyids [dynastie qui succéda aux Taghlak et qui régna entre I4I4 et I45I] et des Lôdi [dynastie musulmane sunnite, d'origine afghane, qui succéda aux Sayyids et qui régna entre I45I et I526, avant d'être chassée à sont tour par... les Mogols], n'avait jamais exercé une autorité effective sur l'ensemble de la péninsule. C'est un sultan de cette dernière dynastie, Ibrahim Lôdi [x-I526, fils aîné de Sikandar Lodi ; il succède à celui-ci et devient le troisième et dernier souverain de la dynastie ; il meurt lors de la première et décisive bataille de Panipat, village indien dans l'état actuel de l'Haryana, en I526, vaincu par l'armée de Bâber] que Bâber détrôna, après de durs combats qui durèrent sept ans, et chassa de Delhi pour y établir lui-même sa capitale. Le point de départ et l'appui de la puissance mogol était Kaboul, au nord-ouest de l'Inde, sur les frontières des Afghans. De ce côté, les Mogols furent bientôt aux prises avec les mêmes ennemis que leurs prédécesseurs, non seulement les Afghans, mais les Persans et les Uzbeks, qui occupaient les marches du nouvel empire et s'y livraient à de continuelles incursions. D'autre part, le Cachemire et le Népal au nord, le Bengale à l' est, avaient profité de l'écroulement des Lôdi pour reprendre leur indépendance.   

La bataille de Panipat, I526. Illustrations du manuscrit de Baburnama : Mémoires de Bâber. Source

  Tout d'abord, les États mogol ne comprirent guère que la région qui s'étend au sud du Népal, en suivant le cours du Gange et de son affluent la Jumna, de Simla jusqu'à Bénarès, région qui forme aujourd'hui la province d'Agra, et où se trouvent, avec Agra, les villes de Delhi, Mirat, Allahabad, Bénarès et Patna. Au sud du Cachemire, le Pendjab, avec les districts de Lahore et de Multan, rattachait le centre de l'empire à Kaboul. Entre le Pendjab, la rive gauche de l'Indus et la mer d'Oman, le Radjpoutana, la terre des fidèles radjpoutes, constituait la citadelle des Mogols, à la fois réservoir et point d'appui de leurs forces, comprenant les districts de Jodhpur, de Bikaner et de Jaipur. Enfin la province de Gwalior formait une sorte d'enclave entre le Radjpoutana et le royaume de Delhi et d'Agra.
  Le Bengale, l'Assam et l'Arracan, à l'est de l'empire, les États qui composent l'immense péninsule triangulaire du Dekkan au sud, sans être totalement soustraits à la souveraineté des Grands Mogols, n'obéissaient pas sans résistance à leurs lois. C'est d'eux que venaient la plupart des révoltes et des guerres, c'est de l'un d'eux que devait sortir un jour l'adversaire victorieux sous lequel s'écroula leur puissance. En revanche, les descendants de Tamerlan, essentiellement terriens, indifférents à la possession de la mer et aux grandes routes maritimes, gardaient au moins un regard et un débouché sur la côte occidentale de l'Océan Indien ; étendant ses frontières, à travers le Radjpoutana, jusqu'à la presqu'île de Goudjerat et au golfe de Cambay, le Mogol contrôlait Surate, où les Portugais avaient établi leurs plus anciens comptoirs. Sur l'autre versant de la péninsule, aux bouches du Gange, il surveillait les établissements d' Hougly, qui appartenait encore à la même nation. Mais les empereurs mogols, qui tenaient pourtant à vivre en bonne intelligence avec les Européens de l'Inde, et qui leur firent maintes fois des avances, voyaient d'assez mauvais œil ces étrangers remuants, cupides et intolérants. Quand ils ne les employaient pas dans leurs armées, surtout pour l'artillerie, ils réprimaient durement leurs actes de piraterie ; Shah-Jahan, le père d' Aureng Zeb, dut leur faire la chasse dans le delta du Gange et transplanter à Agra, vers I630, les derniers pirates portugais. Aureng Zeb lui-même trouvera, trente ans plus tard, un prétexte à l'invasion de l'Arracan dans les excès de ces aventuriers.
  Avant la conquête de Bâber, lors de leurs premières expéditions dans l'Inde, les Mogols avaient conçu un plan de divisions territoriales pour remédier à l'anarchie dans laquelle s'enlisait ce vaste pays, morcelé en une multitude de petites souverainetés rivales et pour organiser plus solidement leur propre puissance. Ainsi l'empereur Houmayoun, prédécesseur de Bâber, voulait diviser l'Inde en six grands gouvernements, ayant respectivement pour capitales Delhi, Agra, Lahore, Jaunpur, à la frontière du Bengale ; Mandu aux bouches de l'Indus, et Kanauj. Chacune de ces régions aurait eu une armée et une administration indépendantes, l'empereur à la tête de I2.000 cavaliers assurant la liaison entre les six gouvernements aux cours d'inspections régulières. Le caractère précaire de ses conquêtes ne laissa pas à Houmayoun le temps de réaliser sa réforme administrative.
  Mais Bâber, malgré la supériorité de son caractère et de ses armes, devait se trouver aux prises avec les mêmes difficultés que son prédécesseur. Cette anarchie qui sévissait dans l'Inde entière, et qui avait d'abord favorisé son entreprise, paralysa bientôt ses efforts, quand il s'agit de pacifier le pays qu'il avait conquis. Les vassaux des derniers empereurs musulmans, les rajas, les petits rois locaux entendaient tous conserver leur autonomie. Le plus grand de ces États, le Bengale, formait un royaume musulman indépendant. D'autres moindres principautés, Bihar, Jaunpur, Gujarat, Mewar, continuaient de se disputer des frontières incertaines. Quand au Dekkan, il était partagé entre plusieurs souverainetés musulmanes, dont les plus importantes étaient celles de Golconde et de Bijapur, mais dont les rois avaient fort à faire avec l'orgueil ombrageux et la jalouse ambition des grands rajas de Travancore, de Calicut et de Chitor ; ce dernier, ayant cauteleusement [avec ruse] étendu sa puissance à la faveur des dissensions de ses voisins, finissait par gouverner presque en totalité le sud de la péninsule.
   Delhi et Agra demeurèrent donc, géographiquement comme historiquement, le noyau et le point d'appui de l'empire mogol. Notons que ces capitales sont loin de représenter le centre des pays réunis peu à peu à la couronne, ce qui fut peut-être une cause de faiblesse pour les successeurs de Bâber, au cours du XVIIe siècle. C'est dans Agra, conquis avec l'aide du raja de Gwalior, en avril I526, que le vainqueur reçut en présent symbolique le fameux diamant Kho-i-Noor ["... diamant de 105,602 carats, 21,61 g. (...) Le diamant serait ensuite tombé entre les mains des rois d’Afghanistan, pour finir dans celles des Maharadjahs sikhs du Pendjab. Son dernier héritier fut Dhulîp Singh, qui n’avait que 5 ans lorsqu’il reçut la pierre tant convoitée. Mais face à la Compagnie des Indes orientales qui, soutenue par les Britanniques, prit possession de la région du Pendjab en 1849, Dhulîp Singh fut contraint " d’offrir " le diamant à la reine Victoria, alors qu'il n'avait que de 11 ans. (...) En I936, la pierre est installée sur la couronne de la nouvelle reine Elizabeth, l'épouse du roi George VI. (...) Les gouvernements de l'Inde demandent périodiquement au gouvernement et à la couronne britanniques le retour de la pierre, revendiquant la propriété légitime. En 20I5, un groupe d’investisseurs indiens a même saisi la justice. Une procédure judiciaire a ainsi été lancée pour que le Koh-i-Noor soit enfin restitué à l’Inde... " ; source], dont le prix équivalait " à la dépense d'un jour du monde entier ". Le Pendjab était solidement conquis depuis l'année précédente, grâce à la complicité du gouverneur, soulevé contre l'empereur musulman. L'immense territoire du Radjpoutana, après une résistance opiniâtre des Radjpoutes, excellents soldats, pleins de courage et de loyauté, devait céder peu à peu à la politique libérale des souverains mogols, qui, dans la suite de leur histoire, ne trouvèrent nulle part ailleurs de plus fidèle appui. Sur la mer, entre les golfes de Katch et de Cambay, la petite péninsule de Gujarat fut rattachée à l'empire par Akbar, ainsi que la province de Mewar, sur les confins méridionaux du Radjpoutana. 
 
Le Koh-i-Noor, également connu sous le nom de : Montagne de Lumière. Valeur : estimé à plusieurs centaines de millions € ; mais, en vérité... IL EST INESTIMABLE! Source

  Autour de ces provinces, les immenses territoires des Uzbeks et du Cachemire, du Bengale et du Dekkan, s'étendaient comme une menace perpétuelle et une perpétuelle tentation ; et toujours, vers le coton des bords du Gange, vers les diamants des mines de Golconde, les guerriers mogols tournaient leurs regards cupides.
  Pendant plus d'un siècle, ils disputèrent aux Uzbeks, à l'Afghanistan, à la Perse, les défilés montagneux de l'actuel Béloutchistan et du Cachemire, les passes des hautes vallées de l'Indus, les villes fortes qui commandent ces positions : Kandahar, Bhera, Hérat, Gazna, Lahore même, dans le Pendjab, sans cesse pris et repris, changent de maîtres plusieurs fois dans le cours d'une même année.
  Par une sorte de jeu de bascule, quand les Mogols rencontraient à l'ouest d'insurmontables difficultés et quand les Afghans grignotaient les frontières de leur nouvel empire, ils se tournaient vers l'est, vers les plaines fertiles du Bengale ; là aussi d'ailleurs, ils retrouvaient leurs ennemis séculaires, les farouches Afghans. Un grand chef de cette nation, nommé Cher Khan, tint longtemps en échec les armées d' Houmayoun. Même soumis en apparence, le pays était sans cesse travaillé par de sourdes révoltes, que favorisaient les menées afghanes. Ce ne fut guère que sous Akbar que le Bengale fut définitivement conquis et annexé d'une façon durable à l'empire.
  Cette conquête, en rendant disponibles des forces importantes, laissait les mains libres aux Mogols pour leurs expéditions du Dekkan, où, depuis Bâber, ils n'avaient cessé de s'insinuer, travaillant patiemment à organiser de nouvelles provinces aux dépends des petits princes locaux, et à se créer des alliances. Mais on peut dire qu'au Dekkan la conquête ne fut jamais achevée ; non seulement cette vaste terre, divisée en d'innombrables principautés, échappait encore en grande partie au contrôle du souverain de Delhi, mais c'est d'elle que partit le signal de la révolte sous laquelle s'écroula la puissance mogole.

***

  À suivre...

  BOUVIER René et MAYNIAL Édouard, " Le dernier des grands Mogols, vie d'Aureng Zeb ", Paris, Éditions Albin Michel, I947, 309 pages, pp. 3I-43.
 
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