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C'est qu'il comptait sans la trahison. En I656, Aureng Zeb, avec la complicité de Mir Jumla, avait investi cette puissante forteresse, où s'était retranché le roi Abdullah Kutb Shah, et il s'en serait emparé si son élan n'avait pas été brutalement brisé par l'ordre de son père qui lui interdit d'achever sa conquête. Trente ans plus tard, il sera forcé par les évènements de reprendre le projet de sa jeunesse; mais combien les temps étaient changés ! Mir Jumla avait disparu et l'empire craquait de toutes parts; la dernière entreprise du Grand Mogol contre Golconde ne sera plus qu'un sursaut désespéré de sa lutte contre les Mahrattes.
Aujourd'hui, toute déchue qu'elle soit, la farouche citadelle conserve encore l'empreinte de l' Islam et les tragiques souvenirs de guerre : des mosquées suspendues sur des bastions avancés surplombent l'abîme; des pyramides de boulets en pierre ou en fonte flanquent les portes immenses qui ne tournent pour s'ouvrir que sous l'effort combiné de plusieurs hommes et dont les doubles battants sont bardés de pointes de fer acérées, longues comme des dagues, pour écarter les éléphants. Ces portes, pourtant, se sont ouvertes devant le terrible Sivaji [ou Shivaji]; et ce nom, nous allons le retrouver à chaque page dans l'histoire des dernières guerres qui devaient consommer la ruine d' Aureng Zeb.
Shivaji, Golconde, vers I685. Figuration traditionnelle du chef marathe, I627-I680; personnage quasi légendaire de l'Inde du XVIIe siècle, avec les traits émaciés, armé d'un pata, longue épée, qui se prolonge en gant de fer et enserre le poignet et l'avant bras. © Bibliothèque nationale de France
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C'est qu'il comptait sans la trahison. En I656, Aureng Zeb, avec la complicité de Mir Jumla, avait investi cette puissante forteresse, où s'était retranché le roi Abdullah Kutb Shah, et il s'en serait emparé si son élan n'avait pas été brutalement brisé par l'ordre de son père qui lui interdit d'achever sa conquête. Trente ans plus tard, il sera forcé par les évènements de reprendre le projet de sa jeunesse; mais combien les temps étaient changés ! Mir Jumla avait disparu et l'empire craquait de toutes parts; la dernière entreprise du Grand Mogol contre Golconde ne sera plus qu'un sursaut désespéré de sa lutte contre les Mahrattes.
Aujourd'hui, toute déchue qu'elle soit, la farouche citadelle conserve encore l'empreinte de l' Islam et les tragiques souvenirs de guerre : des mosquées suspendues sur des bastions avancés surplombent l'abîme; des pyramides de boulets en pierre ou en fonte flanquent les portes immenses qui ne tournent pour s'ouvrir que sous l'effort combiné de plusieurs hommes et dont les doubles battants sont bardés de pointes de fer acérées, longues comme des dagues, pour écarter les éléphants. Ces portes, pourtant, se sont ouvertes devant le terrible Sivaji [ou Shivaji]; et ce nom, nous allons le retrouver à chaque page dans l'histoire des dernières guerres qui devaient consommer la ruine d' Aureng Zeb.
Shivaji, Golconde, vers I685. Figuration traditionnelle du chef marathe, I627-I680; personnage quasi légendaire de l'Inde du XVIIe siècle, avec les traits émaciés, armé d'un pata, longue épée, qui se prolonge en gant de fer et enserre le poignet et l'avant bras. © Bibliothèque nationale de France
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Depuis I657, qu'était devenu le jeune et hardi chef de bandits auquel le Mogol s'était heurté pour la première fois, dans le Bijapur, sans pressentir qu'il aurait en lui le plus implacable de ses ennemis ? Pendant les huit premières années de son règne, celui que ses hommes eux-mêmes avaient surnommé " un fils du Diable, un père de la ruse ", n'avait cessé de grandir en puissance, en audace et en ambition; et le peuple dont il avait fait une nation en lui donnant une âme et des intérêts communs, les Mahrattes, était devenu un grand peuple.
Les Mahrattes étaient depuis la plus haute antiquité à l'est des Ghâts occidentales, [ou Ghats; Chaînes montagneuses bordant l'Inde péninsulaire. Les Ghats orientaux sont moins élevés et moins développés que les Ghats occidentaux. Ceux-ci s'élèvent vers le sud, 2 687 m au mont Aneimudi, où les forêts sont parfois coupées de plantations : théiers, caféiers, eucalyptus. Les Ghats occidentaux sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco depuis 2012. Larousse] s'étendirent peu à peu dans le Dekkan, sur une longue bande de territoire comprise entre Aurengabad et Goa, de la côte du Koukan aux monts Satpoura.[ou Satpura; la chaîne des Satpura est une chaîne de collines du centre de l'Inde. Elle commence dans l'État du Gujarat près de la côte de la mer d'Arabie, court vers l'est marquant la frontière du Maharashtra et du Madhya Pradesh, et se termine au Chhattisgarh. La chaîne est parallèle aux monts Vindhya, au nord, ces deux chaînes orientées est-ouest divisant le sous-continent indien, avec la plaine indo-gangétique au nord de l'Inde et le plateau du Deccan au sud... "; sur le Web] Peuple d' agriculteurs, résultant d'un mélange d' Aryens [peuple aryen, apparu du IXe au VIIIe s. avant J.-C., en trois régions de l'Ouest de l'Iran. Larousse] et de Dravidiens, [peuple qui fut repoussé dans les régions du sud de l'Inde par les envahisseurs aryens.Les régions dravidiennes sont, de nos jours, approximativement regroupées dans les États du Tamil Nadu, du Kerala, du Karnataka et de l' Andhra Pradesh. Larousse], convertis de bonne heure au brahmanisme, ils se considéraient comme des Hindous. Ils avaient tous la même foi, les mêmes traditions et la même langue; mais ils étaient divisés en une multitude de clans et ce morcellement faisait leur faiblesse, avant que l' énergique politique de Sivaji eût réalisé leur unité. En effet, comme par suite de l' étendue des terres sur lesquelles ils habitaient, ils étaient sujets de différents rajas, généralement ennemis les uns des autres, ni leurs maîtres, ni les peuples voisins ne pouvaient reconnaître en eux l' autonomie d'une race, dont eux-mêmes n'avaient pas conscience.
Carte de localisation de la chaîne des Satpura au centre de l'Inde. Crédit carte : @ Nichalp
Malgré leur esprit d'indépendance, les Mahrattes étaient entrés successivement au service des rajas et des conquérants mogols. Les uns et les autres trouvaient dans ces paysans trapus, plus robustes que les Hindous du Nord, d'excellents soldats pour leurs armées, et en particulier des cavaliers de premier ordre. On les a surnommés les Cosaques de l' Inde et ce titre paraît justifié par les qualités d'agilité, d'endurance et de hardiesse dont ils faisaient preuve en campagne.
À ces hommes qui le suivaient, Sivaji donna, avec l' expérience du combat régulier, une confiance enthousiaste en eux-mêmes et le sentiment qu'ils étaient un grand peuple. Mais malgré le succès de ses entreprises et la très réelle puissance qu'il avait acquise dans toute l' Inde méridionale, il conserva toujours le souvenir de ses origines et la simplicité de ses mœurs primitives. Les contemporains ont observé avec quelque étonnement qu'il ne s'entourait pas d'un brillant état-major et que ses officiers appartenaient, comme lui-même, aux plus humbles castes; en revanche, pour les affaires politiques et pour les relations avec les autres souverains, il utilisait des brahmanes, estimant sans doute que leur prestige et leur esprit de ruse serviraient mieux ses intérêts.
Sivaji était le fils d'un montagnard des Ghâts, Shaji Bhomla [ou Shahaji Bhonsle, I594-I664; en plus du sultanat de Bijapur, il a servi le sultanat d' Ahmadnagar et l'Empire mogol, l'empereur Shah Jahan, à différents moments de sa carrière. Il avait pour épouse Jijabai Jadhav, I598-I674; mère de Sivaji, elle était la fille d'un noble marathe; elle meure I2 jours après le couronnement de son fils], entré au service du roi de Bijapur, [Muhammed Adil Shah] et disgracié par son maître, à la suite des excès dont il s'était rendu coupable dans ses gouvernements de Pouna [ou Pune, ou Poona, ou Punevadi, avant la colonisation britannique; ancienne capitale de l'Empire marathe, elle est, de nos jours, la deuxième ville, après Bombay, de l'État du Maharashtra] et de Bangalore. ["...En décembre I638, les forces bijapuriennes s'emparent de Bangalore, qui est confiée à Shahaji en tant que jagir. Ranadulla Khan lui confie également les régions de Kolar, Hoskote, Doddaballapura et Sira, en consultation avec le souverain de Bijapur Muhammad Adil Shah. Shahaji choisit Bangalore comme quartier général en raison de la sécurité de sa forteresse et de son climat favorable, bien que Shahaji n'ait pas pu garder le contrôle de l'ensemble de ce territoire après le départ de l'armée principale de Bijapur, les expéditions annuelles de l'armée de Bijapur ont continué à amener de nouveaux territoires sous son contrôle. Les souverains de Bijapur exercent peu de contrôle sur la région de Bangalore, que Shahaji dirige de façon presque indépendante. Le souverain de Bijapur lui fait confiance et l'appelle même " le pilier de l'État " dans une lettre. Cependant, en I639, Shahaji semble avoir été impliqué dans un conflit contre le gouvernement de Bijapur. Les archives montrent que le souverain de Bijapur, Muhammad Adil Shah, a ordonné au Deshmukh de Lakshmeshwara de soutenir le commandant Sidi Mooflah dans l'arrestation des " relations, dépendants, serviteurs et chevaux " de Shahaji... "; sur le Web] C'est le désir de venger son père, mort dans les prisons royales,[ aujourd'hui, la version de sa mort semble moins " romanesque " : "... En I659, le gouvernement de Bijapur envoie une armée de I2 000 hommes dirigée par Afzal Khan contre Shivaji, mais ce dernier sort victorieux du conflit. Entre I659 et I662, Shahaji se rend à Pune en tant que médiateur entre Shivaji et Bijapur, rencontrant son fils pour la première fois en I2 ans. Ce fut également la dernière rencontre de Shahaji avec Shivaji, car ce dernier mourut au début de l'année I664 dans un accident de chasse... "; sur le Web] qui fit de ce chef un bandit, dont la figure apparaît au premier aspect aussi romantique que celle d' Hernani. [pièce de théâtre en vers de HUGO Victor, publiée et donnée en représentation pour la première fois, à la Comédie française, en I830; la polémique et les chahuts qu'elle suscita, prit pour nom : la bataille d' Hernani !] Mais ne nous laissons pas tromper par les apparences. En réalité, les premières années de sa carrière ne furent rien moins qu'édifiantes. Il s'était retiré dans les montagnes où il partagea la rude vie des brigands et apprit d'eux l'endurance et la cruauté nécessaires à l'exercice de sa dangereuse activité. Successivement, par plusieurs coups de main heureux, il captura une caravane qui transportait le trésor du prince, s'empara de quelques forts, et finit par dominer tout un district. Ces diverses expériences lui permirent d'acquérir en peu de temps les qualités d'un remarquable général et d'un habile homme d' État. Aucun homme de sa race n'a laissé dans l' Inde un souvenir plus populaire; aujourd'hui encore, son nom est évoqué fréquemment, entouré d'une sorte de légende populaire dont on retrouve les vestiges dans les chants des poètes et les récits des conteurs. [au XXe et XXIe siècle : les nationalistes du parti politique Shiv Sena, dans l' État du Maharashtra, le considèrent encore comme un héros « national ». À la suite de sa victoire aux élections locales, I995-I999, ce dernier renomme la ville de Bombay en Mumbai et, plusieurs bâtiments, en son honneur : l'aéroport international Sahar International Airport et l'aéroport régional Santa-Cruz ont été fusionnés sous le nom de Chhatrapati Shivaji International Airport ; la gare Victoria a été renommée en Chhatrapati Shivaji Station ou CST en 1996; le musée du Prince de Galles a été renommé " Chhatrapati Shivaji Museum "] Il faut ajouter, pour être juste, que son extraordinaire fortune fut favorisée par l'état de division du pays qu'il avait pris pour centre de ses opérations. La décomposition des petits États du Dekkan, les rivalités, les luttes perpétuelles qui les divisaient, le livraient en proie à l'ambition d'un hardi condottiere. [italien condottiere, de condotta, troupe de mercenaires; chef de partisans ou de soldats mercenaires, en Italie, au Moyen Âge et pendant la Renaissance. Larousse]
Jijabai sur un timbre de l'Inde, en I999
Mais le génie de Sivaji fut de comprendre les fautes d' Aureng Zeb et de les exploiter en excitant le fanatisme religieux des Mahrattes contre les persécutions du Grand Mogol, et en éveillant ainsi leur esprit national. Ces sentiments furent si profondément enracinés qu'ils devaient préserver son œuvre longtemps après qu'il eût lui-même disparu. L'ancien chef de bandits se sentait si bien l'âme d'un grand peuple, dont il avait la charge, qu'en I679, il fut le seul à protester dans une lettre officielle à l'empereur contre le rétablissement du dzéjieh. Mais à cette époque, il pouvait traiter d'égal à égal l'empereur de Delhi, et même hausser le ton avec l'autorité d'un maître, car de I660 à I680, il était devenu le vrai souverain de la péninsule hindoustane.
Pour se constituer un trésor de guerre, à la veille de la première expédition qu'il méditait, et compléter les ressources qu'il devait au pillage, Sivaji usa d'un procédé aussi orignal que cynique. Il mit à profit la coutume traditionnelle des riches Hindous, selon laquelle ils enfouissaient de leur vivant une partie de leurs richesses, pour en jouir après leur mort; parfois, regrettant de s'être ainsi dépouillés prématurément d'un bien dont ils auraient pu utilement profiter, ou pressés par le besoin d' argent, ils faisaient déterrer leurs trésors. Tavernier pu acheter dans ces conditions une magnifique coupe d' agate et tout un lot de diamants que leur propriétaire avait laissé dormir sous terre près de cinquante ans. Mais encore fallait-il connaître le secret de la cachette qui, en général, était soigneusement gardé. Les prêtres, à qui l'auteur du dépôt, par scrupule religieux, ou pour avoir une garantie, confiait parfois ce secret, connaissaient ainsi plus d'un magot dissimulé. Comment Sivaji s' y prit-il ? Employa-t-il la force ou la ruse ? Acheta-t-il la fragile conscience de certains brahmanes ? Le fait est que ceux-ci, dans une place du Bijapur dont il s'était rendu maître, lui révélèrent l'endroit où gisaient les trésors cachés. Le chef mahratte n'hésita pas à faire démolir la plus grande partie de la ville et mit à jour assez de roupies et de pierres précieuses pour assurer la solde des trente mille hommes qui composaient alors toute son armée. L'histoire dit qu'il recommença plusieurs fois cette ingénieuse opération.
Cependant il portait encore plus haut ses visées. Il avait à sa portée une des villes à la fois les plus opulentes et les plus mal défendues de la péninsule, Surate, où s'accumulaient les riches produits du trafic européen, mais où l'état de perpétuel conflit entre les marchands Franguis et les gouverneurs mogols empêchait l'exercice de toute autorité régulière. Le 5 janvier I664, il tomba sur la ville qui n'offrit presque pas de résistance et qu'il saccagea de fond en comble.
Ce n'était pas la première fois qu'il portait ses coups contre les territoires qui dépendaient du Grand Mogol. Tout d'abord, il avait été en coquetterie avec la monarchie de Delhi et avait même paru la respecter. En réalité, il tâtait prudemment le terrain; pour donner le change sur ses intentions réelles, il était allé jusqu'à offrir ses services à Shah Jahan, encore au pouvoir, qui avait réservé sa réponse. Pour Sivaji, cette démarche était surtout une assurance qu'il prenait contre le roi de Bijapur, son ennemi numéro un. Mais en avril I663, il n'avait pas craint d'attaquer de nuit Shaista Khan, le futur vainqueur de l' Arracan, alors gouverneur du Dekkan. Shaista Khan fut gravement blessé, en défendant Aurengabad, et son fils tué dans l'attaque; mais les assaillants furent mis en fuite. Sivaji ne se tint pas pour battu. Il n'attendit pas que Shaista Khan eût quitté le Dekkan, rejoignant son nouveau poste au Bengale, pour exécuter son raid victorieux contre Surate.
Les Mémoires de Bernier nous apportent quelques détails pittoresques sur ce raid. Par une curieuse coïncidence, l'attaque se produisit au moment où l'ambassade éthiopienne, dont nous avons parlé ailleurs, venait d'aborder au port, escortant les présents destinés à Aureng Zeb. Mais n'était-ce bien qu'une coïncidence ? La maison où les ambassadeurs étaient descendus n'échappa ni à l'incendie ni au pillage. Que faisait-on en ce temps-là de l'immunité diplomatique ? Les infortunés représentants du monarque abyssin ne purent arracher aux flammes que leurs lettres de créance, quelques esclaves sur lesquels Sivaji ne réussit pas à mettre la main ou qu'il dédaigna parce qu'ils étaient en mauvais état, une peau de mule qui ne l'intéressait guère et une corne de bœuf, déjà vidée de la civette qu'elle contenait !... Bernier ajoute que les Éthiopiens parlaient en termes très exagérés de leurs mésaventures. Les habitants de la ville, qui avaient assisté à leur débarquement, prétendaient que leur train n'était pas aussi brillant qu'ils voulaient le faire croire. Fort démunis d'argent, et faméliques, ils auraient dû mettre le pillage de Surate au nombre des plus heureux évènements de leur vie puisqu'il les sauvait de l'humiliation de se présenter à Delhi avec leurs misérables présents. L' anecdote est piquante. Elle fournit à Bernier le prétexte d'un singulier brevet de moralité et de générosité décerné à Sivaji : les excès auxquels se livrèrent ses bandes dans la ville prise d'assaut permirent à ces étrangers de se présenter en posture de mendiants devant le gouverneur de Surate et d'implorer de sa charité des moyens de subsistance, ainsi que de l'argent et les papiers nécessaires pour continuer leur route jusqu'à Delhi... Voire. Mais qu'en pensait le gouverneur et les négociants portugais de la ville saccagée ? En tout cas, on constate que l'escroquerie aux dommages de guerre n'est pas une invention de notre époque privilégiée.
Et qu'en pensait Aureng Zeb lui-même ? Il n'avait pas attendu la prise de Surate, même s'il n'avait pu l'empêcher, pour comprendre la gravité du péril qui le menaçait lui aussi. L'attaque d' Aurengabad, succédant aux ravages exercés par Sivaji depuis six ans dans le Bijapur, lui avait ouvert les yeux. Il savait qu'il n'avait rien à attendre d'un homme qui avait maintenant sous ses ordres plus de cinquante mille hommes, fanatiquement attachés à leur chef, et qui, après avoir détruit une armée du roi sous prétexte de se réconcilier avec le général ennemi, " l'avait étouffé de ses mains armées de gantelets à griffes de fer, en faisant mine de l'embrasser ". ["... Après un traité de paix avec les Moghols et l'acceptation générale d'Ali Adil Shah II en tant que roi, le gouvernement de Bijapur devient plus stable et tourne son attention vers Shivaji. Ali Adil Shah II est un mineur dont la mère est le souverain de facto depuis le milieu des années I640, lorsque son père tombe gravement malade. La décision d'envoyer Afzal Khan contre Shivaji a probablement été prise par sa mère[8] Une lettre anglaise envoyée par le facteur Henry Revington à la Compagnie des Indes orientales, datée du I0 décembre I659, indique que la reine a conseillé à Afzal Khan de feindre l'amitié avec Shivaji, car la force militaire ne suffirait pas à vaincre Shivaji. (...) Afzal Khan campa finalement à Wai, une ville qu'il avait gouvernée les années précédentes. Shivaji s'était installé dans la nouvelle fortification de Pratapgad,(...) Selon Sabhasad, Afzal Khan envoie alors son émissaire Krishna Bhaskar Kulkarni à Shivaji, déclarant qu'il est un grand ami du père de Shivaji, Shahaji. Il lui promet d'user de son influence à la cour de Bijapur pour que le roi reconnaisse officiellement le contrôle de Shivaji sur le Konkan et sur plusieurs forts. Il promet également d'obtenir de Bijapur d'autres distinctions et équipements militaires pour Shivaji. Enfin, il déclare que Shivaji est invité à assister à la cour de Bijapur, ou à bénéficier d'une exemption de présence personnelle, s'il le souhaite. (...) Shivaji traita l'envoyé d' Afzal Khan, Krishnaji Bhaskar, avec respect et le rencontra secrètement la nuit, l'exhortant, en tant qu'hindou, à divulguer les véritables intentions d' Afzal Khan. Krishnaji laissa entendre qu' Afzal Khan avait des plans perfides. Shivaji renvoya alors Krishnaji à Afzal Khan avec son propre agent Gopinath Pant. L'envoyé présenta Shivaji comme quelqu'un qui respectait Afzal Khan en tant qu'aîné et associé de son père, et comme quelqu'un qui était prêt à se soumettre facilement. Cependant, son véritable objectif était de découvrir la force militaire et les intentions de l'ennemi. Sabhasad affirme que Gopinath a soudoyé les officiers d' Afzal Khan et qu'il a appris qu' Afzal Khan prévoyait d'arrêter Shivaji lors de la réunion. Le lieu choisi pour la rencontre était une crête située en dessous de Pratapgad, surplombant la vallée de la rivière Koyna.(...) Shivaji prend des mesures de précaution pour se défendre contre Afzal Khan : il revêt une fine cotte de mailles et une armure de fer sous ses vêtements, et dissimule deux armes : le bagh nakh, " griffes de tigre " ou crochets métalliques attachés aux doigts, et une épée dite " possédée " par la déesse Bhavani. Il part à la rencontre accompagné de deux soldats, —son expert bretteur Jiva Mahala et Shambhuji Kavji, qui portent chacun deux épées et un bouclier. Afzal Khan quitte son camp de Par avec une escorte de I000 soldats. Cependant, l'envoyé de Shivaji, Gopinath, argua qu'une si grande escorte ferait fuir Shivaji de la réunion, et convainquit Afzal Khan de n'amener que deux soldats à la réunion, tout comme Shivaji. (...) vint à la rencontre de Shivaji dans un palki, palanquin, accompagné de cinq hommes : deux soldats, son expert en épée Sayyid Banda, et les envoyés Krishnaji et Gopinath (...) Afzal Khan et Shivaji entrent alors dans la tente, chacun accompagné de trois hommes,— deux soldats et un envoyé. Afzal Khan insulte Shivaji en le traitant de paysan, kunbi, ce à quoi Shivaji répond en le traitant de fils de cuisinier : bhatari. Selon les textes maratha, Afzal Khan demande à Shivaji de se soumettre au roi de Bijapur, Adil Shah, et d'être reconnu comme seigneur vassal. Il fait semblant d'embrasser Shivaji, mais le poignarde rapidement avec une arme cachée. Protégé par sa cotte de mailles, Shivaji riposte; Afzal Khan se précipite alors hors de la tente ; son compagnon Sayyid Banda attaque Shivaji, mais est tué par Jiva Mahala (...) Afzal Khan est ensuite tué et décapité. Les différentes sources divergent quant à l'identité du meurtrier d' Afzal Khan et à la manière dont il a été tué. Muntakhab-al Lubab, un ouvrage du chroniqueur moghol Khafi Khan, attribue plutôt la trahison à Shivaji : il affirme que Shivaji a feint l'humilité et les larmes en s'approchant d' Afzal Khan, confessant ses péchés et demandant le pardon tous les trois ou quatre pas. Il fait ensuite semblant de trembler de peur et demande aux compagnons d' Afzal Khan de se retirer à distance. En réalité, il avait posté ses soldats en embuscade dans chaque grotte et dissimulé un bichuwa, poignard, qu'il utilisa pour attaquer Afzal Khan. (...) La tête d' Afzal Khan est présentée comme un trophée à la déesse Bhavani et à la mère de Shivaji, Jijabai, puis enterrée sous la " Tour Abdullah " à Pratapgad. Le reste du corps d' Afzal Khan est enterré à Javli. Ayant perdu son commandant en chef et subissant une attaque fulgurante des marathes, l'armée de Bijapur est défaite durant la bataille de Pratapgad, I0 novembre I659... "; sur le Web] Le Mahratte, bien ignorant pourtant de la tragédie classique, jouait au naturel le rôle de Néron dans Britannicus :
J'embrasse mon rival, mais c'est pour l'étouffer.
La prise de Surate fut le signal d'une lutte qui ne fut même pas interrompue par la mort de Sivaji, en I680, et qui devait durer autant que le règne d' Aureng Zeb.
Le Bagh-nakh, ou wagnak, " griffe de tigre " , est une arme constituée de griffes d'acier fixées à la main, parfois au moyen d'un gant, I9I6. Crédit photo : Parasnis, Dattatraya Balwant, Rao bahadu
En vain, le Mogol envoya contre le chef rebelle quelques-uns de ses meilleurs généraux, notamment les rajas Jai Singh et Jaswant Singh. Malgré leur loyauté, ces grands capitaines ne combattaient qu'avec répugnance et mollesse un ennemi qui appartenait à leur propre religion. Cette dernière considération explique peut-être la facilité avec laquelle Surate était tombée aux mains des assaillants. Lors de cette fameuse nuit du 5 janvier, ["...Surat est attaquée pendant près de trois jours, au cours desquels l'armée marathe pille toutes les richesses possibles des commerçants de la subah moghole de Guzerat et d'autres centres de commerce portugais. Les soldats marathes ont emporté de l'argent liquide, de l'or, de l'argent, des perles, des rubis, des diamants et des émeraudes dans les maisons de riches marchands tels que Virji Vora, Haji Zahid Beg, Haji Kasim et d'autres. Les affaires de Mohandas Parekh, le défunt courtier de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, furent épargnées car il avait la réputation d'être un homme charitable. Le voyageur français François Bernier écrivit ceci dans ses Voyages dans l'Inde moghole : " J'ai oublié de mentionner que lors du pillage des maisons des missionnaires étrangers, il n'y avait pas d'autre solution que de les piller..."; sur le Web] où les envoyés éthiopiens cherchaient à sauver de l'incendie leurs hardes, leur peau de mule et leur corne de bœuf, seul un homme avait fait une défense honorable dans la ville en proie à une terreur panique : Sir Georges Oxindon,[ou Oxenden; I620-I669; premier gouverneur de la présidence de Bombay au début du règne de la Compagnie britannique des Indes orientales; Shivaji doit achever la mise à sac de Surat avant que l'empire moghol de Delhi ne soit alerté, et il ne peut se permettre de passer beaucoup de temps à attaquer la Compagnie anglaise des Indes orientales. Sir George Oxenden réussit donc à défendre l'usine de Surat, un entrepôt fortifié, une maison de comptage et une auberge. En mars 1667, Charles II cède Bombay à la Compagnie des Indes orientales, qui charge Oxenden de prendre possession de l'île de Bombay. En août de la même année, la cour des directeurs le nomme gouverneur et commandant en chef de Bombay, avec le pouvoir de nommer un vice-gouverneur résidant sur l'île, mais il est placé sous le contrôle du président et du conseil de Surat. Le 2I septembre I667, l'île fut officiellement cédée par les troupes royales au nouveau gouverneur. Les officiers et soldats anglais qui s'y trouvent sont invités à entrer au service de la compagnie, et c'est ainsi que naît le premier établissement militaire de la Compagnie des Indes orientales à Bombay. Le I4 juillet I669, Oxenden mourut à Surat, et la compagnie érigea un monument sur la tombe de Sir George. "; sur le Web] gouverneur des Établissements anglais. Il réussit à galvaniser les marchands européens et les employés des comptoirs étrangers et se conduisit si vaillamment qu' Aureng Zeb lui décerna, pour récompense, une robe d'honneur et accorda à sa compagnie une réduction de 2.5% sur les droits de douane. En Angleterre, le souverain de Sir George ne se montra pas moins reconnaissant; on frappa en l'honneur du héros de Surate une médaille d'or avec cette inscription : Non minor est virtus quam quœrere parta tueri. [Défendre ce que l'on a gagné n'est pas moins courageux que de gagner].
Les tombes représentées sur cette photographie, I855, se trouvent dans le cimetière anglais de Surat. Christopher Oxenden et son frère, Sir George Oxenden, premier gouverneur de Bombay, sont enterrés dans l'une de ces tombes. Source : Source : surattourism.net/history
Si les Hindous pouvaient à la rigueur rester indifférents au sac de Surate, la sauvage destruction de cette ville était aux yeux des Musulmans, plus qu'un acte de guerre, un sacrilège; point d'embarquement pour les pèlerins de La Mecque, ce port était considéré comme un lieu saint et on l'appelait souvent Bab ul Makkah, Porte de La Mecque.
Dans cette ville sacrée, les bandes de Sivaji avaient commis pendant trois jours les pires violences, torturant la population pour obtenir l'aveu des trésors cachés, brûlant tout ce qui ne pouvait pas être enlevé, emportant avec elles un butin d'or et d'argent évalué à plusieurs millions, sans compter les perles et les diamants, les étoffes et les tapis précieux. Dans leur dévastation, ils n'avaient épargné que la maison du R.P. Ambroise, missionnaire capucin, et les habitations de quelques marchands hollandais et anglais.
À l' époque même de l'évènement, le bruit couru avec persistance d'une entente secrète entre Jaswant Singh et Sivaji, le premier ayant du moins fermé les yeux sur ce qu'il ne pouvait ou ne voulait empêcher. On accusait même Jaswant Singh de complicité avec les Mahrattes dans l'attaque nocturne contre Shaista Khan.
L'infériorité d' Aureng Zeb dans ces guerres du Dekkan n'avait pas seulement pour cause la fidélité douteuse des chefs auxquels il était forcé de se confier. À ce sujet, un historien anglais écrit : " Il est indiscutable que Sivaji prit aux Mogols soixante positions fortifiées sur des hauteurs et les conserva finalement. Mais le fait est que ceux-ci n'étaient pas habitués à ce genre de places, dépourvues de tout et sans commodités; si bien qu'ils préférèrent souvent les abandonner plutôt que de les défendre. " En résulte-t-il, comme le veut le même historien, qu'en revanche Sivaji se soit montré d'une évidente infériorité en rase campagne, sa seule tactique consistant à piller, à razzier les campagnes et à s'évanouir, avec ses cavaliers-fantômes, quand l'ennemi surgissait ? En tout cas, le Grand Mogol, quand il parlait de lui, l'appelait son rat de montagne. Ce rat de montagne avait commencer à ronger lentement, mais patiemment et sûrement, la plus grande monarchie de l' Inde.
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L'année I665 débuta cependant sous d'assez heureux auspices pour les armes mogoles. Jai Singh était arrivé le 3 mars à Puna, au centre du Dekkan, à mi-chemin entre Surate et Bijapur. Il ouvrit la campagne le I4 mars, et marchant vers le sud, s'empara de Rudramal le II juin. Le même jour, il eut une entrevue avec Sivaji et conclut avec lui, le I3 juin, le traité de Purhandar. [ou Purandar; "... Jai Singh assiège le fort de Purandar. Il gagne le fort voisin de Vajragad à la mi-avril. Il encercle Purandar et attaque les murs du fort avec des canons.(...) La garnison était en infériorité numérique par rapport aux Moghols, qui étaient supérieurs en nombre. Elle subit d'énormes pertes au cours de ce combat qui dura deux mois. Shivaji jugea futile de prolonger la résistance. Les familles des officiers marathes étaient abritées à l'intérieur du fort, de sorte que sa capture aurait été synonyme de captivité. Shivaji décide alors de rencontrer Jai Singh et de lui proposer des conditions de paix. (...) Voici les principaux points du traité : Shivaji conserve douze forts, ainsi qu'une zone d'une valeur de I00 000, I lakh, chevaux; Shivaji est tenu d'aider les Moghols chaque fois que cela est nécessaire; si Shivaji veut revendiquer la région du Konkan, sous le contrôle de Bijapur, il doit payer 4 millions, 40 lakh, aux Moghols; il doit abandonner ses 23 forts, dont Purandar, Rudramal, Kondana, Karnala, Lohagad, Isagad, Tung, Tikona, Rohida fort, Nardurga, Mahuli, Bhandardurga, Palaskhol, Rupgad, Bakhtgad, Morabkhan, Manikgad, Raigad, Saroopgad, Sagargad, Marakgad, Ankola, Songad, et Mangad; en plus de ces exigences, Shivaji accepte de se rendre à Agra pour rencontrer Aureng Zeb, afin de poursuivre les pourparlers politiques... "; sur le Web] Trêve plutôt que traité, car à la fin de l'année, en novembre, le raja reprit sa marche vers Bijapur et s'empara de plusieurs places; mais harcelé par l'ennemi, il dut s'éloigner à dix mille [~I7 km] de la ville, en janvier I666. La situation restait assez confuse. Certains chroniqueurs prétendent qu'au cours de cette année I665, l'avantage demeurait au général Aureng Zeb, celui-ci ayant en sa possession les deux tiers des forteresses de son adversaire dont il l'avait dépouillé par le traité de Purhandar, et ayant obtenu, par surcroît, que Sivaji abandonnât ses montagnes pour aller à Agra rendre hommage au Grand Mogol.
Nous allons voir quel fut le dénouement romanesque et décevant de cette affaire, en apparence si bien ourdie, qui échoua tant par l'indécision de l'empereur que par l'indomptable sauvagerie du rat de montagne.
En apparence, c'était un grand succès que d'avoir attiré l' insaisissable Sivaji dans les filets d' Aureng Zeb. Mais Sivaji dans le palais de son ennemi, c'était Bagheera, la panthère du Livre de la jungle, ["...The Jungle Book, (...) recueil de nouvelles dans la tradition des fables indiennes de Bidpaï, écrit par Rudyard Kipling, I865-I936, lors d’un séjour de quatre années dans le Vermont, aux États-Unis. (...) Parus en 1894 et en 1895, Le Livre de la jungle et Le Second Livre de la jungle constituent probablement son œuvre la plus célèbre. (...) Bagheera : la panthère noire, meilleure amie de Mowgli. Elle a autrefois été enfermée dans une cage, mais est devenue la plus féroce créature de la jungle... "; sur le Web] dans les cages du palais royal d' Udaipur, et ne jurant plus que " par la serrure brisée qui la délivrera ". Il était entré à Agra le Ier mai I666. Le I2, il fut présenté à l'empereur. On pense bien que, pour en imposer au Mahratte, l'astucieux souverain multiplia les formalités qu'il imposait d'ordinaire à tous ses visiteurs, compliquant à plaisir les délais et les cérémonies de sa hautaine et méticuleuse étiquette. Il croyait tenir à sa merci un adversaire assez imprudent pour se confier à sa loyauté. Mais qu'allait-il faire de lui ?
The Jungle Book, couverture de l'édition originale, I894, illustrée par John Lockwood Kipling, le père de Rudyard et, The Second Jungle Book, couverture originale : I895.
À présent, qu'on imagine , si l'on peut, Sivaji au milieu des splendeurs du palais d' Agra. Avec ses longs cheveux noirs dont les longues mèches embroussaillent ses oreilles, sa barbe hirsute et ses petits yeux clignotants de campagnard retors, — tel que nous le montre une gravure du XVIIIe siècle, d'après une miniature persane, — il fait figure du paysan du Danube au milieu du sénat romain. Il observe, il ronge son frein, il se tient sur ses gardes. Habitué à l'air vif des Ghâts, à la liberté des horizons infinis, il étouffe, il se fait l'effet d'un prisonnier. Pendant qu'il attend le bon plaisir de l'empereur, lui qui est accoutumé à imposer sa loi aux petits rajas du Dekkan et aux gouverneurs des villes prises d'assaut, il songe que ce palais où on l'héberge, avec les blocs de granit rouge de sa lourde enceinte hérissée de créneaux féroces, ressemble plus à une forteresse ou à une prison qu'à une demeure de plaisance. Il calcule ce qu'il faudrait d'hommes et de canons pour forcer cette enceinte, de ruse et d'agilité pour s'évader de ce cachot et sauter dans la Jumna qui traîne son cours boueux au pied de la montagne rouge. Mais quand il erre dans les salles intérieures, où on le laisse pénétrer, quand il monte jusqu'aux pavillons de dentelle blanche qui couronnent cette citadelle de Titans, il est ébloui par la profusion des mosaïques d'or et de lapis, des arabesques, des miroirs, des divans aux épais tapis de laine et de soies multicolores. Alors ses poings se serrent sur son simple baudrier de cuir brut, d'où l'on a pris la précaution, avec toute sorte de politesses cérémonieuses, de lui retirer son sabre, et il se voit emportant avec ses cavaliers, dans un galop furieux, les trésors et les sultanes d' Agra, jusqu'à son désert de steppes de pierre et de landes brûlées.
Aureng Zeb, cependant, tout en maintenant les distances avec un homme qui n'était à ses yeux qu'un chef de bandits, et un rebelle, cherchait à apprivoiser le rat de montagne dont il ne sous-estimait pas la force. Si l'on en croit Bernier, l'empereur, qui méditait à cette époque une guerre contre la Perse, aurait fait les premiers pas pour neutraliser cet ennemi redoutable. Secondant les efforts de Jai Singh, il aurait pris la peine d'écrire lui-même à Sivaji une lettre flatteuse pour l'inviter à la cour. En termes excessifs, il louait sa générosité, son intelligence et ses exploits, si adroitement qu'il le convainquit de sa propre bonne volonté. D'autre part, Jai Singh avait engagé sa parole pour garantir la sécurité du chef mahratte pendant cette extraordinaire visite. Mais quand celui-ci fut au palais d' Agra, le ton et les manières de ses hôtes changèrent. La femme de Shaista Khan, dont on n'a pas oublié la parenté avec l'empereur, ne cessait d'implorer Aureng Zeb pour qu'il traitât en prisonnier, en criminel, et non en invité, un homme qui avait tué son fils, blessé son mari à Aurengabad, et mis à sac la riche ville de Surate. De plus en plus, Sivaji se sentit épié, surveillé, trouvant sans cesse à sa porte plusieurs omrahs en armes, alors que lui-même était désarmé. Il prit une résolution désespérée.
Le I3 août, au matin, les gardes qui veillaient aux portes du palais, virent sortir un cortège de portefaix [homme dont le métier était de porter des fardeaux. Larousse] chargés de hottes et de lourds paniers bien clos. Ils ne s'étonnèrent pas de ce défilé et laissèrent passer sans défiance ces présents envoyés par l'hôte de l'empereur à ses amis, suivant un usage traditionnel. Or, dans l'un de ces paniers, sous un beau tapis de Kaboul, le rat de la montagne était soigneusement dissimulé. Bientôt, il respirait à l'air libre et reprenait la route du Dekkan, jurant qu'on ne le reprendrait plus dans Agra sans une escorte solide ou une armée conquérante. Il était resté trois mois chez Aureng Zeb.
C'est l'épisode des jarres d'huile dans le conte d' Ali Baba des Mille et une nuits. Mais la suite n'est pas moins étonnante. À peine l'oiseau déniché, les bruits les plus singuliers coururent sur les complicités qui lui avaient ouvert les portes de sa cage. Qu'on se rappelle les étranges complaisances de Jai Singh avec Sivaji; le fils du raja, Ram Singh, fortement soupçonné d'avoir favorisé l'évasion du Mahratte, fut banni de la cour. Aureng Zeb manifesta hautement une vive indignation contre le père aussi bien que contre le fils. Si bien que Jai Singh craignant que le Mogol ne saisit ce prétexte pour confisquer ses terres et ses biens abandonna précipitamment son commandement du Dekkan pour défendre son fief; mais il mourut en arrivant à Burhanpur, le Ier juillet I667. La bonté dont l'empereur fit preuve envers le fils de son vieux serviteur, quand il apprit cette mort, dément sa vérité primitive et nous laisse perplexes sur ses véritables sentiments; il écrivit à Ram Singh dans les termes les plus tendres et reporta sur sa tête la généreuse pension qu'il faisait au père. Tant et si bien que la feinte disgrâce de Jai Singh et des siens ne paraissait plus qu'une ingénieuse comédie. Aussi beaucoup de témoins de cette aventure et d'historiens qui nous l'ont transmise ont-ils pu dire sans invraisemblance que la fuite de Sivaji n'avait pu se produire qu'avec le consentement tacite du Mogol lui-même. En réalité, la présence à la cour du rebelle qui avait déchaîné tant de haine et de passion vengeresse, embarrassait grandement le souverain; tous ceux dont les parents avaient été victimes des Mahrattes n'étaient pas loin de le considérer comme le complice de leurs crimes, alors qu'il avait simplement essayé de conquérir par la douceur et la bonté son farouche ennemi. Chaque jour on le pressait de mettre à mort un homme qui s'était confié à sa loyauté; pour se dérober à ces importunes sollicitations et pour sauver l' hôte qu'il sentait gravement menacé d'une vengeance particulière, il n'eut pas d'autre ressource que de lui rendre la liberté en simulant une évasion.
Débarrassé de ce souci, Aureng Zeb put envoyer, à la fin d'août I666, une armée au Pendjab, pour arrêter la menace d'une invasion persane. En fait, si la situation était loin d'être éclaircie au Dekkan, où Jai Singh avait subit, avant sa feinte de disgrâce, un grave échec à Bijapur, les hostilités contre Sivaji marquèrent en apparence un temps d'arrêt. Pourtant, malgré la magnanimité de son rival, qu'il n'avait pas comprise, le Mahratte était retourné à ses montagnes " plus enragé que jamais contre les Musulmans ". Le voyageur français Thévenot, [Jean de..., I633-I667; de ses voyages au Levant, I656, en Afrique et en Inde, I666, il aurait rapporté en France l'usage du café. Larousse] qui a visité le Dekkan précisément à la fin de cette année I666, nous trace un sombre tableau de ce pays où l'état de guerre, ou plus exactement de guérilla perpétuelle, accumule les ruines et fait régner une totale insécurité. Pris entre le Grand Mogol et le chef Mahratte, les rois ou les rajas de la péninsule ne cherchent qu'à sauver leur vie et ce qu'ils peuvent préserver de leurs biens. Celui de Bijapur donne l'exemple, en refusant le tribut et en ne cédant qu'à la force. Sivaji, au cours des années qui vont suivre, n'attaquera pas directement les armées impériales, mais " il grignote " patiemment le territoire qu'il considère comme son fief. Entre la monarchie de Delhi et lui, il y a plus qu'une rivalité politique; il y a le choc têtu de deux fanatismes religieux. De plus en plus, l'ancien chef de bandits se pose en champion de l'hindouisme contre les Mahométans. Sous prétexte de protéger les pagodes, il s'empare des places militaires qui les abritent; il reprend une à une toutes celles qu'il avait cédées au traité de Purhandar; il terrorise les rajas, se livre sur eux à un véritable chantage pour les empêcher d'envoyer à Delhi l'argent du tribut annuel et leur impose à son profit, sous forme de prime d'assurance contre le pillage, une redevance fixe. Il exerce sur les gouvernements mogols laissés à sa merci la même pression qui réussit presque toujours. Enfin, ce zélé défenseur de Vichnou et de Shiva continue à déterrer les trésors des pagodes qu'il a prises sous sa protection.
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Portrait de Jean de Thévenot, vers I660, DE CHAMPAIGNE ou DE CHAMPAGNE Philippe, I602-I674, peintre français d'origine brabançonne.
À suivre...
BOUVIER René et MAYNIAL Édouard, " Le dernier des grands Mogols, vie d'Aureng Zeb ", Paris, Éditions Albin Michel, I947, 309 pages, pp. 2I7-230.
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