Ce que Paris a vu ; Souvenirs du Siège de 1870-71, épisode XII

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  C'était la faim qui avait vaincu Paris, ce n'était pas l'ennemi. Sauf deux forts écroulés, à Vanves et Issy, les défenses de la Ville étaient sinon intactes, du moins solides encore. Les troupes de toutes sortes, si elles étaient mal commandées, en ce sens que les grands chefs n'avaient pas assez confiance en elles, étaient du moins nombreuses et vaillantes. Les bataillons de mobiles et de gardes nationaux mobilisés, simples troupeaux d'hommes au début de l'investissement, devenaient peu à peu des troupes de soldats...
  Mais on n'avait plus de quoi manger!
  Une garnison de deux ou trois mille hommes résolus peut se laisser mourir d'inanition sans abaisser son drapeau, cela s'est vu ; mais le même héroïsme est-il permis aux gouvernants d'une cité que peuplent deux ou trois millions d'âmes? Évidemment, non.
  Après cent trente et un jours de siège, après trente-cinq batailles ou combats, après un mois de bombardement effréné, — le jour sur les forts et les remparts, la nuit sur les monuments, les magasins, les maisons et les ambulances, — le gouvernement négocia, discuta et finalement signa, le 28 janvier 1871, un armistice avec ravitaillement, dont les conditions assurément douloureuses n'avaient cependant rien d'humiliant, car elles tenaient compte de l' énergie de la défense et honoraient les défenseurs.
  M. de Moltke avait exigé que les Allemands pussent mettre des sentinelles aux portes de Paris : refusé.
  Il voulait occuper Vincennes : refusé.
  Il demandait que toutes les pièces en batterie sur les fortifications fussent jetées dans les fossés : refusé.
  Il réclamait toutes les armes des régiments réguliers, de la garde mobile et de la garde nationale : refusé.
  Il proposait que les soldats désarmés fussent éloignés de la Ville et cantonnés dans la boucle de la Marne et dans la presqu'ile de Gennevilliers : refusé.
  Il imposait la livraison de toutes les pièces d'artillerie de campagne : refusé.
  En fin de compte, nos régiments déposèrent leurs armes dans Paris même, moins une division entière, qui garda ses fusils et ses canons. La garde nationale conserva également les siens. Les forts furent remis au vainqueur, moins Vincennes. Tous les officiers gardèrent leur épée. Les chevaux d'artillerie nous furent laissés...



"... une dépêche officielle datée du 29 janvier 1871 de l’empereur Guillaume Ier à son épouse, l’impératrice Augusta, annonce la signature la veille d’un armistice. Cette dépêche, sous forme d’affiche, est bilingue. Elle est écrite en français et en allemand et contresignée par le préfet allemand de l’Aisne, le baron de Landsberg. À sa lecture, on apprend que l’armistice, qui suspend la guerre franco-allemande sauf sur le front de l’Est, n’est valable que trois semaines, soit jusqu’au 19 février. Si les pourparlers entre les protagonistes ne sont pas concluants à la fin de ce délai, la guerre reprendra. Cependant, pour éviter une reprise des combats autour de Paris, l’armée allemande occupe tous les forts qui protègent la capitale... "
Source

  Le lendemain, l'intendance prussienne nous vendait 15.000 quintaux de farine, qu'on alla chercher dès le matin à Gonesse, Goussainville et Vitry, avec 4.000 quintaux de riz. L’infatigable Joseph Magnin achetait d'autre part 25.000 quintaux de blé, 4.000 quintaux, moitié seigle moitié blé, à Saint-Germain, et 36.000 quintaux de farine de blé à Dieppe, livrables par 3.000 quintaux jours.

***


  Et nous eûmes du pain blanc!
  Ah!... Ce premier pain blanc!... On n'osait pas y toucher. Ce n'était pas de cette mie légèrement teintée de crème, de jaune ou de gris, que des blutages [faire passer une matière pulvérulente, notamment le produit du broyage des grains, à travers un tamis, ou blutoir ; Larousse] imparfaits ou de savants mélanges nous fournissent en temps ordinaire, à Paris. — Non! Les boulangers travaillaient sur une table rase et, n'ayant plus rien dans leurs coffres, qu'ils venaient de râcler jusqu'au bois, ils nous avaient pétri une pâte si pure, qu'il était sorti de leur four, ensuite, sous une croûte dorée, comme une mousse de neige.
  Quand on plaçait auprès l'un de l'autre un morceau de pain de la veille et une tranche du pain du jour, le contraste était irrésistible et l'on ne pouvait s'empêcher de rire.
  D'un côté, c'était un magma fétide et gluant de couleur imprécise mais plutôt verdâtre, — à moins que ce fût brun — avec des débris de paille, des échardes, de la balle d'avoine, des cailloux, le tout revêtu d'une peau molle et noirâtre.
  De l'autre, une tranche candide, éclatante, comme un duvet de cygne dans un bracelet de bronze et d'or.
  Et cela se pliait, souple, entre les doigts. Et les dents y mordaient sans peine. Les enfants tendaient, pour en avoir, leurs petites mains amaigries, et les mères, en leur partageant cette manne, si longtemps oubliée, avaient, avant d'y mordre à leur tour, une larme dans les yeux.
  Et Magnin nous avait procuré de la viande aussi, de la viande qui n'avait jamais été attelée à des omnibus, ni à des fiacres, ni à des canons : 1.500 bœufs et 3.000 moutons, pour commencer!...
  On mesurait tout à coup les privations endurées, en retrouvant toutes ces saveurs d'antan. Timidement, les bouchers rouvraient les grilles ou les volets de leur boutique ; les ménagères pouvaient rapporter au logis autre chose que du rat ou du chien... ou rien du tout.
  Paris mangeait!

***


  Qu'on me pardonne ces quelques lignes consacrées au souvenir des joies purement matérielles! Aucun des survivants du siège ne me démentira si j'affirme que ces joies ont laissé dans leur mémoire une trace profonde. Et, en vérité, n'est-il pas utile, nécessaire même, de montrer aux parisiens d'aujourd'hui combien leurs pères ont été malheureux durant cette " Année terrible "? N'est-il pas réconfortant pour la jeune France de penser que l'ancienne a racheté sa faiblesse et ses fautes par bien des souffrances et par de généreux efforts?
  Je me suis promis de n'entrer ici dans aucun détail politique ; aussi ne dirai-je rien du conflit qui éclata entre la capitale et Bordeaux, entre le Gouvernement de la Défense nationale et sa Délégation de province, à la suite de l'armistice ou, si l'on veut, de la capitulation de Paris. ["... Le 28 janvier 1871, Jules Favre signe un armistice avec Bismarck. L’accord prévoit l’élection puis la convocation d’une Assemblée nationale qui devra décider si elle accepte ou pas une paix définitive. L’élection a lieu à la hâte le 18 février 1871 et désigne une importante majorité monarchiste. L’Assemblée, qui siège toujours provisoirement au Grand-Théâtre de Bordeaux, confie le pouvoir exécutif à Adolphe Thiers. Le premier président dans les faits, sinon légitimement, de la IIIe République est connu pour son conservatisme et sa volonté farouche de soumettre Paris. [...] Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, les Bordelais et leur député-maire, Emile Fourcand, ne boudent pas leur plaisir. On s’amasse place de la Comédie pour acclamer Arago, Thiers, Grévy, Garibaldi, Gambetta, Clemenceau et même… Victor Hugo ! Incroyable brochette. [...] Alors que Paris est assiégé et affamé, les députés en résidence à Bordeaux, si l’on en croit la presse d’alors, mènent une vie de château. Les restaurants chics sont envahis. Les journaux satiriques parlent d’une « République enjuponnée » tant nombre d’épouses (voire de maîtresses) foulent le pavé bordelais. Le Café de Bordeaux est à cette époque l’endroit très fréquenté où il faut être vu. « Le Tout-Paris s’y donnait rendez-vous. J’ai entendu là Louis Blanc faire des déclarations sonores en faveur de l’Alsace-Lorraine et Victor Hugo crier de tout cœur : Vive la République ! », écrira Henri Welschinger, homme de lettres, journaliste et historien... " ; source]
  Tout ce qui importe de rappeler en peu de mots, c'est que pour briser l'opposition patriotique de Gambetta, Jules Simon fut envoyé en Gironde, muni des pleins pouvoirs de ses collègues ; c'est que les élections eurent lieu, le 8 février, après la démission du " Dictateur " ; c'est que l'Assemblée nationale se réunit à Bordeaux, le 16 février, et se constitua aussitôt sous la présidence de Jules Grévy [1807-1891, avocat ; président de l' Assemblée nationale, 1871-1873 ; président de la Chambre des députés, 1876-1879 ; président de la République, 1879-1887] ; c'est que, le lendemain, M. Thiers était élu chef du pouvoir exécutif de la République française et que, sous son impulsion énergique et savante, les négociations pour les préliminaires de Paix étaient rapidement menées.
  En fait, ces préliminaires étaient signés le 26 février, et, le 1er mars, l' Assemblée nationale les ratifiait.
  La guerre était finie.

L’Assemblée nationale siégeant au Grand Théâtre de Bordeaux, le 1er mars 1871. Archives de l’Assemblée nationale

   Mais tout n'était pas dit encore, pour Paris. Il lui restait à subir une dernière épreuve, ou plutôt, il lui restait à se sacrifier, à donner un admirable exemple de discipline et de sagesse, pour sauver une place française qui avait jusqu'au dernier jour lutté contre l'ennemi. Son abnégation allait nous conserver Belfort.

***

  Thiers, dans ses multiples entrevues avec Bismarck, devenu depuis quelques jours chancelier de l'empire allemand [Chancelier impérial d'Allemagne, 22 mars 1871-20 mars 1890], de ministre des Affaires étrangères de Prusse qu'il était auparavant [poste qu'il occupa de 1862 à 1890], revenait sans cesse aux mêmes points et plaidait avec une obstination patriotique, qui faisait l'admiration de l'adversaire lui-même, en faveur de Metz et de Belfort.
  — Point de paix assurée dans l'avenir si vous prenez ces deux places, disait-il! Elles sont nécessaires à notre sécurité sans compromettre la vôtre.
  Et l' État-major allemand, consulté par le chancelier, répondit invariablement : " J'ai pris Metz : je la garde. La garnison de Belfort vient de sortir avec les honneurs de la guerre : nous la remplaçons. Pas de discussion possible! Les deux forteresses qui sont des cadenas aux entrées de la France doivent demeurer entre nos mains. "
  Une égale obstination des deux parts semblait rendre la question insoluble, quand, avec une habilité supérieure, Thiers profita d'une circonstance nouvelle pour arracher du moins à l'ennemi une partie de sa conquête.

Proclamation de l'Empire allemand par Guillaume Ier le 18 janvier 1871 dans la galerie des glaces du château de Versailles. Au centre de la toile, Bismarck se détache grâce à son uniforme blanc. Tableau d'Anton von Werner, Friedrichsruh ; Bismarck-Museum Friedrichsruh, 1885.

   Les Allemands se sentaient, en effet, humiliés et furieux de n'être pas entrés dans Paris.
  L'armistice leur avait rapporté deux cents millions ; la paix allait leur rapporter cinq milliards ; mais ils n'avaient pas eu cette satisfaction d'occuper la ville insolente qui, près de cinq mois, les avaient retenus sous ses murailles! Il fallait que l'empereur et les généraux, avant de retourner en Allemagne, eussent au moins franchi les portes de la capitale française.
  — N'est-ce que cela? répondit Thiers. Entrez dans Paris! Mais, alors, rendez-nous Belfort.
  Et ceci paya cela.
  Il fut convenu que Guillaume et une partie de son armée pénétreraient dans une partie de la Ville vaincue et l'occuperaient jusqu'à la ratification des préliminaires de paix par l' Assemblée de Bordeaux.
   Cela se passait le 23 février, à Versailles. Trois jours après, je l'ai dit, les préliminaires étaient signés, dans la même ville, et les Allemands, comptant bien que les représentants de la France allaient perdre leur temps en longues discussions avant d'accepter toutes les conditions imposées, se préparèrent à faire une entrée solennelle, à travers le Bois de Boulogne et les Champs-Élysées, le 1er mars au matin. ["... L'entrée du corps d'occupation, limité, aux termes de la convention, à trente mille hommes commandés par le général de Kammecke, devait avoir lieu à dix heures. Pendant la nuit du 28 au 1ermars, le gros des forces ennemies campa sous le rempart même, occupa Boulogne et les communes suburbaines comprises dans la zone, et se tint à portée jusqu'au jour. La veille, les maires des 8e, 16e et 17e arrondissements se concertèrent avec les autorités militaires allemandes, et un conseil fut tenu dans la nouvelle manufacture de Sèvres, à l'entrée du parc de Saint--Cloud.À sept heures du matin, les Allemands se mirent en mouvement.[...] Au lieu d'entrer comme dans une ville désarmée, il semblait que l'ennemi s'attendît à trouver une certaine résistance, car ses dispositions et les précautions militaires qu'il prenait avaient tout le caractère d'une marche sous le feu des assiégés... " ; source]
 
Défilé des troupes Allemandes sur les Champs-Élysées, en mars 1871. Crédit photo : CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet


XIX

LA VEILLE DE L'ENTRÉE DES PRUSSIENS


  ...Le 28 février, dès les premières heures de la matinée, la population parisienne fut prévenue de ce qui se passerait le lendemain. Aussitôt, conformément à une habitude séculaire, que nos concitoyens affectionnent, et à laquelle ils ne sont pas près de renoncer, les rues, les boulevards, les avenues, les places publiques furent remplis d'une foule considérable, curieuse de voir les préparatifs de cette manifestation militaire de l'ennemi, puisque, la manifestation elle-même, ils ne pourraient ni ne voudraient y assister.
  Il y avait déjà un mois que l'on ne se battait plus. Depuis la fin janvier, bien des " assiégés " de la veille s'étaient, on peut le croire, glissés hors des portes pour aller observer aux environs du Mont-Valérien, sur les ruines d' Issy et surtout au bord de la Seine, en bas de la côte de Meudon et de Bellevue, les ennemis qu'on avaient si longtemps combattus à l'aveuglette.
  De sévères consignes avaient jusqu'alors réussi à empêcher tout conflit, toute rixe ; mais sur plusieurs points de la périphérie, notamment vers les abords de Saint-Denis, il y avait eu un peu de promiscuité entre uniformes allemands et uniformes français...
  Qu'allait-il se passer quand les troupes victorieuses se présenteraient dans la Ville même?
  Le 28 au matin, rien, en vérité, ne pouvait le faire prévoir.
  C'était un mardi. Le temps était froid, mais clair.
  Les boulevards de Paris présentaient, même pour nous qui les avions vus naguère si tragiques, le plus étrange aspect.
  À tous les confluents de voies transversales, des postes de gardes nationaux en armes stationnaient. ["... Comme il est décidé que l'occupation aura lieu le lendemain, à huit heures, le général Vinoy trace la zone de défense et la fait occuper par deux cordons parallèles. — Les troupes de ligne dont il dispose élèvent d'abord des barricades à la limite de la zone occupée et interceptent les communications. La garde nationale doit former ensuite une seconde ligne en arrière afin que la population ne se mette pas en contact avec la ligne, et ne la puisse déborder. Voici l'ordre de service de la garde nationale. La dépêche émane du général en chef de l'armée de Paris, ayant pris provisoirement le commandement en chef des gardes nationales.
  Général commandant supérieur garde nationale au commandant des neuf secteurs. 28 février, 4 heures 20 minutes soir.
  Ordre de service du 1er mars, à cinq heures et demie du matin, et pour les 3, 5, 7 mars. —Place Pereire pentagonale, le 33e bataillon, fournissant une compagnie porte d'Asnières; une avancée boulevard Malesherbes, au coin de la rue Jouffroy ; une compagnie route d'Asnières, sur le chemin de fer. — Place Malesherbes, le 90e bataillon, fournissant une compagnie au coin de la rue Cardinet, et une autre compagnie boulevard Courcelles, place de l'église Saint-Augustin. Le 2e bataillon,
fournissant une compagnie au coin de la rue Monceau et de Naples ; une compagnie rue de Madrid et boulevard Haussmann, une compagnie rue de la Pépinière, rue Tronchet, sur le boulevard Haussmann. 117e bataillon, fournissant une compagnie rue d'Anjou et de l'Arcade, une autre rue du Havre et rue Caumartin. — Place de l'Opéra, le 6e bataillon, fournissant une compagnie rue Lafayette, une autre sur le boulevard, rue de la Paix. — 149e bataillon, fournissant une compagnie au boulevard,place Vendôme; le 1er bataillon fournissant une compagnie au coin de la rue Saint-Honoré, boulevard des Batignolles, sur le chemin de fer. — Le 69e bataillon, fournissant une compagnie sur le pont, place de l'Europe, parc Monceau. — Deux bataillons de réserve, le 221e et le 13e, place Vendôme. Ce service sera de vingt-quatre heures ; il consistera à se garder
militairement et à défendre de traverser les lignes aussi bien aux soldats étrangers qu'aux gardes nationaux ou soldats français, armés ou non. [...] Les gardes nationaux ne répondirent point à cet appel. [..] il ne se présenta qu'un nombre d'hommes tout à fait insignifiant pour répondre à cet ordre de service...
" ; source] Les passants défilaient devant eux, étonnés de les voir là, mais sans rien dire. Je les ai bien regardés : leur air farouche n'avait rien d'affecté. C'était la physionomie toute naturelle et les gestes parfaitement spontanés de braves gens qui comprenaient la tristesse de l'heure et qui s'appliquaient de leur mieux à maintenir la tranquillité, pour l'honneur de Paris.
  Mais la tranquillité, je vous assure bien que nul ne songeait à la troubler. Le peuple français a ceci d'admirable, entre beaucoup d'autres qualités, que les mots d'ordre, quand il s'agit de la dignité nationale, se donnent chez lui tout bas et sont néanmoins entendus et obéis par tous.

***

  En quittant les boulevards, mes amis et moi, nous nous présentâmes à l'entrée de la place de la Concorde, rue Royale. Ce devait être là, le lendemain, la limite de l'occupation allemande. Nous pûmes aller librement jusqu'à l' Obélisque, parce que nous étions en tenue et en armes. On nous prenait pour une patrouille faisant sa ronde.
  Du quai de la Conférence [il doit son nom à l'ancienne porte de Paris dite de la Conférence par où entrèrent en 1660 les ambassadeurs espagnols chargés de conférer avec Mazarin pour le mariage de Marie-Thérèse avec Louis XIV ; il accueille aujourd'hui la Compagnie des Bateaux Mouches] à l'avenue Gabriel, les Champs-Élysées étaient barrés. On n'allait pas plus loin de ce côté. Seuls, les habitants du quartier, beaucoup moins nombreux qu'aujourd'hui, pouvaient sortir de chez eux ou y rentrer, sous un sévère contrôle.
  Silencieux, parce que nous étions émus, et hardis, parce que nous avions vingt ans, nous continuâmes notre chemin en passant au milieu du barrage, par l'avenue centrale, entre les chevaux de Marly. Jusqu'au rond-point, tout était désert. L'ancien concert Musart [Philippe, 1792-1859 ; compositeur et chef-d'orchestre ; "... Durant l'été 1833, associé à l'entrepreneur de spectacles Masson de Puitneuf, il prend possession d'un lieu de concert nouveau, en plein air, sur les Champs-Élysées. La belle saison finie, l'orchestre Musard trouve refuge au lieu dit " Bazar Saint-Honoré ", qui s'appellera bientôt le " Concert Musard ". [...] En 1836, l'égo de Musard, son talent, son savoir-faire le pousse à s'affranchir : il investit une salle rue, Neuve-Vivienne et y transfère son " Concert Musard "... " ; source] montrait les carcasses de fer de ses pavillons, dont on avait brûlé les planches pour se chauffer, pendant le siège. Le Palais de l' Industrie [il fut construit en 1853, sur l'avenue des Champs-Élysées, pour abriter notamment l'Exposition Universelle de 1855, avant celles de 1878 et de 1889 ; l'architecte Jean-Marie-Victor Viel et de l'ingénieur Alexis Barrault en sont les concepteurs ; il fut détruit à partir de 1896, pour laisser sa place au Petit Palais et au Grand Palais, en vue de l' exposition universelle de 1900 ; le palais de l'Industrie - Reconstitution en 3D]. était fermé, sauf, près de la grande entrée du milieu, une petite porte où se tenaient des gardiens de la paix nouveau modèle, en casquettes rondes et en vareuses, avec des ceintures bleues.

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/6/66/Philippe_Musard_Recadr%C3%A9.jpg/260px-Philippe_Musard_Recadr%C3%A9.jpg

Philippe Musard, 1792-1859. Publication du Monde musical


source : Gallica


Le palais de l'Industrie : "... sauf, près de la grande entrée du milieu, une petite porte où se tenaient des gardiens de la paix nouveau modèle, en casquettes rondes et en vareuses, avec des ceintures bleues. "

   Au rond-point, un café très connu, faisant le coin de l' avenue Montaigne, paraissait assez animé. C'était la seule boutique ouverte de ce côté. Plus loin, les façades muettes et aveugles des maisons et des hôtels particuliers ne laissaient apercevoir aucun mouvement révélant la présence de leurs habitants. Au coin de la rue Abbatucci, maintenant rue de la Boétie, un demi-bataillon de la garde nationale, dont tous les hommes portaient la capote et la musette gonflée de vivres, dépêchaient des détachements dans toutes les rues avoisinantes, du côté droit de l'avenue.
  — Nous pressâmes le pas, du côté gauche, afin d'échapper à leurs questions.
  Même appareil sur la place de l' Étoile ; à l'entrée de l'avenue Joséphine [aujourd’hui avenue Marceau], d'un côté, il y avait de la troupe ; à l'entrée de l'avenue de Friedland, d'autre part, nous vîmes des mobilisés. Nul passant, ailleurs. Les alentours immédiats de l' Arc de Triomphe étaient déserts.
  Notre petite patrouille traversa d'un pas relevé l'immense espace vide, en se dirigeant vers l'avenue Ulrich, naguère l'avenue de l' Impératrice, aujourd'hui avenue du Bois-de-Boulogne, pour atteindre la Porte Dauphine.
  Les promeneurs qui vont de nos jours vers les grandes fêtes sportives de Longchamps ou vers les restaurants des lacs ne sauraient s'imaginer la physionomie singulière et lamentable qu'offrait l'entrée de la célèbre promenade parisienne. — Sur une étendue de plus de trois cents mètres à partir des fortifications, tous les arbres étaient coupés, dégageant les glacis, laissant un peu plus loin quelques abatis et découvrant le sol herbeux, où on ne voyait plus aucune trace de sentier.
  On avait pris là, sur cette large bande déboisée, allant de la porte d' Auteuil à la Porte Maillot, tout le fascinage nécessaire aux fortifications et même de quoi chauffer plus d'une maison voisine. Les grands arbres non débités qui étaient restés couchés à terre formaient des légions de cadavres et le ciel agrandi au-dessus d'eux les baignait d'une lumière cruelle.
  Et ce qui était le plus cruel encore, c'est que en nous tournant vers les bastions 54 et 55, qui encadraient la Porte Dauphine, nous aperçûmes couchés au pied des talus, quelques canons de sept et de petits obusiers de flanquement [" c’est un mot d’origine tchèque voulant dire catapulte et datant de l’empire d’Autriche-Hongrie ; pièce d’artillerie dont le rapport entre la longueur du tube et celle de son calibre est comprise entre 15 et 25. Son mode de tir est généralement plongeant en artillerie, entre 12° et 45° de hausse... " ; source] dont les affûts avaient été précipités dans les fossés.
  Du coup, toute curiosité fut oubliée ; aucun de nous ne pensa plus à pousser vers la route de Suresnes et vers cette plaine de Longchamps, où l' Empereur Guillaume devait, le lendemain, passer en revue son armée, avant d'entrer dans Paris.
  Nous avions là, sous les yeux, le témoignage écrasant et douloureux de la défaite ; quelques-unes de ces pièces — nos armes à nous! — étaient démontées, humiliées, quasi-rendues, et gisaient, elles aussi, comme nos espérances, comme notre fierté...
  Sans mot dire, nous repassâmes la porte, et, l'arme basse, défilant devant le bastion 55 désarmé, puis devant devant le 56 et devant les autres, nous allâmes, le cœur serré, revoir du moins celui que nous connaissions si bien, que nous aimions tant et que le sang des nôtres avait arrosé.

Petits obusiers. Source

***

  Ce fut un long pèlerinage. Du moins, nous n'y étions plus seuls. De tous les quartiers avoisinants, des groupes nombreux étaient venus contempler gravement les miettes de la Guerre. Hommes, femmes et enfants, tout le monde s'approchait des batteries désertes. Quelques magasins à munitions contenant encore des obus et des gargousses étaient fermés au cadenas et barricadés avec des gabions entassés ; mais nul ne les gardait.
  Quelques collectionneurs fouillaient les entonnoirs du boulevard ou du terre-plein pour découvrir des éclats d'obus, et l'on se montrait ses trouvailles, avec maintes explications parfois saugrenues, mais qui ne nous firent point sourire.
  Et nous arrivâmes enfin au bastion 67, à la place d'armes qui était comme la proue du grand vaisseau de Paris, tourné vers l' Ouest. Il s'élevait, menaçant, plus haut que ses voisins, au-dessus du fleuve et de la campagne.
  Là, nous étions chez nous. On ne pouvait nous empêcher, même en supposant que l'on y songeât, de visiter en détail les lieux où nous avions vécu de si dures et de si belles heures.
  Nos casemates étaient restées béantes. Chacun de nous regarda le coin où il avait couché, la planche où il avait dormi. Et puis, sans hâte, avec l'angoisse des gens qui vont voir un malade cher et se demandent s'ils vont le trouver vivant ou mort, nous montâmes vers les plateformes.
  Hélas! Il était mort, notre pauvre bastion!
  J'ai vu, j'ai touché la grosse pièce d'acier, qui obéissait si bien naguère au moindre coup de levier. Elle avait une âme, alors une lumière, et lançait la foudre... Maintenant, lourdement couchée sur le côté, avec un de ses tourillons enfoncé dans la boue, elle n'était plus que ferraille. Son affût à échelons n'était plus là : il dormait, lui aussi, dans la vase... au pied de la muraille!
  Et les autres canons? — Tous pareils! Tous abattus! tous démontés!
  Alors seulement nous avons compris, nous autres, que tout était fini et que, si la belle conduite de Paris nous avait valu que tout cet armement ne fût emporté à Berlin, comme tant d'autres, la défaite n'en était pas moins complète, puisque nous restions désarmés...
  En revenant vers le centre de Paris, à la fin de la journée, nous revîmes la place de la Concorde.
  Il y avait du changement.
  Dans la nuit qui venait, les statues de pierre des villes de France ["... Les 8 statues de ville de la Concorde matérialise l’octogone souhaité par Jacques Hittorf lors du réaménagement de la place de la Concorde sous la Monarchie de juillet à la fin des années 1830. En fait, il reprend une partie du plan dessiné par Ange Jacques Gabriel au milieu du XVIIIe siècle... " ; source], dressées sur les hauts piédestaux carrés, faisaient toujours de grandes taches blanches dans le crépuscule ; mais nous les crûmes d'abord toutes décapitées!...
  Il n'en était rien. Seulement, afin qu'elles ne vissent pas ce qui allait se passer le lendemain sous leurs yeux, quelqu'un avait eu l'idée de leur masquer la face d'un triple voile de crêpe noué derrière leur couronne murale.
  Et elles dominaient toute la place, de leurs figures noires et sans yeux!

 
Huit statues féminines représentant des villes du pays

 

 
La ville de Bordeaux

XX

L'OCCUPATION DE PARIS


   ... À huit heures du matin, le mercredi 1er mars, cinquante mille hommes de l'armée allemande était réunis dans la plaine de Longchamps pour être passés en revue par l'empereur Guillaume. Ils étaient en grande tenue, car le vainqueur avait projeté de montrer aux Parisiens, non les uniformes usés par la campagne, mais des costumes tout battant neufs, des armes irréprochables, un matériel intact. Coquetterie de guerrier bien naturelle, après tout, car ni le souverain, ni son état-major, ni même son chancelier, ne pouvaient prévoir que, en fait de public disposé à les admirer, dans les Champs-Élysées et les rues avoisinantes, ils n'auraient que des maisons muettes et aveugles, des troupes de gamins narquois, légers et insaisissables, comme des moineaux, et de rares passants, peu désireux de s'arrêter pour les contempler.
  La parade fut courte, et l'on se mit en marche à la fois par toutes les avenues conduisant aux lacs. C'est à la Porte Dauphine seulement que le véritable défilé commença ["... En fait les choses ne se passent pas tout à fait comme prévu. En arrivant à l’Étoile, les Allemands constatent qu’ils ne pourront pas passer sous l’Arc de Triomphe.Non seulement des coffrages de bois ont été érigés pendant le siège autour des célèbres groupes statuaires, afin de les protéger contre les bombardements, mais encore la voûte du magnifique monument de Chalgrin est obstruée et barricadée afin d’en interdire le passage. Ainsi, l’Arc de Triomphe, un symbole pour les parisiens, demeure vierge de toute souillure.L’armée ennemie le contourne, descend les Champs-Elysées au rythme de ses fifres et de ses tambours, parvient à la Concorde ; Il fait très beau temps, froid et sec. Mais les allemands parcourent un désert. Sur la place de la Concorde, la statue de Strasbourg est voilée de crêpe noir, des fleurs et des couronnes ont été déposées à ses pieds. Des caissons, des prolonges d’artillerie, des véhicules de l’armée et de la garde nationale ferment toutes les voies d’accès à la zone dévolue aux allemands. Derrière la foule parisienne menaçante gronde, con tenue par des gardes nationaux arborant un nœud de crêpe noir à leur fusil. Le défilé triomphal tourne à la déconfiture. Dans cette zone, la plupart des habitants ont fui afin d’éviter tout contact avec les allemands. Les autres ont tiré leurs volets. Les maisons arborent des drapeaux noirs. Les boutiques sont closes. Des avis du genre « fermé pour cause de deuil national » y sont placardés... " ; source]
  En tête, loin devant l'avant-garde, les hulants [variante de " uhlan ". : cavalier armé d’une lance] s'avançaient. Ils prirent un véritable service de reconnaissance en franchissant la grille. Sur la chaussée centrale, une ligne de ces cavaliers, la lance à l'épaule, marchait au pas, tandis que, des deux côtés, d'autres pelotons lancés à différentes allures, dans les contre-allées, exploraient les fourrés dénudés par l'hiver, poussaient des pointes rapides vers les rues désertes et s'activaient, le pistolet au poing, à la recherche d'un ennemi absent.
  Beaux soldats, certes! Mais toute leur agitation était si visiblement en pure perte que, s'il y avait eu aux rares fenêtres ouvertes d'autres personnes que des étrangers rentrés à Paris depuis l'armistice, les quolibets ne leur auraient pas manqué. En fait d'adversaires, il ne découvrirent que des groupes d'enfants qui se sauvaient à leur approche, qui s'égaillaient dans toutes les directions et qui se reformaient bien vite, les croquemitaines une fois passés, " pour voir Bismarck ".
  Car c'était lui qu'ils attendaient. Ils se moquaient pas mal du reste!
  La preuve, c'est qu'ils demeurèrent immobiles, enfin, et non pas figés par la terreur, mais cloués au sol par une sorte de curiosité haineuse, quand, le cortège des princes ayant défilé devant eux, ils aperçurent le colosse blanc, sur son grand cheval.
  Cela se passait aux environs de l'avenue de Malakoff. Il y avait là un peu plus de monde que sur le reste de la voie triomphale : une centaine de petits bourgeois du quartier, venus en voisins et sans aucune cérémonie pour assister au spectacle ; des boutiquiers, des concierges et un ouvrier qui, tout au bord du trottoir, et négligemment appuyé de l'épaule à un candélabre, fumait sa cigarette en regardant la cavalcade...
  Tout à coup, Bismarck le remarqua, sortit du cortège et dirigea vers lui son cheval. L'homme leva la tête pour voir venir ce géant à face de dogue dont aucun Parisien, certes, ne pouvait ignorer les traits. Il ne bougea d'ailleurs pas de sa place et ne fit aucun mouvement, pas plus pour saluer que pour se retirer. " Sa figure, a raconté depuis lors le chancelier, était assez mauvaise. " Traduisez qu'elle devait être énergique et triste. Les Prussiens l'auraient trouvé bonne et charmante si elle leur avait souri en un pareil moment ; nous l'aurions, nous, jugé méprisable et laide.
  Quoiqu'il en soit, Bismarck voulait évidemment faire un geste de bonhomie qui fût raconté, répété, enregistré par l'histoire. Il se pencha courtoisement vers cet inconnu et lui demanda du feu, pour allumer son cigare.
  L'autre ne broncha pas. Il leva sa main droite, présenta silencieusement le fragile tison retiré de ses lèvres aux aspirations du chancelier, et puis, quand le cigare fut embrasé, ou à peu près, le cavalier se redressa en disant : " Merci! ", et l'ouvrier laissa tomber à ses pieds ce qui restait de sa cigarette.
  Ce fut tout.
  L'incident avait eu peu de témoins français. En revanche, de nombreux Allemands l'avaient suivi des yeux avec intérêt, peut-être même avec anxiété. Savait-on, en effet, à quelle violence n'aurait pu se laisser entrainer ce misérable Parisien, une si mauvaise figure!, contre le puissant homme d' État qui avait voulu cette guerre et qui nous imposait cette paix?
  Bismarck seul affectait de sourire et le soir, à dîner, il raconta pesamment l'histoire de son cigare.
 
 
Affiche du 1er mars 1871 - Aux Parisiens " L'Ennemi va entrer dans Paris ". Source : La Contemporaine – Nanterre / argonnaute.parisnanterre.fr

***

  À suivre

   Charles Laurent, Ce que Paris a vu, Souvenirs du Siège de 1870-1871, Albin Michel, 1914, pp. 196-217
 
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