Ce que Paris a vu ; Souvenirs du Siège de 1870-71, épisode X

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   Le lendemain, Trochu, sous la pression de l'opinion publique, adressa une lettre indignée au général comte de Moltke, pour se plaindre du bombardement répété, systématique, des hôpitaux. Il demandait, conformément aux conventions internationales, que l'autorité militaire prussienne donnât des ordres pour assurer le respect de ces asiles " que réclament pour eux, disait-il, les pavillons qui flottent sur leurs dômes. "
  Le Val-de-Grâce et le Luxembourg, en effet, avait été atteints, comme La Salpétrière, par le feu de l'ennemi.
  Le comte de Moltke répondit presque aussitôt, et sa lettre parvint le 15 janvier au gouvernement de la Défense nationale.
  Elle osait invoquer " l'humanité avec laquelle les armées allemandes avaient jusqu'alors conduit la guerre. " Et le général prussien, le faux grand homme, qui n'était après tout qu'un " grand caporal ", ironique et méchant, ajoutait :
  " Aussitôt qu'une atmosphère plus pure ET DES DISTANCES PLUS COURTES laisseront distinguer les dômes ou édifices sur lesquels flotte le drapeau blanc à croix rouge, IL DEVIENDRA POSSIBLE D'ÉVITER LES DOMMAGES DUS AU HASARD. "
  Cette lettre honteuse, le Comité de la Défense en ordonna l'affichage dans Paris.
  Je l'ai lue sur les murs du viaduc du Point-du-Jour.

XIV


Les " Rois ". — Paris apprend que Bourbaki marche vers l' Est. — " La grande guerre, enfin! ". — Les discours de Trochu. — Les trois terreurs. — Les espions. — Les 100.000 francs de Richard-Wallace. — Préparatifs de sortie. — Les mouvements " singuliers " de l'armée assiégeante. — Un dernier effort.

  Conformément à l'usage, Paris a tiré les rois, pendant le siège. L' Épiphanie [" La fête est venue d’Orient où elle a été fixée au 6 janvier : fête des lumières, fête de l’eau, elle est beaucoup plus la célébration de l’inauguration du ministère public du Christ, lors de son baptême au Jourdain, qu’une festivité des événements de l’enfance de Jésus " ; source] tombait vendredi ; on la " fêta " — si je puis dire — jusqu'au dimanche 8 janvier. Par exemple, je ne crois pas que l'on ait cuit une seule galette dans la ville. Le beurre manquait ; la farine pure était un mythe, et il y avait beau temps que les fèves étaient mangées!


Source

  Je ne sais comment on s'y prit dans les ménages, mais au bastion ce fut très simple. Les hommes apprirent, en absorbant leur repas du soir — du pain et un tiers de gamelle de riz à la graisse — qu'on allait leur distribuer un quart de vin " fin ", pour la solennité du jour. C'était une gâterie de nos officiers.
  Ces quelques gouttes de Médoc, succédant à la ration ordinaire de Château gros-bleu, mirent la batterie en joie, et, quand nous fîmes la tournée des casemates, après l'appel, nous eûmes la surprise de trouver quelques lumignons allumés, malgré le couvre-feu. Nos canonniers, assis à terre, mordaient gaiement leur part de galettes de mie de pain, aplaties entre deux planches et grillées, noircies, brûlées, à la surface du rudimentaire fourneau de leur cuisine souterraine. Ils avaient caché de leur mieux leur pauvre lumière tremblotante, afin qu'il n'en filtrât aucun rayon au dehors, et ils riaient comme des enfants, quand l'un d'eux, entamant sa tranche de " gâteau ", rencontrait sous sa dent le caillou qui le sacrait roi.
  Nous les aimions tant ces braves compagnons de misère, toujours prêts à se battre, toujours infatigables, disciplinés et confiants ; nous les avions vus si souvent serrer d'un cran leur ceinture et tromper leur faim par des lazzis [plaisanteries], quand l'intensité du feu défendait que l'on quittât son poste, même pour aller en courant chercher une miche de pain à la réserve, que pas un sous-officier ne les gronda pour n'avoir point obéi à la sonnerie d'extinction.
  Pour ma part, je me hâtai de m'éloigner, afin de ne les point gêner, et je m'arrêtai, surpris à la fois et content, quand, la porte fermée, je les entendis crier, pour saluer mon départ :
   — " Le roi boit!... Vive Bourbaki! " [Charles Denis Sauter, 1816-1897, général ; élève de l'école militaire de Saint-Cyr ; commandant de la la Garde impériale, 1870 ; enfermé dans Metz, il est envoyé en mission secrète auprès de l' impératrice ; il est alors nommé commandant de l'armée de l'Est ; il est vainqueur à Villersexel, Haute-Saône, 8 janvier 1871 ; cependant, son armée défaite sur la Lizaine, entraîne le repli vers Besançon ; celle-ci est affamée et acculée à la frontière suisse ; devant l'infortune de ses hommes, il tente de se suicider, en se tirant une balle dans la tête ; mais, il s'en sort miraculeusement sauf ; il est nommé gouverneur militaire de Lyon, juillet 1871]
 

Source

  C'est que Bourbaki, depuis quelques heures, était devenu tout d'un coup très populaire à Paris. Des échos de la dernière séance du Comité de défense, publiés par les journaux, avaient appris à la population que l'ancien commandant de la Garde impériale venait d'être mis par Gambetta [ministre de l' Intérieur] à la tête d'une armée dite de l' Est, chargée d'opérer vers Belfort et dans les Vosges, et de couper, s'il se pouvait, les communications des assiégeants de Paris avec l' Allemagne.
  Paris comprenait enfin que la France entière allait être debout, pour combattre l'invasion. Il se rendait compte du service que rendait à la cause nationale sa résistance acharnée. Ses plus humbles défenseurs sentaient quel rôle honorable et nécessaire ils jouaient dans cet ensemble d'opérations. Cela les consolait de souffrir, en leur permettant d'espérer.
  Le gouvernement, en autorisant la publication des dépêches de Gambetta relatant tous ces faits, avaient rendu confiance aux défenseurs de la Capitale. On peut croire, d’ailleurs, que Trochu les avait abondamment commentées. Le gouverneur de Paris parlait de " l'habile manœuvre de Bourbaki ". C'était, ajoutait-il, " la grande guerre " qui s'ébauchait enfin. Il insistait sur les derniers succès de Chanzy, sur l'échec du prince Guillaume de Bade à Beaune [30 octobre 1870]. Bref, tout paraissait changé. Le vent qui soufflait au-dessus de nos têtes apportait des rumeurs favorables.
  Et, le lendemain de cette heureuse journée, le lundi 9, on apprenait avec satisfaction que le gouverneur de Paris déclarait avoir encore assez de vivres pour tenir jusqu'au 10 février...

***

  Malheureusement, c'était encore une illusion. Trochu en était rempli. Dès le 13 janvier, il fallut en rabattre et le bruit se répandit bientôt que l'on avait plus, en réalité, de pain que pour huit jours.
  C'est alors que le caractère singulier du général sur qui reposait tout entier le salut de la Ville apparut nettement à tous les yeux. Il va sans dire que nous ne connûmes point tout de suite, nous qui étions si loin de l' Hôtel de Ville et du Louvre, les détails que je vais rapporter ; mais il nous en parvenait des échos et de même que la joie publique nous avait vite gagnés, aux bonnes nouvelles venues du dehors, très vite aussi la défiance et l'inquiétude parvinrent jusqu'à nous.
  Trochu avait tout simplement reconnu, le 13 janvier, à dix heures et demie du soir, devant le Comité de Défense, que les vingt mille quintaux de farine en dépôt, qui lui avaient été indiqués, n'existaient plus, suivant les dernières déclarations de la caisse de la boulangerie!...
  À cela, Joseph Magnin avait répondu, il est vrai, que la comptabilité de cette caisse était fort mal tenue et ne permettait pas de savoir exactement ce qu'elle possédait de farines.
  Il n'en était pas moins évident que le stock en question était devenu introuvable. Or, Trochu l'avait fait entrer en ligne de compte pour assurer la défense jusqu'au milieu du mois suivant...
  Cette révélation atterra les membres du gouvernement et, quelques efforts qu'ils fissent pour la tenir secrète, elle filtra bientôt jusque dans le public.
  On apprît en même temps que le général gouverneur, en d'aussi graves circonstances, avait cru devoir adresser de longs discours à ses collègues pour leur proposer de recourir à " trois Terreurs " (sic). 
  1. Terreur pour les blés, afin de décider coûte que coûte les détenteurs de provisions cachées à les livrer, les perquisitions précédentes faites sur l'initiative de Magnin avaient donné des résultats notables et malheureusement définitifs ;
  2. Terreur pour les clubs, c'est-à-dire fermeture immédiate de tous ceux où l'on critiquait la conduite des opérations ;
  3. Terreur pour le journaux, c'est-à-dire suppressions de tous ceux qui publiaient des nouvelles non contrôlées par le Comité de Défense.
  C'est par ces moyens que le pauvre homme espérait sauver Paris!
  Les membres du Conseil refusèrent de se ranger à son avis. Ils connaissaient un peu mieux que lui les deux millions et demi d'habitants qui leur avaient remis le soin de leurs destinées.
  Sur un seul point, Trochu se trouvait d'accord avec le sentiment public : c'est sur la défiance que lui inspirait les espions allemands.
  On peut dire que, là-dessus, le chef de la défense partageait les soupçons des citoyens les plus modestes et les plus ignorants. Seulement, il n'avait rien fait, à aucun moment, pour se mettre en garde contre de telles trahisons, et, jusqu'à la fin, il sut bien s'étonner de certaines révélations et souligner d'étranges fuites, mais il ne sut jamais sévir contre les coupables, ni prévenir le retour des indiscrétions qu'il signalait.
  Exemples :
   Le 13 janvier, il s'étonne de voir encore une fois l'ennemi prévenir l'attaque qu'il se préparait à faire lui-même du côté de Vanves et d' Issy. Il signale à ce propos " les actes nombreux de prussianisme " qui se manifestent chaque jour. " Un lieutenant de la Garde nationale et un soldat du Génie auxiliaire ont franchi, dit-il, les tranchés et ne sont pas revenus. Or, il paraît que ces hommes étaient des espions déguisés qui sont allés donner des renseignements à l'ennemi. "
  — Pas d'enquête! pas de sanction!
  Le préfet de police, Cresson, lui indique le même jour, comme un homme des plus dangereux, M. Dardenne de la Grangerie [Pierre-Albert, journaliste au Gaulois, au Figaro et au Constitutionnel], qui se donne comme sous-directeur des Ambulances de la presse [en réalité, il était le secrétaire général de l'organisation ; " ...Parmi les origines de l’humanitaire français, les Ambulances de la presse de 1870 occupent une position particulière. Dès la signature de la Convention de Genève en 1864, les humanitaires français, qui avaient eu un rôle significatif au cours des négociations préparatoires 10 , avaient pris position pour tenter d’instaurer leur domination sur le mouvement naissant – lequel n’était pratiquement que de papier jusqu’en 1870. [...] L’idée d’une organisation spontanée et mobilisatrice, fondée sur l’expression des émotions et de leur médiation par la presse, précédait donc, dans le domaine public, la guerre de 1870. Ce n’est donc pas une surprise si les journaux populaires, Le Gaulois en tête, se chargèrent de la levée de fonds dès la déclaration de guerre. La « souscription patriotique » du Gaulois, reprise par une centaine de journaux collecta rapidement plus d’un million de francs sous l’égide d’un comité de grands patrons de la presse française : « [Émile] de Girardin, [Albert Dardenne] De la Grangerie, [Adolphe] Guéroult de L’Opinion Nationale, [Pierre Léonce] Détroyat de La Liberté, [Jean-Auguste] Marc de L’Illustration, [Louis] Bullier de l’agence Havas-Bullier et [Olivier] Merson de L’Union Bretonne20 ». Ce comité de presse, plutôt conservateur, à
l’exception de La Liberté et de L’Opinion Nationale, fit le choix de conserver la propriété de l’une des ambulances qu’elle finança par souscription...
" ; source] et qui, à l'abri de cette qualité, entre en relation avec l'ennemi. Jules Ferry insiste dans le même sens ; il révèle que cet individu se sert de papiers à en-tête du ministère de la guerre et s'ingère partout en disant qu'il est le chef ambulancier du 2e corps d'armée. Le général Le Flô s'écrit aussitôt qu'il ne connaît pas M. Dardenne de la Grangerie et qu'il le désavoue absolument.
  Le général Trochu, toujours beau parleur, se contente de répondre que " cet homme possède une brochette de décorations qui démontre suffisamment qu'il n'est qu'un vendeur de crayons. " Et, satisfait de ce bon mot, il ne donne aucun ordre.
  On insiste cependant pour qu'il prenne des mesures de sauvegarde. Alors, il répond :
  — " Ce sont là des institutions privées sur lesquelles nous ne pouvons avoir aucune action directe. "
  Et, quelques jours plus tard, Jules Favre pourra signaler à son tour que l'un des subordonnés de Trochu, le général Ducrot lui-même, a conservé jusqu'à la veille de Buzenval des relations avec un Américain, nommé Hutton, arrêté précédemment pour avoir révélé aux Allemands l'attaque qui devait être tentée sur Rueil, le 30 septembre, et malheureusement relaxé, " quoi qu'il fût tout à fait suspect et qu'il se vantât lui-même d'être au mieux avec les Prussiens. "
  Après cela, franchement, les Parisiens étaient excusables de voir des espions partout!
  Le bombardement, dirigé par les Prussiens, — on ne saurait trop le redire — non pas contre les remparts de la ville, mais contre la ville elle-même, faisait le plus grand mal aux quartiers de la rive gauche [le terme désigne la partie de la ville située sur la rive sud de la Seine, par opposition à la Rive droite, avec pour référence la direction vers la mer ; ainsi les arrondissements concernés sont les 5e, 6e, 7e, 13e, 14e et presque tout le 15e arrondissement]. il n'est pas décent, en pareille matière, de parler de monuments atteints et ruinés ni même des œuvres d'art détruites, encore qu'il y ait d'ordinaire, entre puissances civilisées, une sorte de convention tacite pour la protection des musées, des chefs-d' œuvre de la architecture et de la statuaire ; mais comment justifier le massacre froidement accompli des blessés dans leur lit, de femmes et d'enfants dans leur humble logis, de passants et de passantes dans les rues les plus paisibles, éloignées de toutes fortifications, de toute caserne et de tout magasin de l' État?

 
Aujourd'hui, la rive gauche c'est : 6 arrondissements, 5ème, 6ème, 7ème, 13ème, 14ème, presque tout le 15e arrondissement ; 1 ligne de métro, ligne 10 et, 2 gares : gare d’Austerlitz et gare Montparnasse

   Comment excuser ces salves d'artillerie adressées par l'armée assiégeante, de grand matin, aux voies populeuses, aux carrefours où se formaient dès le petit jour des queues de ménagères à la porte des boutiques de boulangers ou de bouchers, — comme si l'on avait voulu frapper de terreur les femmes, les mères, les sœurs et les filles de Parisiens, afin de les réduire plus aisément ensuite?
  Calcul aussi absurde qu'odieux, car les femmes, justement, étaient les plus fermes et les plus braves de tous les êtres humains enfermés dans les murailles de Paris.
  Celles du peuple disaient à leurs maris :
   — Comment! vous êtes quatre cent mille et vous nous laissé bombarde!
  Celles de la bourgeoisie étaient aussi résolues, aussi dévouées, aussi patriotes. Elles faisaient du bien, le plus qu'elles pouvaient, et ne se plaignaient pas.
  Beaucoup d'entre elles tombaient cependant, injustement frappées par cet ouragan de fer que l'ennemi déchaînait sur Paris. Et bien des ménages pauvres devaient fuir des logements que, chaque nuit, M. de Moltke et M. de Bismarck se plaisaient à faire bombarder.
  Si bien qu'enfin il fallut trouver un asile pour tant de malheureux chassés de leur maison. Jules Ferry proposa au Comité de les hospitaliser dans le Palais de la Bourse, ce qui fut fait.
  La misère et les besoins s'installèrent ainsi, pour deux ou trois semaines, dans la corbeille des agents de change.
  C'est alors, c'est le 14 janvier, que Richard Wallace [1818-1890, collectionneur et philanthrope britannique ; "... L'homme qui à lui seul a sauvé le plus de pauvres de la mort pendant le siège de Paris n'a jamais reçu le tribut qui serait probablement rendu à un Français qui aurait agi avec le même engagement et la même charité. Les circonstances de son époque et de sa naissance l'ont empêché de prendre la place qui lui revient dans l'histoire. Ironiquement, c'est son cadeau aux Parisiens, les Fontaines Wallace, qui témoignent aujourd'hui de sa gentillesse et de sa générosité et non un monument qui lui est dédié par la République française... " ; source], ému de pitié pour ceux qui souffraient de la barbarie allemande, remit pour eux à Jules Favre une somme de cent mille francs.
  Le généreux anglais, qui avait déjà fait et qui fit depuis lors tant de bien aux pauvres gens de Paris, préludait ainsi à ces dons magnifiques dont aujourd'hui nous avons heureusement de si nombreux exemples sous les yeux. La bonté, on peut le dire, a fait de grands progrès, de notre temps, et bien des libéralités éclatantes sont venues, depuis quarante ans, soulager les souffrances, réparer les désastres, soutenir des orphelins et des veuves ; Sir Richard Wallace a été véritablement un précurseur. Il n'a pas seulement donné aux Parisiens l'eau pure de ses fontaines ; il leur a procuré pendant la guerre un asile et du pain.
  Il a été mieux qu'un grand homme : un homme bon.
 

Sir Richard Wallace, enterré au cimetière du Père-Lachaise, Paris


"... La Wallace Collection est l'une des plus belles collections d'art privées jamais réunies et se trouve à Hertford House, l'ancienne résidence londonienne de Sir Richard et Lady Wallace. La collection a été offerte à la nation à la mort de Lady Wallace. Le musée a ouvert ses portes en 1900 et continue à ce jour à donner accès aux beaux-arts à tous, y compris à travers des exemples extraordinaires de l'art de la Renaissance française. Une fontaine Wallace a été installée sur le parvis de Hertford House en 1960... " Source 
 
***

  Cependant le général Trochu, poussé par la presque unanimité de ses collègues du gouvernement, avait résolu de tenter encore un effort. Il ne cachait à personne, d'ailleurs, que ce serait le dernier et que, si l'on était battu " comme il fallait malheureusement le craindre ", on aurait plus qu'à traiter.
  Admirable état d'âme pour aller à la bataille!
  C'était, au surplus, celui de la plupart des grands chefs, qui ne se doutaient pas de ce qu'ils pouvaient demander aux éléments de la défense parisienne et qui, voués aux méthodes traditionnelles, incapables de se plier aux exigences et d'utiliser les ressources de la levée en masse, combinaient des attaques savantes avec des troupes inexpérimentées pleines d'élan mais mauvaises manœuvrières.
  Quoi qu'il en fût et malgré toutes les craintes que l'on pouvait concevoir avant d'engager une action, il est clair que le seul moyen de réussir était d'espérer qu'on réussirait. Trochu ne l'a jamais compris. Soucieux avant tout de dégager sa responsabilité, il soulignait volontiers, avant de marcher, toutes les bonnes raisons qu'il aurait de ne rien entreprendre. Allez donc vous étonner, après cela, que sa défiance gagnât de proche en proche!
  Mais il y avait pis encore : j'ai déjà rapporté ses dires touchant les espions ; j'ai montré comment, lui qui en voyait partout, il ne prenait cependant aucune précaution pour se garder d'eux... À la veille de la dernière grande sortie, celle de Buzenval, ne dit-il pas à ses collègues du gouvernement, dans la séance du 17 janvier :
   — Je crains de trouver devant moi toute l'armée prussienne, car il se fait autour de Paris une véritable concentration. Il y a un mouvement singulier de l'ennemi, et je ne puis m'en expliquer les causes.
  Un vrai chef de guerre, en présence de ce mouvement singulier de l'ennemi, aurait brusquement changé son objectif, déplacé les points d'attaque, essayer de frapper là où nul ne l'attendait et peut-être assurer la victoire en déjouant la trahison.
  Trochu, non! Il continua tranquillement pendant quarante-huit heures de préparer la sortie du côté où elle était attendue. Il concentra 85.000 Parisiens en face de 100.000 Allemands prêts à les recevoir, et il livra de la sorte une bataille perdue d'avance!...
   Je dis que Paris s'est défendu, mais qu'il n'a pas été défendu
 

XV


Je suis envoyé à l'autre bout de Paris. — La batterie de l' École de Polytechnique. — Édouard Cadol.

  Il faut au surplus, pour demeurer fidèle à mes propres souvenirs, que j’interrompe un moment le récit des évènements et que je quitte le bastion 67 pour la barrière d' Italie où je fus envoyé à cette époque.
  L'attaque des Allemands se dessinait contre le corps de place des deux côtés à la fois : vers Saint-Denis et vers Montrouge. On avait donc songé à renforcer notre front Nord et celui du Sud.
  Je ne sais ce qu'on a fait aux bastions de Saint-Ouen, de la Villette et de la Chapelle ; mais du côté d' Ivry, de Bicêtre et du Grand Montrouge, des travaux considérables furent accomplis et de nouvelles batteries furent montées.
  Elles dépendaient toutes de l' État-Major du 9e secteur, où je fus détaché pour faire fonction d'adjudant. J'y ai pu faire des observations intéressantes, que je vais brièvement rapporter, avant d'achever le récit du siège.
  Notre chef était le colonel d'artillerie de marine Hudelist [Félix, 1813-1900], technicien remarquable, excellent homme, officier triste et découragé. Il examinait toutes choses avec une extrême gravité, donnait des ordres précis... et s'en allait. Il était " secondé " par le lieutenant-colonel Bernard, de l'artillerie de la Garde impériale [" La Garde impériale est rétablie par le décret du 1° mai 1854. Elle comprend à l’origine les 1°et 2° régiments de grenadiers, les 1° et 2° régiments de voltigeurs, un bataillon de chasseurs à pied, un régiment de cuirassiers, le régiment de guides, créé à partir du 3° régiment de chasseurs à cheval, un régiment de gendarmerie, le régiment d’artillerie à cheval et une compagnie du génie, [...] Le régiment d’artillerie à pied de la Garde est crée par le décret du 17 février 1855... " ; source] — demeuré à Paris je ne sais pour quelle cause. — Le lieutenant-colonel était aussi sémillant et sceptique que le colonel était abattu et réfléchi. Mais il était assurément fort peu instruit des propriétés nouvelles des canons, attendu que, m'ayant trouvé un jour occupé à dresser des tables de tir pour les pièces de 7, système de Reffye [Jean-Baptiste Auguste Philippe Dieudonné Verchère, 1821-1880, général ; il est à l’origine du premier canon en acier et de l’adoption de la culasse à l’arrière du tube, système mécanique de fermeture inventé par le général Treuille de Beaulieu... " ; source], que l'on venait d'installer au bastion de l' École Polytechnique, il examina mon travail, à travers son lorgnon, et me dit :
   — Pourquoi diable marquez-vous la hausse pour le tir à 4.000 mètres? Vous savez bien qu'on ne peut tirer à 4.000 mètres.
   Avec les pièce de 4, de 8 ou de 12 dont on se servait lors de la campagne d' Italie, le lieutenant-colonel avait raison : il était inusité, sinon impossible, de tirer à 4.000 mètres ; mais j'avais moi-même envoyé des obus à 4.000 et 5.000 mètres avec les pièces de 24 et de 30 du Point-du-Jour, et il paraît que les pièces de Reffye en faisaient autant...
  Néanmoins, je n'osai répondre à mon chef qu'il se trompait. Je me réservai d'en parler au commandant Cary [Fernand Louis Armand Marie de Langle de, 1849-192, lieutenant, officier d'ordonnance du commandant en chef de l'armée parisienne, le général Trochu], l'une des lumières de l' État-Major, et je me tus.
  J'indique ici tout de suite que le lieutenant-colonel Bernard fut nommé, après la guerre, directeur de l'artillerie à Versailles. — Voilà, en vérité, une artillerie qui a du être bien dirigée!...
 
 
Le camp de Châlons : "... Voulu par Napoléon III, à la fois dans un souci de propagande, avec le souvenir de la gloire du Premier Empire, et pour disposer d’un lieu d’exercice et d’expérimentation des armes, le camp de Châlons-sur-Marne est inauguré en 1857 après un an de travaux. Il est érigé sur les terres de Mourmelon et des villages environnants. Il est aussi connu sous le nom de camp de Mourmelon. Dès l'été 1857, il accueille 22 000 hommes et 6 000 chevaux... " Photo :  Gustave Le Gray, 1857. Source 
 
 
 

" La combinaison de celle-ci et de l’âme rayée offrent rapidité de chargement et précision du tir. La cadence moyenne est alors de trois coups par minute et la portée du tir de plus de 2000 m. L’utilisation de l’acier a pour objectif d’alléger le tube et de simplifier la mise en place de la culasse. " Source

  Le commandant Cary était, lui, un officier plus moderne et plus laborieux. Il me dit de continuer mes tables telles que je les avais préparées et surveilla personnellement leur envoi aux bastions intéressés. Je puis dire, d'ailleurs, que sa compétence et son autorité dans le secteur étaient reconnues par tous, même par ses égaux, même par ses chefs. Je crois qu'il est devenu général [promu général de Brigade en 1900]. Quand au colonel Hudelist, il s'est fait chartreux, après la guerre.
  De désespoir?... Peut-être.
  L'originalité de la défense, de ce côté de Paris, où j'avais été envoyé in extremis, était le bastion dit de l' École polytechnique [" ...Bien que le Ministre préfère les répartir dans les états-majors particuliers de l'artillerie et du génie, ils sont, le 7 septembre, formés en batterie à l'exception de quelques uns d'entre eux, détachés pour le service de l'artillerie dans quelques forts ou secteurs. Le 21 septembre, ils sont tous nommés au grade de sous-lieutenant ; la batterie est affectée au service des bastions 86 [Poterne des peupliers, 13e arrondissement] et 87 [Porte de Bicêtre, idem] de l’enceinte : 9° secteur, porte d’Italie ; elle est affectée à ce secteur à la demande pressante du commandant de l’École, le général Riffault, convaincu que les allemands entreront à Paris par-là, soucieux d’imiter les Polytechniciens défenseurs de Paris en 1814. Elle est sous les ordres du capitaine Mannheim et regroupe 4 officiers avec les lieutenants Boulanger, Kioez et Maloisel et 70 élèves... " ; source] en réalité, il ne s'y trouvait qu'un très petit nombre d'élèves de la fameuse école : tous ceux qui avaient accompli leurs deux années d'études avaient été nommés sous-lieutenants d'artillerie ou du génie dès les premières semaines de la guerre, sans passer par l' École d'application, et leurs " conscrits ", les élèves d'un an, ayant été envoyés également dans les batteries de place ou de campagne, avec le même grade, depuis l'investissement de Paris. Les examens pour la promotion nouvelle ayant été interrompus par l'ouverture des hostilités, c'était en réalité les candidats admissibles du département de la Seine qui formaient le corps des servants de cette batterie. On les avait encadrés avec des adjudants de l' École et quelques sous-officiers-professeurs.


L' École polytechnique : la promotion 1870. Exposition " L’École polytechnique pendant la guerre de 1870-1871 ", 2 juin-31 décembre 2022


Plan du 9e secteur de l'enceinte de Thiers, comprenant les bastions numérotés de 86 à 94. Cornell University Library @CC BY-SA 4.0

   Mais en outre, on leur avait adjoint, à titre d'auxiliaires, diverses personnalités désireuses de se rendre utiles, et c'est ainsi que je rencontrai sur ce bastion modèle, la première fois que je m'y rendis, le charmant et délicat écrivain qui s'appelait Édouard Cadol [Victor-Édouard dit, 1831,1898 ; "... Écrivain d'une grande fécondité, il a écrit, seul ou en collaboration, un grand nombre de pièces, parmi lesquelles une au moins obtint du succès : les Inutiles, 1868 ; on lui doit aussi : Paris pendant le siège, 1871, et un nombre considérable de romans où l'on trouve, comme dans ses œuvres dramatiques, un certain talent d'observation et une morale attendrie : Madame Elise, 1874 ; la Diva, 1879 ; la Revanche d'une honnête femme, 1882 ; Gilberte, 1887 ; André Laroche, 1890 ; le Fils adoptif, 1892 ; Thérèse Gervais, 1893 ; l'Archiduchesse, 1896 ; sous le titre de Théâtre inédit, 1897, il a publié un recueil de pièces. Cadol a collaboré à plusieurs pièces qu'il n'a pas signées. Il a également publié des volumes de nouvelles. En 1897, il était lecteur à la Comédie-Française. Il fut nommé chevalier de la Légion d'honneur le 12 juillet 1891... " ; source], l'auteur des Inutiles, une comédie à succès de la fin de l' Empire. Il portait comme tous ses camarades le képi galonné d'or et s'appliquait très sérieusement à devenir un artilleur pour de bon.

 


Victor Édouard Cadol dit Édouard Cadol, 1831-1898

   Mille choses nous rapprochaient, quoiqu'il fût mon aîné ; depuis longtemps déjà c'était un ami de ma famille, et je savais qu'il avait participé aux premiers travaux d'installation et de contrôle d'une ambulance dirigée par une femme éminente et bonne entre toute... Mme Marie Laurent.
   Comme il ne comptait à la batterie de l'École que pour le service et pas du tout pour la nourriture, c'était une des bizarreries de cette organisation, et comme, de mon côté, je ne pouvais plus vivre à l'ordinaire d'une batterie, nous résolûmes de prendre nos repas ensemble..., tant que l'on pourrait manger à Paris.
   Ce fut une heureuse inspiration pour moi, car, ingénieux et fureteur comme il était, Cadol sut découvrir dans le quartier de la Maison-Blanche, près de la Porte d' Italie, c'est-à-dire dans le voisinage de son poste et du mien, le plus étrange restaurant que peut-être on ait connu à cette étrange époque.
   Le gargotier avait eu l'idée de créer une remarquable spécialité : il achetait en masse, aux abattoirs ouverts un peu partout dans la ville, les cœurs des chevaux sacrifiés pour l'alimentation publique.
   Ces cœurs, découpés en tranches, il les servait à ses clients avec une sauce fortement épicée, dans laquelle certainement il entrait un peu de vin et probablement aussi quelques autres ingrédients mal définis. Cela formait un ragoût peu délicat, mais, après tout, mangeable.
   Le fait est que l'établissement ne désemplissait pas. Chacun arrivait avec son pain sous le bras, demandait en s'asseyant :
   " Une tranche ", sans autre indication, et se voyait servi aussitôt une assez large portion de viscère chevalin.
   Les consommateurs donnaient 75 centimes chacun. Je déclare très sincèrement que je me réjouissais de cette nourriture et que, à de très rares exceptions près, le " cœur fut bon " jusqu'à la fin.
   Notre restaurant ne fut cependant pas épargné par les bombardements. Un matin, au moment où nous entrions les premiers, le patron, plein de confiance en des artilleurs, nous demanda si nous pouvions le débarrasser d'un gros obus prussien qui avait défoncé durant la nuit le toit de planches du hangar où il nous recevait et qui s'était logé, sans éclater, près du fourneau.
   Il avait défendu qu'on y touchât avant notre arrivée, ayant entendu dire que maintes fois de semblables projectiles avaient fait explosion à l'improviste entre les mains inexpérimentés qui s'en emparaient.
   Justement, je venais de rédiger, sur ordre du colonel Hudelist, une instruction sur ce qu'il y avait à faire, en pareil cas, pour éviter tout accident, et, cet avis, transmis à la municipalité des 13e et 14e arrondissements, avait été par leur soin porté à la connaissance de la population.
   Nous dégageâmes donc, Cadol et moi, en prenant toutes les protections voulues, le lourd projectile qui avait roulé sous un amas de débris, et nous l'installâmes fièrement sur notre table, à côté de nos assiettes, comme une salière monumentale.

À suivre

Charles Laurent, Ce que Paris a vu, Souvenirs du Siège de 1870-1871, Albin Michel, 1914, pp. 153-174

 
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