La Commune de Paris : Eugène Varlin, ouvrier relieur

Ballast

Michèle Audin raconte Eugène Varlin



barricade porte Maillot, le 14 mai 1871 à 5 heures du matin, collection Serge Kakou
Illustration de vignette : Fred Sochard, 2019


« Tant qu’un homme pourra mourir de faim à la porte d’un palais où tout regorge, il n’y aura rien de stable dans les institutions humaines », jurait Eugène Varlin. Les éditions Libertalia viennent de publier une anthologie commentée des écrits de cet ouvrier relieur, membre de l’Association internationale des travailleurs et élu de la Commune tombé lors du massacre des communards par les troupes de la Troisième République. L’écrivaine Michèle Audin — auteure, notamment, du récit Une vie brève, consacré à son père, Maurice, mathématicien et militant indépendantiste assassiné par l’armée coloniale en Algérie — est à l’origine de ce livre. Nous tenions à en discuter avec elle.

 


Il a été dit que Varlin était « une des gloires du prolétariat français » : pourquoi ne le connaît-on pas mieux ?
Voilà qui donne envie de vous demander : quelles sont les gloires du prolétariat français que l’on connaît bien aujourd’hui ?

Certes…
Varlin est né en 1839 dans une famille de paysans pauvres de Claye-Souilly. Il va à l’école jusqu’à l’âge de 13 ans, puis fait un apprentissage à Paris où il devient ouvrier relieur. Il suit des cours du soir, participe aux premières grèves autorisées en 1864, devient membre et rapidement responsable de la toute jeune Association internationale des travailleurs, ce qui lui vaut trois mois de prison en 1868. Il mène une inlassable activité d’organisation des ouvriers à Paris et en province. Il est élu à la Commune en 1871 et il y est confiné dans des activités d’administration. Il participe activement à la défense de Paris pendant la Semaine sanglante et est assassiné le 28 mai 1871. Son histoire est celle de l’invention d’un mouvement ouvrier combatif et révolutionnaire à la fin du Second Empire. Il n’est peut-être pas inutile de nous la réapproprier aujourd’hui !

Vous faites savoir que c’est l’un des ses articles, « Notre format », qui vous a donné envie de composer ce livre. Il paraît pourtant anecdotique, à première vue
« Notre format » est le tout premier article du jeune Eugène Varlin. Il y explique pourquoi les ouvriers qui publient ce nouveau — et éphémère, mais il ne le sait pas encore — journal, La Tribune ouvrière, ont choisi un petit format, dans une époque où les journaux sont très grands. La question peut sembler étrange. Anecdotique, comme vous dites ! Mais c’est l’occasion pour lui d’affirmer, plusieurs fois, avec beaucoup de dignité, les compétences des ouvriers. Parmi ses raisons, il relève le fait qu’un petit journal est plus facile à relier, et donc à relire. Il est clair, précis, rigoureux, il s’adresse directement à ses lecteurs et il pense aux lecteurs du futur, nous, qui lirons le journal relié. J’ai trouvé le style et les aspects humains de cet article, la dignité de ce jeune ouvrier, ce qu’il appelle dans un autre article « la timidité ordinaire du travailleur » et en même temps sa confiance en ses compétences, très séduisants. Je n’ai pas lu beaucoup d’articles où un ouvrier parle de ses connaissances et de son goût, avant de les appliquer au sujet. Pourquoi, donc, cet article m’a décidée à composer ce livre ? Disons que ses qualités m’ont permis de dépasser la légère gêne que m’inspirait le côté « gloire du prolétariat »… J’ai trouvé ensuite bien d’autres articles ou textes tout à fait passionnants sur des sujets moins « anecdotiques », ainsi que des détails biographiques pas très connus… et voilà le livre !

Le mouvement anarchiste se réclame volontiers de Varlin. Il en appelait toutefois, dans un article paru dans La Marseillaise, à un « communisme non autoritaire ». Peut-on le situer dans un courant précis ?
Je suis un peu gênée par l’épithète « anarchiste », et d’ailleurs par les épithètes d’aujourd’hui en général. Les mots ont pas mal changé de sens. Eugène Varlin dit « communisme non autoritaire » et précise que c’est synonyme de « socialisme collectiviste ». Il est clair que « communisme » et « socialisme » n’ont pas là le sens qu’on y entend aujourd’hui : il emploie ces expressions dans une phrase où il fait référence aux discussions qui ont eu lieu lors du Congrès de l’Association internationale des travailleurs à Bâle, en septembre 1869, où il a voté « avec » Bakounine. Le « non autoritaire » le place lui aussi du côté de Bakounine et donc, si on veut, du mouvement anarchiste. On pense bien sûr à l’affrontement des idées de Marx et de Bakounine dans l’Internationale. Eugène Varlin continue à avoir des relations cordiales avec le conseil général de l’Association à Londres (le côté Marx) ; il me semble que l’alternative Bakounine-ou-Marx n’est pas vraiment son problème. D’ailleurs, pendant la Commune, tous les deux, Bakounine et Marx, lui écrivent — la lettre de Marx est adressée à Frankel et à Varlin. On ne sait pas s’il a reçu l’une ou l’autre. S’il réfléchit aux aspects théoriques, Eugène Varlin est surtout, et toujours, dans l’action, et du côté de la pratique. Et très efficacement.

Par exemple ?
Au cours d’une grande grève du bâtiment à Genève en 1868, il a réussi à collecter et à envoyer 10 000 francs aux grévistes suisses. Cette somme importante a été collectée sou à sou auprès de travailleurs gagnant environ 3 francs par jour. Elle a permis aux grévistes de « tenir » et a contribué à la légende selon laquelle l’Internationale avait des millions ! La réflexion théorique d’Eugène Varlin s’enracine dans les luttes. Les grèves sont le plus souvent des batailles « perdues » par les travailleurs, mais ils y apprennent la solidarité et l’organisation, comprend-il vite, alors que la « théorie » proudhonienne était contre la grève. Les années 1860, en France, sont une sorte de début, d’apprentissage du mouvement ouvrier organisé. Ils ont tout à apprendre, et Eugène Varlin apprend.



Louise Michel (DR)

Dans L’Imaginaire de la Commune, Kristin Ross avance qu’on ne peut qu’être frappé « du peu d’attention qu’a reçue la pensée communarde », y compris chez ses sympathisants. Les canons, les barricades, les combats et le massacre de la Semaine sanglante expliquent-ils ce déficit ?
Je ne sais pas ce qu’est « la » pensée communarde. Celle de Ferré ? Celle de Delescluze ? Celle de Frankel ? Celle de Theisz ? Ou encore celle de Nathalie Lemel, engagée dans la lutte avec l’Union des femmes ? Ce qui rend l’histoire de la Commune passionnante, c’est toute cette diversité de pensées communardes. De mon point de vue, le plus intéressant, c’est ce qui se dit dans les clubs — je pense notamment au Club Ambroise et à son journal Le Prolétaire. On y souhaite voir les élus venir écouter le peuple et lui rendre compte : la souveraineté populaire ne se délègue pas, le peuple est las des sauveurs, on trouve que les agents de la Commune sont trop payés, que les journalistes font trop de phrases, qu’ils veulent encadrer le peuple, on proteste contre la nomination des officiers par les autorités militaires de la Commune (tous les responsables doivent être élus)… C’est le « sous-comité » dont ce club est issu qui a brûlé la guillotine, un acte symbolique — au moment même où la Commune vote un décret qui prévoyait la possible exécution d’otages. Le développement des idées a été beaucoup étudié, notamment autour du centenaire de la Commune en 1971, en un temps où l’importance des partis communiste et socialiste faisait de l’héritage de la Commune un enjeu politique, mais on a peut-être un peu négligé ce qui se passait dans la vie et dans la tête des Parisiens engagés dans le mouvement. La Commune, c’était la joie, la fête : pour la première fois, ils ne sont plus la vile multitude mais enfin des êtres humains, libres, beaucoup vont vivre cette liberté et cette joie jusqu’à se faire tuer.

« Nos plus sérieux ennemis sont les républicains modérés, les libéraux de toutes sortes », avance Varlin en 1869. Quelle était sa conception de la République ?
Depuis 1789, la classe ouvrière monte au créneau, souvent aux barricades ; elle fait des révolutions pour le bénéfice unique de la bourgeoisie. La Révolution française, c’est la loi Le Chapelier qui, en 1791, avant la République, interdit grèves, associations, réunions d’ouvriers. Cette loi reste en vigueur dans tous les régimes qui suivent, République de 1792, Empire napoléonien, Restauration. En 1830, les ouvriers sont sur les barricades, encore un coup pour rien, la « révolution » aboutit à la Monarchie de Juillet. La bourgeoisie républicaine de 1848 va encore plus loin, puisque les ouvriers, grâce auxquels elle a pris le pouvoir après les journées de février, sont massacrés en juin lorsqu’ils se révoltent pour réclamer le droit au travail… On comprend que les ouvriers se méfient des républicains bourgeois. D’ailleurs, les républicains modérés et libéraux de toute sorte, dont Eugène Varlin parle en 1869, sont effectivement arrivés au pouvoir en septembre 1870 : ce sont ceux qui ont organisé la guerre contre la Commune. La République, pour Varlin comme pour beaucoup de ses camarades, doit être démocratique et sociale, c’est « La Sociale ». Même si les moyens ne sont pas très précis, il s’agit de supprimer l’exploitation du travail par le capital. Remplacer la sacro-sainte « liberté du travail », que la bourgeoisie aime tant, par le « droit au travail ». Et, pour imiter le slogan de l’Association internationale, ce doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.

« Bourgeois de la gauche et de la droite se valent », écrit-il encore 1869 : tous sont unis contre les socialistes. Un an plus tard, il évoque « la déchéance définitive de toute la gauche » et la déconsidération souhaitable « des hommes de la gauche ». On a presque oublié que le socialisme et la gauche n’ont pas toujours été des synonymes !
Le premier texte de l’Association internationale au bas duquel la signature d’Eugène Varlin apparaît, au milieu de beaucoup d’autres signatures, est un texte franchement ouvriériste. Il y est dit : « Les efforts [des travailleurs] pour conquérir leur émancipation ne doivent pas tendre à créer de nouveaux privilèges, mais à établir pour tous les mêmes droits et les mêmes devoirs, […] ils acceptent avec reconnaissance le concours désintéressé de tous les démocrates ; mais que, voulant conserver à l’Association internationale des travailleurs et au futur congrès son caractère essentiellement ouvrier, [ils] déclarent en outre qu’aucun autre qu’un ouvrier ne pourra pour Paris exercer de fonctions nominatives dans ladite Association. » Ce que Marx a commenté ainsi : « Les ouvriers semblent s’être mis en tête d’exclure tout literary man1, etc., ce qui est absurde, parce qu’ils en ont besoin pour la presse, mais ce qui est aussi pardonnable, vu les trahisons permanentes de ces literary men.2 »


Émile Zola (DR)

Varlin n’a certainement jamais vu ce commentaire, mais je crois qu’en 1869 il avait déjà assez d’expérience pour savoir que ces messieurs de gauche ne voulaient utiliser les ouvriers que pour arriver au pouvoir. Et qu’ils allaient encore une fois les trahir. Les réunions publiques sont désormais autorisées ; socialistes et républicains bourgeois y participent et il est facile de voir ce que les uns et les autres veulent. Il me semble que le mot « gauche » est alors exclusivement parlementaire. Un an après, en février 1870, les députés « de gauche », tels Jules Favre, sont bien acoquinés avec le pouvoir impérial, comme le montre leur attitude au Corps législatif à propos de l’assassinat de Victor Noir et de l’arrestation d’Henri Rochefort3. S’ajoute un commentaire un peu radical sur la formulation de votre question : il me semble que « socialisme » est devenu synonyme de « gauche » quand « socialiste » est entré dans le nom d’un parti politique… En lisant Varlin, il faut entendre « socialiste » au sens de « pour la révolution sociale ».

Émile Zola a couvert la Commune en tant que journaliste. Il n’en finit pas d’injurier les communards et de souhaiter que « l’ordre » soit rétabli, entendre que l’armée ouvre le feu, et de répéter que la Commune ne léguera rien à la postérité, à part de « la boue ». Zola passe pourtant pour le chantre du progressisme : la Commune est-elle à ce point négligée pour que sa position ne lui fasse pas ombrage et, plus encore, soit ignorée de la plupart des gens ?
Il a même écrit la chose la plus ignoble que j’ai lue sur les communards — il y en a pourtant eu de belles ! Juste après la Semaine sanglante, des milliers de cadavres jonchent les rues de Paris : « […] les bandits vont empester la grande cité de leurs cadavres — jusque dans leur pourriture ces misérables nous feront du mal […]4 ». Émile Zola a été un incontestable et courageux défenseur des droits de l’Homme, en particulier grâce au rôle de son « J’accuse » dans la défense de Dreyfus. Je ne sais pas si cela en fait un chantre du progressisme, mais il n’a certainement jamais été un chantre de la classe ouvrière ! Sa position sur la Commune est très cohérente avec ce qu’il écrit sur la classe ouvrière, par exemple dans ce « roman antipeuple », comme disait Paule Lejeune, qu’est Germinal : « C’était la vision rouge de la révolution qui les emporterait tous, fatalement, par une soirée sanglante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins ; et il ruissellerait du sang des bourgeois, il promènerait des têtes, il sèmerait l’or des coffres éventrés. Les femmes hurleraient, les hommes auraient des mâchoires de loups, ouvertes pour mordre. Oui, ce seraient les mêmes guenilles, le même tonnerre de gros sabots, la même cohue effroyable, de peau sale, d’haleine empestée, balayant le vieux monde sous leur poussée débordante de barbares. Des incendies flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des villes, on retournerait à la vie sauvage dans les bois, après le grand rut, la grande ripaille, où les pauvres, en une nuit, efflanqueraient les femmes et videraient les caves des riches. Il n’y aurait plus rien, plus un sou des fortunes, plus un titre des situations acquises, jusqu’au jour où une nouvelle terre repousserait peut-être.5 »

Dans ses Souvenirs d’un révolutionnaire, Gustave Lefrançais parle de « l’abominable exécution de notre brave Varlin ». Vous restez très sobre sur le sujet — tout comme vous avancez, sur votre site consacré à la Commune, que vous ne ferez pas le récit de tel ou tel assassinat. Tout comme, dans le récit que vous consacrez à votre père, Une vie brève, vous ne souhaitez pas aborder « ni le martyr, ni sa mort »…
De même que dans Comme une rivière bleue… Dans l’histoire de la Commune, ce qui m’intéresse, c’est le mouvement, la vie, la révolution qui passe, tranquille et belle comme une rivière bleue — ce qu’écrit Vallès le jour des élections communales —, la joie, la fête, le désir de changer le monde. Dans le cas d’Eugène Varlin, le prêtre qui l’a dénoncé, le lieutenant qui vole sa montre, les bonnes gens qui lui lancent des pierres dans les rues escarpées de Montmartre qui lui forment comme un chemin de croix, plus le « beau visage d’apôtre », c’est trop. On ne peut pas réduire son histoire, ni celle de la Commune, ni celle de qui que ce soit, à sa mort, aussi horrible et glorieuse qu’elle ait été. C’est la vie que j’ai lue et la personnalité que j’ai devinée dans l’article « Notre format », dont nous parlions, qui m’a permis de dépasser cette image de Christ laïque et de m’intéresser à l’ouvrier relieur, au gréviste, au correspondant de l’Internationale, à l’homme, enfin, très secret, puisque on sait finalement très peu de choses de lui. 



Jules Vallès (DR)

D’ailleurs, sait-on pourquoi il est tombé, lui, aux mains de la troupe ?
Ceux qui étaient avec lui sur la barricade de la rue de la Fontaine-au-Roi ont tous réussi à s’échapper et à se cacher — même si Ferré a été rattrapé. Pas lui. Un peu de spéculation, pour finir, alors ! Ce livre sur Varlin n’en comporte pas, même dans ses parties biographiques. Je vais donc chercher un peu de fiction ailleurs, dans un roman ; c’est un passage de Comme une rivière bleue. « Il quitte la rue de la Fontaine-au-Roi. Sans doute gagne-t-il la rue des Trois-Bornes par la cité Holzbacher. Lave-t-il ses mains noircies de poudre ? Il se change quelque part, ou alors il est reconnu par un anonyme qui lui prête sa veste de velours pour remplacer sa vareuse de vaincu pleine de sang. Il est en civil lorsqu’on l’arrête. On ne peut même pas dire qu’il erre dans Paris. Peut-être au contraire marche-t-il tout droit, le canal, la rue des Vinaigriers, le passage du Désir, la rue de Paradis — ces noms… Place Cadet, il s’arrête. Il ne se cache pas. Il est certainement épuisé. Nous n’avons pas été dignes de leur espérance et de leur joie, notre échec les a menés au massacre, à qui bon tenter de ne pas mourir avec eux ? » Eugène Varlin est mort. La Commune n’est pas morte, dit-on. En tout cas, les écrits restent, et ceux d’Eugène Varlin sont bien vivants !


1. ↑ Homme de lettres. 

2. ↑ Marx et Engels, Correspondance, tome VIII, Éditions sociales, 1981. 
3. ↑ En janvier 1870, une polémique éclate entre Pierre Bonaparte, parent de l’Empereur, et un journal corse. Reprise par le journaliste Henri Rochefort dans La Marseillaise, elle enfle jusqu’à ce que Rochefort envoie ses témoins provoquer Bonaparte en duel. Paul Grousset, journaliste, s’en prend lui aussi au proche de l’Empereur et envoie deux témoins, dont Victor Noir, journaliste également. L’entrevue tourne mal ; Noir est mortellement blessé par Bonaparte. Le 12 janvier, ses obsèques sont suivies par 100 000 personnes : Louise Michel et Eugène Varlin sont présents. Pierre Bonaparte n’est pas inquiété par la justice, tandis qu’Henri Rochefort est arrêté. 
4. ↑ Dans un recueil d’articles, parus dans les journaux La Cloche et Le Sémaphore de Marseille au printemps 1871. 
5. ↑ Paule Lejeune, Germinal : un roman antipeuple, L’Harmattan, 2003.

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