" ... À l’exception des petits groupements révolutionnaires qui existent dans tous les pays, le monde entier était résolu à empêcher la révolution en Espagne. Notamment le parti communiste, avec la Russie soviétique derrière lui, s’était jeté de tout son poids à l’encontre de la révolution... Il est à peine besoin de souligner pourquoi ce fut cette ligne-là qu’adopta également l’opinion capitaliste « libérale ». Un énorme capital étranger était investi en Espagne. La Compagnie des Transports de Barcelone, par exemple, représentait dix millions de livres de capital anglais ; or les syndicats avaient saisi tous les transports en Catalogne. Si la révolution se poursuivait, il n’y aurait pas de dédommagement, ou très peu ; si la république capitaliste prévalait, il n’y aurait pas à craindre pour les investissements étrangers. : Orwell, 1997a, p. 240. [...] De la manière la plus vile, la plus lâche et la plus hypocrite, la classe dirigeante britannique a fait tout ce qu’elle pouvait pour jeter l’Espagne dans les mains de Franco et des nazis. Pourquoi ? Parce qu’elle était pro-fasciste. Voilà la réponse évidente. : Orwell, 1953, p. 241. [...] selon ce qu’en dit Orwell, que la « Russie soviétique » et son représentant en Espagne, le Parti communiste espagnol, se soient « jetés de tout leur poids à l’encontre de la révolution » alors en marche en Espagne ? Pour comprendre cette attitude, en apparence contre nature, d’un pays et d’un parti qui étaient identifiés à la révolution d’octobre 1917 en Russie, il faut rappeler que, en 1936, quelque vingt années se sont écoulées depuis cet événement clé dans l’histoire mondiale. Les douze dernières années, sous la dictature stalinienne qui s’est imposée à partir de 1924, ont fini par balayer toute référence à la révolution et à la république des Soviets ou conseils ouvriers démocratiques en instaurant le pouvoir totalitaire de la bureaucratie. Pour ce régime, la révolution qui se déployait en Espagne ne pouvait que constituer une menace en risquant de s’étendre à d’autres pays et de raviver en Union soviétique une flamme révolutionnaire qui y avait été étouffée. Ainsi, en décidant, plus de trois mois après le début de la guerre civile, d’intervenir en Espagne en défense du gouvernement républicain que Franco aspirait à renverser, l’Union soviétique posait ses conditions qui, dans les termes d’Orwell, étaient : « empêchez la révolution ou vous n’aurez pas d’armes! » : Orwell, 1997a, p. 243. Elle entreprenait simultanément une véritable chasse aux opposants. Ses services secrets omniprésents et omnipotents procédaient à l’enlèvement d’opposants, à la torture et aux exécutions sommaires et recouraient à toutes les techniques de répression déjà largement mises en œuvre en Union soviétique. N’oublions pas que 1936 est l’année des premiers procès de Moscou et du début des premières purges de masse, au cours desquelles a été exterminée toute la génération des révolutionnaires qui ont réalisé la révolution de 1917, désormais qualifiés de contre-révolutionnaires par Staline. [...] Orwell lui-même a été la cible de cette fureur stalinienne à laquelle il n’a finalement échappé que de justesse en atteignant la frontière française, en juin 1937, [...] Pour éviter d’être arrêté, Orwell avait dû passer ses derniers jours en Espagne dans une semi-clandestinité : Cela me révoltait... Qu’avais-je fait ? Je n’étais même pas membre du POUM. Oui, j’avais porté les armes pendant les troubles de mai, mais comme l’avaient fait quarante ou cinquante mille autres. [...] peu importe ce que j’avais fait ou n’avais pas fait. Il ne s’agissait pas d’une rafle de criminels ; il s’agissait d’un régime de terreur. Je n’étais coupable d’aucun acte précis, mais j’étais coupable de « trotskysme ». Le fait d’avoir servi dans les milices du POUM était à lui seul amplement suffisant à me mener en prison. : Orwell, 1997a, p. 207-208.,... "
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Lire également : Paul Preston, Une guerre d’extermination, Espagne, 1936-1945, Paris, Belin, coll. Contemporaines, 2016, 848 p.
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La révolution espagnole étranglée par Staline
Karel BoscoHistorien, Genève
2017 09 11
En 1937, en pleine guerre contre les forces franquistes, le Parti communiste espagnol, fort de l’appui soviétique, attaquait d’autres composantes de gauche – la CNT [Confédération nationale du travail] anarco-syndicaliste et le POUM [Parti ouvrier d'unification marxiste] léniniste antistalinien. Une offensive qui a signé l’amorce du démantèlement des collectivités libertaires de Catalogne et d’Aragon.
Barcelone est occupée par les troupes franquistes le 26 janvier 1939, Madrid-la-Courageuse le 28 mars. La terrible Guerre civile espagnole s’achève dans le fracas des armes – 600 000 à un million de morts. Mais elle va se poursuivre dans le silence. Déjà en 1939 ont été enfermées en camps de concentration 700 000 personnes, dont le travail forcé visera à redresser la situation économique catastrophique de la péninsule saccagée, puis à construire usines, casernes, prisons, barrages, aéroports et lignes ferroviaires, sans parler de l’exploitation de l’étain, du fer, du charbon. Entre 1939 et 1944, près de 200 000 personnes sont assassinées par les escadrons franquistes, sans compter les prisonniers morts de froid, de faim, d’épuisement et de maladies, ni ceux qui ont succombé sous les tortures ou qui ont préféré se suicider. En 1948, 20 mineurs du bassin asturien sont jetés dans un puits, attachés les uns aux autres et brûlés vifs par des unités de police. Entre 1947 et 1949, c’est la terreur de masse qui brise les ultimes résistances paysannes.
Ce système concentrationnaire et totalitaire devait durer jusqu’à la mort de son chef, en 1975, et les aménagements de surface – ainsi dans le domaine du tourisme – ne changèrent rien à sa nature criminelle, « lointain héritage de l’ Etat-Eglise inquisitorial, esclavagiste et génocidaire du dénommé Siècle d’Or » : César Lorenzo.
Les divisions tragiques du camp républicain
Si Franco a écrasé la République et massacré tant de paysans et d’ouvriers, ce fut grâce à la complicité tacite des Etats européens, dont l’Angleterre – qui entraîna la France dans la désastreuse politique de « non-intervention » – et surtout grâce à l’appui militaire de Mussolini et d’Hitler. Mais on ne peut plus passer sous silence aujourd’hui les tragiques divisions qui minèrent et affaiblirent le camp républicain. Il s’agit d’un chapitre de l’histoire de la Guerre civile que les militants des gauches révolutionnaires ont gardé au cœur comme une flèche empoisonnée et que des historiens, d’abord peu nombreux, ont cherché à éclairer. Le grand public ne l’a vraiment découvert qu’à travers le film de Ken Loach, Land and Freedom, 1995, libre adaptation du témoignage de l’écrivain engagé George Orwell, Hommage à la Catalogne, 1938.
Trois ans avant le film de Loach, un téléfilm espagnol de haute qualité – diffusé en France par Arte – avait déjà jeté une lumière crue sur cet arrière-fond sordide : Opération Nikolaï, de Maria D. Genovés et Llibert Ferri. Une manière rigoureuse de confirmer ce qu’avaient rapporté Julian Gorkin, du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), dans son livre rageur de 1941, Canibales Politicos : Hitler y Stalin en España [Cannibales politiques : Hitler et Staline en Espagne], publié à Mexico, ou encore José Peirats dans la somme qu’il avait consacrée à la Confédération nationale du travail (CNT) en 1951-1953 – 1200 pages!
En 1961, les historiens Broué et Témime proposaient une première et monumentale synthèse en langue française, La Révolution et la Guerre d’Espagne : Ed. De Minuit. Depuis la mort de Franco, le retour difficile de l’Espagne à la démocratie et l’ouverture partielle des archives du KGB en Russie ainsi que celles des partis communistes en Occident, quantité d’études ont été publiées, notamment Le POUM : Révolution dans la guerre d’Espagne de Wilebaldo Solano, un ouvrage militant, Ed. Syllepse, 2002, et le très substantiel Mouvement anarchiste en Espagne – Pouvoir et révolution sociale de César M. Lorenzo : Ed. Libertaires, 2006.
En 1969, dans Le vif du sujet, Edgar Morin avait mis en évidence les arêtes de la problématique, sans détours ni litotes : « La guerre d’Espagne continue à être perçue comme épopée et non comme tragédie (…). Il y eut tragédie dès 1936, et la suite fut le pourrissement de cette tragédie. L’alternative franquisme-république continue à masquer des contradictions qui ont pourtant éclaté dans le sang. (…) À l’intérieur de la république, avant même [le putsch de Franco], le conflit entre la révolution et l’ordre bourgeois avait éclaté. Dans ce conflit, le stalinisme devait intervenir de plus en plus efficacement comme le tiers excluant, tuant la révolution et faisant progresser sa révolution sous le couvert de l’ordre. Il y eut une montée révolutionnaire culminant au partage des terres et des biens en Aragon [et en Catalogne] (…). Et ce furent les républicains, et non Franco, qui la brisèrent, et ce fut dans cette répression que se scella la belle et bonne alliance entre bourgeois républicains et communistes staliniens. L’actuelle mythologie antifasciste se fonde sur l’anéantissement des communes [libertaires] d’Aragon et de Catalogne ».
Des soi-disant contre-révolutionnaires soumis à la question
Il faut approfondir. Lorsque la révolution sociale éclate en Espagne en 1936, suite à la victoire électorale des forces de gauche rassemblées dans le Frente popular, et que le coup d’État de Franco va fracasser dans les conditions que l’on sait, les visages du changement et du renouveau sont multiples : les anarcho-syndicalistes de la CNT – près d’un million de militants –; les socialistes divisés en une aile réformiste et une aile radicale ; le POUM léniniste mais violemment antistalinien et distant de Trotsky ; les divers courants républicains de gauche ; les militants des autonomies basque et catalane ; le Parti communiste espagnol, encore très minoritaire.
La révolution, en Catalogne et en Aragon, dans une certaine mesure en Estrémadure et en Andalousie, c’est, sous l’égide la CNT mais pas d’elle seule, le partage des terres et la socialisation des outils de production, celle-ci étant particulièrement visible à Barcelone, promue « capitale du prolétariat mondial », où les ouvriers gèrent eux-mêmes leurs entreprises, non sans difficultés. Sur le plan militaire, Staline apporte le soutien de la Russie soviétique, salué avec émotion et enthousiasme par le peuple qui doit affronter les armées de Franco, bien entraînées, bien équipées et parfois fanatisées.
Un soutien qui se paie : 500 000 kilos de lingots d’or – les deux tiers des réserves de la Banque d’Espagne – sont « mis en sûreté » en URSS [Union des républiques socialistes soviétiques] par le gouvernement républicain, et ils ne seront jamais restitués : Madrid était déjà assiégée, il est vrai, toutefois Barcelone ou Valence auraient pu abriter ce trésor, mais elles étaient sous le contrôle d’une CNT fort mal vue des autorités.
Fort de l’aide soviétique, le PC espagnol monte en puissance et passe à l’offensive en 1937. Sa volonté de mettre la main sur la centrale téléphonique de Barcelone, lieu stratégique occupé par les anarchistes, débouche sur un affrontement armé entre ses militants et ceux de la CNT et du POUM, qui coûtera la vie à 500 personnes. Un affrontement qui s’étendra à l’ensemble de la Catalogne et de l’Aragon, où les troupes « marteau et faucille » s’activeront à liquider les communes paysannes, qui assurent pourtant le ravitaillement des zones républicaines. Et cela alors que les milices révolutionnaires et que les volontaires des 70 nations engagés dans les Brigades internationales sont au feu face à la barbarie franquiste…
Non contents de détruire, les dirigeants du PC salissent et insultent, sur les conseils des agents du NKVD – la police secrète soviétique – infiltrés dans l’administration républicaine : les militants de la CNT et plus encore ceux du POUM, haïs de Staline, sont accusés de complicité active avec Franco, avec Hitler. Les tchekas, culs-de-basse-fosse du NKVD en Espagne, se remplissent de soi-disant contre-révolutionnaires soumis à la question. Andrès, Andreu, Nin du POUM, la figure la plus respectée et la plus prestigieuse de la révolution espagnole, est kidnappé, torturé et assassiné par les nervis staliniens, entre autres par le Hongrois Erno Gerö – ce qu’a révélé le téléfilm Opération Nikolaï.
La révolution est écrasée, la liberté recule partout en Espagne, les armés franquistes progressent inexorablement. Staline se retire sur la pointe des pieds – il a d’autres soucis, d’ordre diplomatique. Valence, Barcelone, Madrid tombent. La tentative de constituer une première « démocratie populaire » de style soviétique sur sol étranger a échoué. Et c’est tout un peuple qui a été massacré, et qui va subir le martyre durant près de quarante ans.
Pour une autre image du futur humain
Il est évident que l’histoire de la Guerre civile espagnole ne se réduit pas à cette seule tragédie, ni que l’engagement d’une bonne partie des militants du PC ne se limite aux pratiques criminelles de ses dirigeants sous influence, mais il est inconcevable de négliger, pire, d’oublier ces événements et leur profonde signification politique à l’heure où la mondialisation meurtrière des économies nous met au défi de penser et de développer une alternative solidaire et démocratique à caractère écologique et socialiste. L’expérience, même brève, même cassée, des communes libertaires et des usines autogérées de Catalogne et d’Aragon n’est pas un passé qui n’intéresserait que des universitaires. Elle peut être une des images possibles du futur humain.
Les efforts et les sacrifices inouïs qui furent ceux du peuple russe et de son armée durant la Seconde Guerre mondiale, et qui contribuèrent plus que largement à libérer l’Europe de l’hydre nazie, ne changèrent rien aux pratiques staliniennes une fois la victoire acquise : tortures et procès truqués dans les Etats satellisés par l’URSS – Bulgarie, Hongrie, Tchécoslovaquie notamment –, au cours desquels sont liquidés de vieux militants, des résistants à l’occupant allemand, des anciens combattants de la Guerre d’Espagne. Et la répression, sinon le feu, pour la classe ouvrière quand elle n’est plus docile : à Berlin-Est et dans les grandes villes de l’Allemagne communiste en 1953 ; en Hongrie en 1956 – face aux conseils d’usines –; en Tchécoslovaquie en 1968 – toujours face aux conseils d’usines – ; en Pologne en 1970 – les forces armées tirent sur les ouvriers de la Baltique. Certaines bonnes leçons avaient été retenues : à Budapest, le 25 octobre 1956, le peuple défilait pacifiquement devant l’immeuble de la radio ; sur l’ordre du secrétaire du Parti, les agents de la police secrète ouvrent le feu, précipitant la violence. Le secrétaire : Erno Gerö?, l’assassin d’ Andrès Nin.
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