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Je laisse à penser quelles plaisanteries éveilla notre mise en scène! Nous eûmes toutes les peines du monde à empêcher un brave garde national qui se trouvait là, et qui se disait serrurier de son état, de dévisser le minuscule bouton de cuivre fileté surmontant la fusée. Il fallut lui expliquer longuement que la pointe du détonateur était peut-être à moitié entrée dans la mince couche de plomb qu'il lui aurait fallu percer en tombant pour atteindre le fulminate [sel de l'acide fulminique ; non isolé, il détone fortement par le choc ou par la chaleur] et que, en faisant tourner la tige qui le portait, on pouvait fair sauter tout l' établissement.
À la fin, nous emportâmes l'obus et après avoir parcouru toute l'avenue d' Italie et le boulevard de l' Hôpital, en nous relayant sous la charge, nous allâmes le noyer dans la Seine, au pont d' Austerlitz.
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Je laisse à penser quelles plaisanteries éveilla notre mise en scène! Nous eûmes toutes les peines du monde à empêcher un brave garde national qui se trouvait là, et qui se disait serrurier de son état, de dévisser le minuscule bouton de cuivre fileté surmontant la fusée. Il fallut lui expliquer longuement que la pointe du détonateur était peut-être à moitié entrée dans la mince couche de plomb qu'il lui aurait fallu percer en tombant pour atteindre le fulminate [sel de l'acide fulminique ; non isolé, il détone fortement par le choc ou par la chaleur] et que, en faisant tourner la tige qui le portait, on pouvait fair sauter tout l' établissement.
À la fin, nous emportâmes l'obus et après avoir parcouru toute l'avenue d' Italie et le boulevard de l' Hôpital, en nous relayant sous la charge, nous allâmes le noyer dans la Seine, au pont d' Austerlitz.
***
Puisque je parle d' Édouard Cadol, l'occasion est bonne pour donner aux lecteurs d'aujourd'hui une idée de ce qu'était la littérature du siège.
Ce charmant écrivain, troublé, comme tant d'autres, au plus profond de son être par les évènements tragiques de la guerre, alla quelques jours avant d'être incorporé dans la batterie de l'École polytechnique, revoir ses anciens camarades, les auteurs dramatiques et les comédiens qui donnaient leurs soins et leur temps aux blessés, à l'ambulance de la Porte Saint-Martin.
Il tomba en pleine opération chirurgicale, au moment où l'on allait couper une jambe à un franc-tireur cruellement atteint.
Et voici comment il traduisit ses impressions, dans une note que j'ai sous les yeux :
" En ce temps là — c'était en juillet dernier, — il y avait, dans un village, un brave garçon de vingt ans. Il n'était ni beau ni élégant, mais, tel qu'il était, son père et sa mère étaient contents de l'avoir. Ce n'était pas un aigle, non plus, mais il avait les qualités de sa condition : sobre, patient à la besogne et doux de caractère. En son enfance, on lui avait enseigné vaguement que la terre est ronde, qu' Henri IV est mort et que 2 et 2 font 4. Comme cela ne le gênait point, il le croyait bien volontiers. Cependant, il est à parier qu'il ne se fût pas pris aux cheveux avec qui lui eût contesté l'exactitude de la chose. Que lui importait, après tout! Le principal, pour lui, était de cultiver sa terre, de se marier un beau jour et de mourir en paix, après avoir élevé des enfants.
Malheureusement, il arriva qu'un autre homme, dont il avait entendu dire qu'on l'appelait : " Vôtre Majesté ", se prit de querelle avec un bon frère à lui, à propos d'une affaire espagnole, dont un prince allemand voulait se mêler. Qui avait raison des deux? On ne sait. Le seule chose certaine, c'est qu'à cause de cela, notre pauvre garçon, qui ne connait ni l'un ni l'autre, et l'affaire espagnole encore moins, se tordait tout à l'heure sur son lit de souffrance, doutant de Dieu, criant : " Achevez-moi! ", tandis que le chirurgien, maitrisant sa pitié, faisait des prodiges de science pour empêcher qu'il ne mourût de sa blessure.
Et pendant qu'il est là, épuisé, haletant, les deux majestés font ripaille. Et sa terre, à lui, est en friche, et chez lui de pauvres gens pleurent, et il y a des villes détruites, du sang qui coule, des misères qui râlent, des veuves, des orphelins, — et de tristes vieillards qui mourront seuls, comme des chiens! "
Édouard Cadol
Ce mélange d'idées générales et de sentimentalisme occasionnel exprimait à la perfection l'état d'âme des Parisiens du siège. Une autre fois encore, et dans la même forme romantique à la fois et parfaitement sincère, Cadol a donné la même note. Il écrivait, le 17 décembre 1870 :
" Venu pour serrer la main de mes excellents camarades et anciens collègues de l'ambulance et pour leur annoncer mon incorporation dans l'artillerie, ma satisfaction de les voir s'est vite éteinte. Un pauvre blessé doit subir une opération dans un moment. On m'a amené près du brave garçon. Il est prêt. Le sacrifice est fait ; il sourit! J'ai vu la salle de l'opération préparée. J'ai vu les docteurs arriver. J'ai vu chacun à son poste, ému, mais décidé.
On commence...
Et Bonaparte fume en paix dans une maison princière!...
Et Guillaume chasse dans les parcs de Ferrières!...
Où donc est la justice de Dieu, dans tout cela? "
Édouard Cadol
Ce n'est point dans mon intention de moquerie que je cite ces morceaux, évidemment un peu démodés. Loin de moi une telle pensée! Il faut, au contraire, bien comprendre qu'ils traduisaient admirablement l'unanime pensée des Parisiens. C'est parce que l'on sentait avec cette sincérité ingénue les souffrances, les humiliations et les injustices dont la France était frappée, que l'on avait une même résolution pour défendre Paris, un même espoir de le sauver.
Tout le monde, au fond, pensait comme Cadol, et si tout le monde ne le disait pas de la même façon... C'est que tout le monde n'avait pas écrit les Inutiles...
Et Bonaparte fume en paix dans une maison princière!...
Et Guillaume chasse dans les parcs de Ferrières!...
Où donc est la justice de Dieu, dans tout cela? "
Édouard Cadol
Ce n'est point dans mon intention de moquerie que je cite ces morceaux, évidemment un peu démodés. Loin de moi une telle pensée! Il faut, au contraire, bien comprendre qu'ils traduisaient admirablement l'unanime pensée des Parisiens. C'est parce que l'on sentait avec cette sincérité ingénue les souffrances, les humiliations et les injustices dont la France était frappée, que l'on avait une même résolution pour défendre Paris, un même espoir de le sauver.
Tout le monde, au fond, pensait comme Cadol, et si tout le monde ne le disait pas de la même façon... C'est que tout le monde n'avait pas écrit les Inutiles...
XVI
BUZENVAL
Le bureau de l' État-major pendant la bataille. — Une partie de piquet. — On vient aux renseignements. — Les bruits qui courent. — Une autre partie de piquet. — " Décidément, c'est une défaite ". — Encore une partie de piquet. — Le récit allemand des alternatives de la journée.
Je n'ai personnellement rien vu de la bataille de Buzenval ; mais toute la journée du 19 janvier s'est passée pour moi, au siège de l' État-major du secteur, à recevoir des nouvelles et à les communiquer à qui de droit.
Lettre par ballon monté donnant les détails de la seconde bataille de Buzenval, le 21 janvier 1871. Source
Le colonel Hudelist avait fait une courte apparition, le matin, à 6h 1/2. Plus triste que jamais, il avait dit :
— Vous demeurerez en permanence. Aucune action n'est prévue pour nos batteries. Si le lieutenant-colonel Bernard vient, vous lui communiquerez tous les avis que vous aurez reçus de la Place et prendrez ses ordres. S'il ne vient pas, vous verrez sûrement Cary, qui vous dira ce qu'il faut faire. Les commandants de Girardin et Schœlcher passeront ici une partie de la journée... Je ne reviendrai personnellement que ce soir. Je me rends au Mont-Valérien, où je suis appelé auprès du gouverneur. Ne quittez pas l' état-major avant de m'avoir revu, car, si ce que je prévois arrive, il faudra peut-être travailler la nuit prochaine...
Le bon colonel avait l'air si désespéré en me donnant ces ordres de voix lente et grave, que je ne pus me défendre de le regarder d'un air interrogateur. Comme il était la bonté même, il répondit aussitôt à ma muette question :
— Vous savez ce que je pense, mon cher enfant : ville investie, ville prise. On va tenter un effort désespéré, mais inutile. Nous serons ramenés sous Paris. Dieu veuille que l'ennemi n'arrive pas en même temps que nous!... Il faudrait alors assurer la défense dans la ville même, et ce serait le massacre...
J'eus un sursaut qui n'échappât point au colonel.
— Ne vous étonnez pas! continua-t-il. Surtout ne répétez à personne au dehors, avant ce soir, ce que je vous ai dit. Mais les circonstances sont graves, très graves!... Restez ici, sans bouger, cela vaut mieux. Vérifiez les états de munitions et d'armements. S'il y a quelque dépêche à porter, envoyez un planton. Ne vous absentez sous aucun prétexte.
Le chef, ayant dit, s'enveloppa dans sa grand capote noire, m'adressa un bon sourire, comme pour me consoler par avance du malheur annoncé, ouvrit la porte et me laissa seul.
Plus d'une heure après son départ, le commandant Cary se présenta. J'ai dit quel officier énergique et savant c'était. Toute sa personne robuste et active disait la décision, le sang-froid, la volonté de voir clair dans les moindres détails du service et d'entretenir autour de lui la confiance et l'entrain. Quoiqu'il fût, de la sorte, à l'antipode du colonel Hudelist, il avait pour celui-ci un profond respect, et je le vis tout de suite quand, sur sa demande, je lui eus conté ce que m'avait annoncé mon supérieur. Il fronça les sourcils, devint très pâle et tourna les talons pour me cacher son trouble. Un instant après, il me dit :
— Cela n'empêche pas qu'on doive faire jusqu'au bout ce qu'il faut. Où sont ces Messieurs?...
Je répondis que je ne 'avais encore vu personne.
— Oui, reprit-il, Schœlcher doit être au square Notre-Dame pour inspecter les pièce de la Garde nationale. Le commandant de Girardin doit faire la tournée des bastions...
Puis, après un silence, il ajouta, comme malgré lui :
— Le combat devait être engagé à 6h 1/2 du matin, avant le jour. Toute la nuit, les troupes ont défilé, par les routes et par les ponts. Mais il y a eu un encombrement de tous les diables. Au signal convenu, une seule colonne était prête, celle du Mont-Valérien, commandée par le général Noël. Elle a marché tout de suite sur Montretout [plateau de la commune de Saint-Cloud ; il devrait son nom à l'incroyable vue, surplombant Paris], sans être appuyée ni à droite, ni à gauche. Si elle réussit à enlever la redoute, il n'y aura que demi-mal ; mais c'est un fichu début!...
À ce moment, la porte s'ouvrit. Les deux autres chefs d'escadrons entrèrent : l'un, le commandant Girardin, lourd et jovial, son éternelle pipe à la bouche, coupant en deux la longue frange grise de sa moustache ; l'autre, le commandant Schœlcher, neveu, je crois, du vieux abolitionniste qui fut membre de l'assemblée nationale et sénateur inamovible, correct, mince et froid, avec une belle barbe poivre et sel.
Je me remis à mon travail, et, tandis que le commandant Cary expliquait les choses, les deux autres se mirent machinalement à jouer aux cartes.
Un officier vint, peu de temps après, leur apporter des nouvelles :
" L'aile droite, commandée par Ducrot [général], n'avait put se mettre en marche qu'à 9h 1/2 : avec trois heures de retard! Elle avait porté tout de suite son avant-garde sur Buzenval et la Malmaison ; mais l'ennemi, surpris par la première attaque, et à qui le général Noël avait enlevé la redoute de Montretout, avait eu le temps de se renforcer. Ses batteries faisaient de grands ravages dans nos rangs. Le combat continuait. "
Tandis que le commandant Cary s'en allait aux nouvelles, les deux autres recommencèrent une partie de piquet. Moi, je faisais semblant de vérifier mes états ; mais, en réalité, je pensais à toute autre chose...
À chaque instant se présentaient des officiers de la garde nationale ou des membres de la municipalité, venus aux informations. Je leur disais ce que je savais, succinctement, tout en prenant grand soin de leur communiquer aucun détail fâcheux.
— Vous devriez préparer un bulletin pour le montrer à ces gens-là, me dit le commandant Schœlcher. Faites-le court et sommaire.
— Oui, ajouta le commandant de Girardin, en battant les cartes, ce sera moins embêtant que de vous entendre toujours répéter la même chose.
Les heures passèrent ainsi, entre d'interminables parties et d’interminables consultations de visiteurs.
Je finis par demeurer seul, les officiers supérieurs étant allés déjeuner.
Puis il revinrent et, après eux, les curieux.
À quatre heurs de l'après-midi, enfin, un court billet de la Place nous avertit que l'ennemi venait de prendre l'offensive et que nous étions en pleine retraite, le général Trochu ayant pris personnellement la direction des troupes.
— Ah! bien, alors, fit le commandant Schœlcher, on revient? Décidément, c’est une défaite.
En effet : " on revenait ".
La nuit tombant, les Prussiens s'étaient heureusement retirés derrière leurs ouvrages, moins celui de Montretout, où ils ne reprirent pied qu'à neuf heures du soir. S'ils y étaient rentrés plus tôt, ils auraient fait une boucherie de notre armée, qui reculait en masses confuses.
À 9h 1/2, Trochu était rentré au Mont-Valérien.
À onze heures, j'étais seul au bureau, quand le colonel Hudelist y revint.
— Tout s'est passé comme je le prévoyais, me dit-il brièvement. Demain matin, il faudra dresser un état complet de ce que nous avons en pièces de tous calibres montées sur les remparts. La Place nous le demandera sans doute dans la journée, pour préparer la capitulation. — Allez vous coucher, mon pauvre enfant!
Voilà tout ce que j'ai su de Buzenval [pour plus de détails, c'est ICI]
Mais je ne veux pas terminer ce chapitre sans y faire une place à la contre-partie : au récit que l'ennemi a fait de la même bataille.
Voici comment s’expriment sur ce sujet les Mémoires de Bismarck :
Jeudi, 19 janvier. — Temps sombre. La poste n'a pas été délivrée, et le bruit court que la ligne de chemin de fer qui passe à Vitry-la-Ville, près de Châlons, a été détruite pendant la nuit.
À dix heures du matin, nous commençons à une entendre une vigoureuse canonnade, à laquelle se mêlent des détonations d'artillerie de campagne. Renseignements pris, cette canonnade provient d'une grande sortie que tentent les troupes assiégées dans la direction de Bougival et de la Celle-Saint-Cloud.
Paris a réuni vingt-quatre bataillons et ce qui lui restait de pièces. Vers deux heures, le sifflement des mitrailleuses est incessant ; on l'entend distinctement et l'artillerie française ne doit pas avoir pris ses positions à plus de quatre kilomètres de Versailles.
Le Chancelier monte à cheval et part au galop dans la direction de Marly, où se trouvent déjà l'empereur et le Kronprinz [prince héritier].
Une grande agitation règne pendant ce temps à Versailles. Toutes les troupes bavaroises sont sur pied ; elles sont formées en masses serrées sur la place d'Armes et sur l'avenue de Paris.
Quant aux Français, ils sont adossés, au nombre de 60.000 environ, au Mont-Valérien et se sont déployés dans les plaines qui se trouvent à l' Est.
Un officier d' état-major nous apprend qu'ils se sont emparés de la redoute de Montretout et qu'ils défendent Garches, qui n'est pas à plus de trois quarts de lieue d'ici [~3.6km].
Le bruit court que nous allons peut-être être obligés de quitter Versailles...
J'arrête ici ma citation. J'ai voulu seulement prouver que tout imparfaitement préparée qu'elle fût, toute retardée par l'incapacité ou le défaut de confiance de quelques chefs, la sortie de l'armée de Paris avait pu un instant faire craindre aux Allemands d'être obligés d'évacuer Versailles.
Quelle leçon pour ceux qui n'ont pas su employer les admirables troupe enfermées dans la capitale!
Se figure-t-on ce qu'eût fait avec elle un chef jeune et hardi semblable à ceux qui ont illustré notre Révolution!
Avec Trochu et ses sous-verges [subordonnés], oui, le colonel Hudelist avait raison : on était battu d'avance.
Mais avec d'autres?...
XVII
LA FIN
Après la dernière bataille. — La réunion des maires. — Jules Simon et Clemenceau. — Tout se désunit et s'en va en haut ; la volonté de combattre n'existe plus qu'en bas. — L'émeute. — Les pourparlers de Versailles. — Le silence des canons.
Si j'avais entrepris de raconter l'histoire militaire et politique du Siège de Paris, il me faudrait encore de bien nombreuses pages pour exposer tous les évènements de la semaine qui suivit la bataille de Buzenval, du jeudi 19 janvier au jeudi 26.
Ce fut la semaine d'agonie.
Le sort de Paris et de la France entière fut décidé pendant ces huit journées, où l'on vit le gouvernement irrésolu et la population exaspérée entrer en conflit et se séparer brutalement l'un de l'autre, malgré les courageux efforts de quelques hommes... Si bien que l'émeute éclata finalement la veille de la capitulation et que le crépuscule du Siège fut l'aube de la Commune.
Mais, je l'ai déjà dit, je ne prétends rapporter ici que ce que j'ai vu moi-même, et je crois que c'est la meilleure contribution à fournir, de la part de tous les témoins du temps, aux historiens à venir.
Il y avait cependant des faits qui sautaient aux yeux de tout le monde, à Paris, et il n'était pas besoin, pour les connaître, d'avoir accès aux conseils de l' Hôtel de Ville ou d'être dans les secrets des chefs militaires. C'est ainsi que la réunion des maires qui eut lieu le 20 janvier, à trois heures de l'après-midi, au ministère des Affaires étrangères, en présence des membres du gouvernement et du général Trochu, revenu le matin du Mont-Valérien, fit dans la soirée l'objet des conversations de toute la ville.
M. Clemenceau [Georges Benjamin, 1841-1929, dit " le Tigre " ; homme politique ; " Incarnant par le verbe et l'action un idéal politique fondé sur la conception intransigeante qu'il avait de l'intérêt général, Georges Clemenceau fut l'une des grandes figures de la IIIe République. « Il y a en moi un mélange d'anarchiste et de conservateur dans des proportions qui restent à déterminer. » La vie de Clemenceau illustre assez bien ce jugement de l'homme d'État sur lui-même. Au terme d'une carrière politique qui a marqué un demi-siècle, c'est lui qui mena la France à la victoire en 1918. " ; Larousse], qui représentait le 18e arrondissement à cette réunion et à celle du lendemain, tenue au ministère de l' Instruction publique, sous la présidence de Jules Simon, est un des rares survivants parmi les fonctionnaires ou les élus de Paris à cette époque : il pourrait seul nous dire si les renseignements que je vais donner sont exacts. Je ne les ai appris, moi, que par la voix publique.
Georges Clemenceau sur le front en 1917. Ph. Monde et Caméra - Coll. Archives Larbor
***
À la séance du 20 janvier, au quai d'Orsay, Jules Favre commença de faire connaitre aux chefs des vingt municipalités d'arrondissement qu'il ne restait de pain — et quel pain! — que jusqu'au 1er février, au plus.
Ensuite, et coup sur coup, il annonça trois nouvelles terribles, que la population ignorait encore :
- La défaite complète du général Chanzy au Mans et la retraite de son armée débandée jusque derrière Laval ;
- L'échec définitif de l'entreprise de Bourbaki dans l' Est, où il venait de se heurter, à Héricourt, à toutes les forces du général Werder [Karl Friedrich Wilhelm Leopold August von..., 1808-1887, comte ; "... Mais enlisée à Villersexel dans des problèmes de ravitaillement de toutes sortes, l'armée de l'Est est incapable de poursuivre rapidement son adversaire. Mettant ainsi à profit cette inaction, les troupes prussiennes prennent pied sur la rive gauche de la Lizaine (ou Luzine). Cette rivière, bien que peu importante, forme un obstacle naturel. De plus, le remblai de la ligne de chemin de fer qui suit la Lizaine, de Montbéliard à Héricourt, offre un abri inopiné pour les Prussiens. Les Prussiens profitent de deux jours de répit, 10 et 12 janvier, pour placer des soldats tout le long de la Lizaine. [...] Composée de 140 000 hommes, l'armée française est hétéroclite et improvisée. Celle de l'ennemi est composée d'environ 52 000 hommes. Le climat en ce début de bataille est extrêmement rigoureux. Il neige, et il a neigé abondamment durant les jours précédents ; la température nocturne atteint −20 °C. Alors que les Prussiens ont trouvé des abris par réquisitions, les troupes françaises bivouaquent dans les bois et dans les chemins creux. [...] Le 18 janvier 1871, aucune percée décisive n'ayant été marquée, le général Bourbaki décide de suspendre les combats et d'opérer la retraite de ses troupes en direction du sud, vers Besançon. La libération de Belfort a donc échoué. [...] Menacée d'encerclement, l'armée de l'Est est contrainte de dévier sa marche en direction de Pontarlier. Cette retraite sur le plateau du Haut-Doubs, dans le froid sévère et la neige, est comparable au tableau Le Radeau de La Méduse. Les soldats, affamés, épuisés et décimés par le froid, ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes. Acculée à la frontière suisse, l'armée de l'Est est prise au piège. Bourbaki tente alors de se suicider... " ; source], sans pouvoir ni les rompre, ni les tourner ;
- L'insuffisance évidente de l'armée de Faidherbe [Louis Léon César, 1818-1889, général ; il servit en Algérie et à la Guadeloupe. Gouverneur du Sénégal, 1854, il y créa les ports de Dakar et de Rufisque. Commandant de l'armée du Nord après Sedan, victorieux à Pont-Noyelles et à Bapaume, 4 janvier 1871, il fut vaincu à Saint-Quentin : 19 janvier. Sa résistance empêcha néanmoins l'occupation allemande des départements du Nord et du Pas-de-Calais. Chargé de mission en Égypte, 1871, il fut sénateur en 1879. Il a écrit notamment l'Avenir du Sahara et du Soudan, 1863, la Campagne de l'armée du Nord : 1871 ; Larousse] au Nord, puisque, après son échec de Saint-Quentin, elle ne semblait plus capable même de faire une diversion utile. Comme si ce n’était pas assez de toutes ces tristesses et de tous ces noirs présages, le gouverneur de Paris, prenant la parole à son tour devant les maires stupéfaits, essaya de les amener à la résignation en se mettant à prophétiser. Tout chaud encore de sa défaite de la veille, il crut pouvoir annoncer comme très probable une attaque de vive force de l'ennemi contre l'enceinte fortifiée. Certes, on pourrait — il l'espérait du moins — repousser cette attaque ; mais, alors, on se trouverait en face de la famine. " Qu'est-ce que Messieurs les maires feraient alors, car enfin c'était à eux de pourvoir à la sauvegarde de la population?... "
L'armée de l' Est du général Bourbaki, rend les armes, avant l'emprisonnement, Suisse, février 1871. Édouard Castres, 1838-1902, tableau du musée de Lucerne. Photo JP.Neri, 2004
Ce fut une explosion, dans la salle, mais bien différente de celle qu'attendaient les membres du gouvernement et surtout leur chef. À l'unanimité moins une ou deux voix, les maires se refusèrent à envisager l'idée d'une capitulation. À l'unanimité, ils se refusèrent à accepter, pour quelque motif que ce fût, et même en vue d'un armistice pour enterrer les morts de Buzenval, le rôle de négociateurs qu'on voulait leur offrir. À l'unanimité, par acclamations, ils réclamèrent la sortie en masse. À l'unanimité enfin, ils supplièrent le général Trochu de se retirer et de laisser le commandement de l'armée à un homme un peu plus confiant que lui dans le succès.
À la même heure, le peuple de Paris, apprenant que le gouverneur était revenu dans la capitale et que les troupes engagées la veille rentraient également, renonçant ainsi à pousser leur avantage ou à venger leur défaite, entrait en effervescence et des bandes nombreuses allaient manifester sous les fenêtres du Louvre, en criant : " À bas Trochu! "
Il paraît que le comité du gouvernement de la défense nationale, réuni dans la soirée, fut unanime, lui aussi, pour demander au général de laisser sa place à un autre ; mais Trochu répondit, avec cet entêtement fanatique et aveugle qu'il avait montré tant de fois déjà, que " ses qualités de gouverneur de Paris, de président du Conseil et de général en chef étaient solidaires et qu'il ne pouvait se défaire de l'une sans abdiquer les autres. et alors, il n'y aurait plus de gouvernement du tout! "
***
Il fallait aviser autrement et trouver un chef qui consentît à commander une sortie sans être investi de l'autorité militaire par celui qui la détenait et n'en voulait plus user! Problème insoluble et qu'on essaya pourtant de résoudre.
C'est au milieu de l'émeute déchaînée que se tînt, rue de Grenelle, la seconde réunion des maires, afin de trouver, faute de la démission de Trochu, un général, un colonel, un officier hardi et dévoué de n'importe quel grade, pour commander une sortie.
Il y avait là le général Lecomte, trois colonels d'infanterie, deux lieutenants-colonels d'état-major, un chef d'escadrons d'état-major, deux colonels de la Garde nationale.
Pas un des officiers présents ne voulut accepter de diriger l'opération.
Un seul dit : " J'irai, si on le veut ; mais j'irai en bourgeois : je ne veux pas faire cela en uniforme. "
L'esprit militaire n’existait plus dans ce qu'il nous restait d'armée, où plutôt la veulerie du chef l'avait tellement déprimé, qu'on s'arrêtait à des considérations d'aiguillettes. Toute l'audace, toute la folie patriotique et généreuse s'étaient réfugiées dans les troupes d'occasion que formaient en effet les " bourgeois " de la garde mobile et de la garde nationale, et c'est ce que, sans le vouloir, avouait le seul officier qui voulût encore marcher!
Je ne sais exactement ce que dit M. Clemenceau dans le cours de cette réunion ; mais il fut question de lui, peu d'heures après, au conseil du gouvernement.
M. Cresson, préfet de police, indiqua, en effet que " ces rapports dénonçaient le maire du 18e arrondissement comme tenant des propos et pratiquant des menées éminemment suspects ".
À quoi, Jules Simon — oui! Jules Simon! — répondit que M. Clemenceau avait passé toute la journée à son ministère, avec des colonels, " et qu'il y avait tenu les meilleurs discours ".
***
La nuit du 26 au 27 janvier 1871 fut peut-être la plus extraordinaire de toutes celles que nous avions vécues depuis le 20 septembre 1870.
Elle commença, comme toutes les précédentes depuis un mois, dans le fracas du bombardement. On aurait dit même que les Prussiens, à la veille de ne plus pouvoir détruire des monuments de l'Art, éventrer des ambulances et frapper dans leur lit des femmes et des enfants, redoublaient de rage et d'adresse. Leurs projectiles tombaient sur presque toute la rive gauche et causaient de nombreux ravages.
Cependant, tous ceux qui dans le ville n'avaient aucune fonction de sauvegarde à remplir, s'étaient endormis, comme chaque soir, au bruit de cette tempête de fer. On s'accoutume à tout. Deux millions d'êtres humains avaient fermé les yeux et se reposaient, sans rien entendre...
Tout à coup, à minuit, ils se réveillèrent... Ils se dressèrent sur leur séant. La plupart d'entre eux quittèrent leur lit, leur maison et descendirent dans la rue, sommairement vêtus, malgré le froid.
Qu'y avait-il? Que se passait-il? Pourquoi cette ruée vers la rue toute noire?
Il y avait qu'on entendait plus rien!
Brusquement, en une minute, toutes les batteries prussiennes avaient cessé le feu.
Plus de ces détonations qui éclairaient, tout ensemble, et déchiraient l'obscurité.
Ni du côté du Point-du-Jour, ni du côté de Montrouge, de Vanves et d' Issy, ni du côté de Nogent, ni du côté de Saint-Denis, — nulle part on ne percevait aucun bruit.
Et c’était ce silence profond, succédant au tumulte du bombardement, qui avait soudain arraché au sommeil les Parisiens assiégés.
Ils demeuraient là, stupéfaits, se demandant si c'était la délivrance ou si c'était le renoncement, si l'on avait vaincu ou si l'on s'était soumis.
Et cette tragique énigme les poussait les uns vers les autres. Ils s'interrogeaient, discutaient, n'osaient espérer...
XVIII
L'ARMISTICE, la CAPITULATION, la PAIX
À suivre
Charles Laurent, Ce que Paris a vu, Souvenirs du Siège de 1870-1871, Albin Michel, 1914, pp. 174-195
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