Jean Ortiz
L’expression a été usée jusqu’à la couenne pour discréditer les communistes. Inféodés à Moscou, ils n’auraient été, dans l’histoire, que des agents d’une puissance étrangère, diabolisée. Je ne sais pas si on l’a utilisée autant avant la Guerre d’Espagne, où elle a servi d’arme de division et de propagande anticommuniste lors de l’affaire dite de « l’or de la République ».
Le 2 novembre 1936, à trois heures du matin, le convoi de l’or de la République espagnole, 73% du total, qui avait pris la mer quelques jours plus tôt, le 25 octobre[1], de Cartagena, accoste avec moult précautions, à Odessa, sur la côte soviétique de la Mer Noire. Trois bateaux : le « Neva », le « Kim » et le « Volgores ». Un quatrième, « l’ Iruso », arrivera trois jours plus tard. C’est la huitième fois depuis leur évacuation de Madrid menacé, que sont déplacées ces 10.000 « cajas », les caisses au précieux chargement. Les cargaisons sont rapidement déchargées ; leur poids total de départ s’élevait à 510 079 529,3 grammes. [~ 510t]
Des caisses contenant une grande partie des réserves d’or de la Banque nationale d’Espagne, afin de les mettre à l’abri, les protéger au maximum des fascistes, mais pas seulement. Leur contenu est principalement destiné à financer la guerre contre les franquistes, et les énormes besoins immédiats de Républicains, victimes de la cruauté génocidaire des factieux, et d’une agression fasciste étrangère. Le camp fasciste reçoit, lui, des puissances de « l’Axe » [Allemagne et Italie], une aide massive dès le premier jour, et qui devient régulière et largement supérieure à celle des « rouges ». L’aide va directement à Franco, général de confiance. Les franquistes disposent d’une supériorité militaire totale.
L’opération « transfert de l’or de la République espagnole » se déroule, sous haute protection, en présence de représentants des deux pays, de l’ambassadeur soviétique à Madrid, en contact permanent avec l’Ambassadeur de la République espagnole en URSS, le socialiste Marcelino Pascua [Marcelino Pascua Martínez, 1897-1977, médecin]. L’or était emballé dans des caisses de format standard, et placé dans des sacs sous scellés[2].
L’essentiel des réserves d’or du gouvernement espagnol, de Front populaire, avec deux ministres communistes, de la Banque d’Espagne accostent en secret, et entourées de mille précautions, au pays des soviets, même si un certain nombre de données avaient fuité, à bord de plusieurs navires. Un quatrième bateau arrive trois jours plus tard à Odessa. L’or sera entreposé à Moscou au Commissariat du peuple pour les Finances.
L’affaire paraît invraisemblable, mais elle permet de mesurer les motivations, les calculs, les engagements, des uns et des autres. Pour ses promoteurs, le socialiste Largo Caballero [Francisco, 1869-1946 ; syndicaliste ; profession : stucateur ; source], président du Conseil, chef du gouvernement et son très impliqué ministre des Finances, le socialiste Juan Negrin [1892-1952, docteur ; source], qui portera jusqu’à sa mort l’accusation infondée « d’agent de l’Union soviétique ». Il restera longtemps « défiguré ». Désormais réhabilité par les siens, le PSOE, Juan Negrin est considéré aujourd’hui par de nombreux historiens comme un chef d’État de grande envergure.
Le 21 juillet 1936, le gouvernement républicain modéré, de Giral, avait décidé de « mobiliser » les réserves d’or de la Banque d’Espagne.
Le comptage du contenu des 7 800 caisses convoyées fut long parce que minutieux et transparent . Il dura jusqu’au 24 janvier 1937. On a beaucoup brodé, menti, spéculé, fantasmé, sur cet or de Moscou », l’or de la République espagnole, qui aurait été « volé », « séquestré », par les Soviétiques. Et d’en rajouter des louches… Depuis la fin des années 1960, des historiens sans a priori ont pourtant commencé à démolir ces mythes fondamentaux du franquisme, ces spéculations et mensonges qui ont encore la peau bien tannée. La littérature révisionniste telle que celle de Bartolomé Bennassar, Jonathan Beevor, etc. contribue à le répandre.
Celui qui m’apparaît comme l’un des historiens les plus rigoureux, le professeur Ángel Viñas, Professeur émérite de « la Complutense » de Madrid, n’a eu de cesse de réaliser un travail patient, acharné, critique, scrupuleusement documenté, notamment sur la question de « l’or de Moscou ». Ses recherches ont permis de commencer à démasquer, démonter, l’histoire officielle. Auteur d’une remarquable trilogie[3], il démolit le mythe passe-partout de « l’or de Moscou ». Le gouvernement de la IIe République espagnole avait, selon Largo Caballero et Juan Negrin, déposé l’or en Union soviétique en « dépôt de garantie » pour les achats en grande quantité d’armement soviétique, d’équipements etc. Madrid n’avait guère d’autre choix, et le réalisme l’emporta. Par contre on cache le plus souvent ce qui advint à « l’or de Mont-de-Marsan » ["... Dans ces aveux, Auriol pèche par omission, il se garde d’évoquer le
fiasco de l’or de Mont-de-Marsan. En effet, en juin 1937, se refusant à
exercer la clause or implicitement stipulée dans un prêt à la Banque
d’Espagne, Auriol et Labeyrie donnèrent secrètement aux républicains
quarante tonnes d’or qui, légalement, appartenaient à la Banque de
France. Non seulement cette aide ne parvint jamais à ceux à qui elle
était destinée, mais elle alla même jusqu’à bénéficier aux
nationalistes, puisqu’elle fut finalement remise à Franco le 30 juillet
1939, aux termes des accords Jordaña-Bérard., laissé en dépôt en France, en 1931, par les Républicains espagnols. afin de couvrir une opération de crédit. Au nom toujours de la « non intervention », les autorités françaises refusèrent de le rendre au gouvernement espagnol « rouge », mais s’empressèrent de l’offrir au pseudo gouvernement illégitime de Franco, à Burgos, un mois avant même la fin officielle de la guerre : « Accords Jordaña-Bérard » en février 1939... ; source]
Désormais, de nombreuses archives, notamment russes, se sont ouvertes et devenues accessibles aux chercheurs. Historiens et « grand public » disposent, au centime près, des dates, des prix, des échéanciers, des factures, des destinataires, du menu détaillé, des différentes opérations, transactions, réalisées, achat d’armement, de nourriture, d’équipements, change or en dollars, pesetas, livres, francs…, ainsi que les destinataires et destinations diverses. Aucun document, aucune archive, ne font référence à des « exigences soviétiques ». Une contre-vérité pourtant fort répandue. Pour l’historien Viñas le dépôt sera épuisé moins d’un an avant la fin de la guerre. Il aurait été dépensé intégralement en achats d’armement, de nourriture, etc., et les taux de change respectés. Rien n’accrédite donc la thèse d’une « escroquerie soviétique ». L’aide soviétique ne fut pas gratuite. Dans la situation de l’époque, l’Union Soviétique, engagée dans des efforts considérables d’industrialisation, de préparation à la guerre, n’avait pas les moyens d’aider gratuitement l’Espagne républicaine. Ce procès, nous semble-t-il, ne peut lui être fait. Par contre , il est vrai qu’au même moment où Madrid « tenait » et les modernes avions I-15 et I-16, « chatos et « moscas », contribuaient à sauver Madrid, redoublaient les grands procès de Moscou, et la sanglante répression stalinienne.
Ces premières semaines de l’été et de l’automne 1936 s’avèrent confuses mais décisives pour le gouvernement front-populiste de Largo Caballero.
[1] Viñas, Ángel, El escudo de la República : El oro de España, la apuesta soviética y los hechos de mayo de 1937, Ed. Crítica, Contrastes crítica, Barcelona, 2007, p. 253
[2] Viñas, Ángel, El escudo de la República, op. cit., Ed Crítica, Barcelona, 2007, p. 125
[3] Viñas, Ángel, La soledad de la República : El abandono de las democracias y el viraje hacia La Unión Soviética, Ed. Crítica, Contrastes critica, Barcelona, 2006.
El escudo de la República : El oro de España, la apuesta soviética y los hechos de mayo de 1937, Ed. Crítica, Contrastes crítica, Barcelona, 2007.
El honor de la República : Entre el acoso fascista, la hostilidad británica y la política de Stalin, Ed. Crítica Contrastes crítica, Barcelona, 2008.
Trilogie à laquelle on peut ajouter l’ouvrage suivant : El oro de Moscú : Alfa y Omega de un mito franquista, Ed. Grijalbo, Barcelona, 1979.
Deuxième partie
Le 21 juillet 1936, quelques heures après le coup d’État militaro-politique, d’une extrême violence, le plutôt mou gouvernement républicain, Giral, décide de « mobiliser » les réserves d’or de la banque d’Espagne, entité privée, afin de faire face aux besoins d’une situation convulse. À la mi-octobre, les fascistes sont aux portes de Madrid, qui menace de « tomber ». Pendant ce temps, le gouvernement français adopte et publie au J.O. une mesure interdisant le transit d’armes par son territoire. Au nom d’une « non intervention » en réalité fort interventionniste. Le gouvernement Blum n’ouvre pas ses arsenaux aux « front-populistes » espagnols, ne leur facilite pas le crédit, etc. Paris met des difficultés aux premières ventes et transactions républicaines, d’or converti en devises.
Le 14 septembre, le conseil, gouvernement, prend, en réunion « secrète », vite fuitée, la décision d’évacuer de Madrid, vers la base navale de Cartagena, les réserves d’or de la Banque espagnole. Première étape d’un long et tourmenté périple qui s’avèrera de plus très controversé. Dans son journal « Solidaridad Obrera » ; la CNT-FAI [Union de la Confédération nationale du travail et de Fédération Anarchiste Ibérique] s’insurge contre cette « spoliation ». Les putschistes, à Burgos, sont sur les dents et veulent mettre à tout prix la main sur le « pactole ». Des remous agitent la fragile coalition gouvernementale.
L’Espagne possède d’importantes réserves d’or « mobilisables » : entre 715 et 719 millions de dollars de l’époque. Ce chiffre n’est pas secret.
La jeune République, agressée par Hitler, Mussolini, Salazar, lâchée par la France, confrontée à l’hostilité britannique, ne put compter, dès les premiers jours, sur l’aide militaire et financière qu’elle attendait de ses « alliés naturels » : l’Angleterre et surtout la France. Le « désengagement » de cette dernière renforce la solitude de Madrid. On peut se demander si, pour l’ensemble des « démocraties » et des régimes fascistes, l’ennemi principal n’est pas en fait l’Union soviétique…. Le gouvernement républicain du socialiste Largo Caballero, que l’on appelait « le petit Lénine », isolé, en butte à mille obstacles, dut opérer un virage pragmatique vers l’Union Soviétique, surtout en termes financiers et militaires. Le dépôt de l’or apparait donc comme une « mesure de guerre » indispensable. Le 6 octobre se tient une réunion gouvernementale décisive qui parachève l’opération or. Il sera confié pour protection « à l’étranger »… Un document, voté à une forte majorité mandate Largo Caballero pour s’adresser par lettre, du 15 octobre, à Moscou, seul recours « de confiance » : qui accepte d’ouvrir ses arsenaux, ses comptoirs… La lettre demande au gouvernement soviétique, le « prie », lui qui n’était ni informé ni demandeur, surpris, de recevoir et de protéger 780 caisses d’or de la Banque d’Espagne. « Mobilisées », converties, échangées en devises, dollars, pesetas-or ou simple pesetas, pesos divers, pour payer l’achat de tanks, d’avions, de fusils… La République disposera de 648 avions alors que les fascistes de 756, ainsi que d’équipements, de fournitures de toutes sortes, de facilités de crédit, de changes en devises…
On a aujourd’hui les factures à la peseta près de cette aide soviétique, massive, irrégulière, bien que très inférieure, malgré ce qu’assène la propagande franquiste, à la quantité d’armement que livrent Hitler et Mussolini à Franco. On estime le poids de l’or fin envoyé en URSS à 460.516 851 grammes [~460t] et sa valeur à 1 586 222 Mrd. Staline soutient les républicains mais ne souhaite pas une « République populaire » « avant la lettre » en Espagne. Il écrit à Largo Caballero que ses préférences, dans le contexte international de l’époque, vont à un régime parlementaire démocratique. Anxieux, préoccupé par la tournure prise par la guerre, il conteste même le slogan « no pasarán » parce que trop défensif selon lui.
Dans la « littérature révisionniste », y compris la plus récente, Bennassar, Beevor, Payne…, ramènent l’affaire de l’or à des « visées expansionnistes » de l’URSS. La réécriture révisionniste demeure aveugle aux faits.
Selon l’historien Ángel Viñas, l’opération de vente de l’or républicain à Moscou ne peut être dissociée de la stratégie extérieure de la IIe République, de sa politique envers l’URSS[1].
Alors, « l’or de Moscou », non !, mais « l’or espagnol à Moscou », oui !, comme arme de guerre décidée par Madrid. Si la résistance dura près de trois ans, « l’aide de l’URSS », objet de mille spéculations et caricatures, de critiques tous azimuts, pas toutes infondées, y contribua, associée à l’héroïsme de tous les combattants antifascistes, à l’épopée des Brigades internationales et des volontaires par initiative personnelle, tous maillons du « no pasarán ». Et seule l’URSS, en tant que pays, malgré tous les malgré, répondit à l’appel internationaliste.
[1] Viñas, Ángel, Las armas y el oro. Palancas de la guerra, mitos del franquismo., Pasado & presente, Barcelona, 2013, p. 262.
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