Union des républiques socialistes soviétiques, URSS : oui, Iossif Djougachvili, dit Soso, puis Koba, et enfin, Staline, a été...jeune!

  " Jeunesse : l'âge du possible "
  Ambrose Bierce, 1842-1914, Le Dictionnaire du diable

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Un nouvel éclairage sur le jeune Staline

Tom Twiss
Tom Twiss est bibliothécaire émérite à l’Université de Pittsburgh. Il est l’auteur de Trotsky and the Problem of Soviet Bureaucracy, Haymarket, 2015, et coauteur avec Dianne Feeley et Paul Le Blanc de Leon Trotsky and the Organizational Principles of the Revolutionary Party : Haymarket, 2014.
  Publié initialement sur https://againstthecurrent.org/atc217/new-light-on-the-young-stalin/

  À propos de : Stalin: Passage to Revolution, par Ronald Grigor Suny, Princeton University Press, 2020, 857 pages

  “ Considérez l’improbabilité qu’ Iossif Djougachvili, un enfant petit et nerveux dont les centres d’intérêt tournaient autour du chant, des sports de combat, de la poésie, de l’orthodoxie géorgienne et du nationalisme, qui aurait pu mourir du typhus, du gel sibérien ou d’une balle parvienne, après avoir surmonté les adversités et les revers, au sommet du pouvoir dans un État révolutionnaire chancelant."


Staline en 1902 ; Public domain media

  C’est la première étape de ce voyage improbable que raconte Ronald Suny dans sa récente biographie du jeune Staline, un ouvrage pour lequel l’auteur a reçu à juste titre le prestigieux Isaac Deutscher Memorial Prize. Ronald Suny, professeur d’histoire William H. Sewell Jr. à l’Université du Michigan, est un universitaire prolifique qui a beaucoup écrit sur l’histoire de l’Union soviétique et en particulier sur le Caucase du Sud[1].
  C’est l’intérêt que Suny porte à cette région, ainsi que son profond intérêt pour « le marxisme et en particulier l’histoire abîmée et déformée de la social-démocratie russe et surtout du bolchevisme » qui l’ont attiré vers ce projet il y a plus de 30 ans[2]. Mais c’est l’ouverture ultérieure des archives en Russie et en Géorgie et la disponibilité récente de mémoires qui ont permis la publication de cette remarquable étude.
  Dans un essai historiographique à la fin du livre, Suny note que de nombreuses biographies occidentales de Staline se sont concentrées presque entièrement sur la psychologie dans leur recherche insaisissable de la clé unique qui expliquerait la volonté de pouvoir et la brutalité de leur sujet. D’autres, se concentrant essentiellement sur le contexte, n’ont pas pris au sérieux le développement émotionnel et intellectuel de Staline.
  Évitant les deux extrêmes, Suny explore l’évolution psychologique de Staline, traitée comme « l’interaction entre le caractère en développement du garçon de Géorgie et les environnements sociaux et culturels » dans lesquels il évoluait ; p. 4. Ce qu’il a produit est bien plus qu’une biographie : c’est une riche histoire politique, éclairée par les convictions socialistes de Suny, du développement du mouvement socialiste dans le Caucase du Sud et dans tout l’empire russe au début du siècle dernier.



Jeunesse et radicalisation
  Le récit de Suny commence en 1879 avec la naissance d’ Iossif, Soso, Djougachvili du pauvre cordonnier géorgien Beso Djougachvili et de son épouse religieuse Keke Gueladzé, dans le petit village de Gori. D’abord chétif, le jeune Soso devint un athlète, particulièrement doué pour la lutte et la boxe ainsi que pour le chant.
  Dès son plus jeune âge, il connut les abus d’un père alcoolique. De nombreux biographes considèrent que cela a influencé de manière décisive le développement ultérieur de Staline. Mais pour Suny, une influence encore plus grande a été l’ambition indomptable de Keke qui, combinée aux grandes capacités de son fils, a permis à Soso d’être admis à l’école religieuse de Gori, puis au séminaire théologique de Tiflis, dans la capitale géorgienne.
  Au cours de ses deux premières années au séminaire, Soso, profondément religieux, obtient régulièrement de bonnes notes tout en écrivant des poèmes pour des journaux nationalistes géorgiens. Cependant, observe Suny, « le séminaire de Tiflis s’est avéré être autant le creuset de révolutionnaires que de prêtres. » ; p. 61.
  Avec les autres étudiants géorgiens, il subit le mépris des prêtres russes pour sa langue et sa culture géorgiennes et la discrimination pour son statut de paysan et ses origines provinciales.
  C’est ainsi qu’en troisième année, Soso est attiré dans des groupes d’étude pour la lecture de littérature interdite, dont les œuvres de Marx et Engels. Rapidement, ses engagements passent de la religion à la révolution et il rejoint le mouvement social-démocrate clandestin.

Militantisme, exil et évasion
  Après son expulsion du séminaire en 1899, soi-disant pour avoir manqué ses examens finaux, Soso a multiplié ses activités de révolutionnaire professionnel, rencontrant régulièrement les travailleurs dans les centres clandestins de Tiflis et organisant de nouveaux centres dans la ville portuaire torride de Batumi. Il écrit également des articles pour des journaux socialistes, participe à la création d’imprimeries clandestines, conseille les travailleurs en grève et organise des manifestations.
  Ses performances dans ces activités ont reçu des critiques mitigées. Suny note que ceux qui ont travaillé le plus étroitement avec Soso l’ont perçu comme « un homme du peuple, simple, direct et profondément engagé envers les travailleurs. »
  Mais son radicalisme et ses franches critiques à l’égard de la direction le mettent de plus en plus en conflit avec les vétérans marxistes, en particulier avec leur chef Noe Zhordania. Pour eux, Djougachvili était un intrigant imprudent. D’après le récit de Suny, certains aspects de ces deux images semblent avoir été exacts.
  Une indication de l’imprudence de Soso est son plaidoyer vigoureux en faveur d’une manifestation devant la prison de Batumi en mars 1902. Dans le massacre qui s’ensuit, 13 travailleurs sont tués et des dizaines d’autres sont blessés. La manifestation a entraîné également l’arrestation de Djougachvili par la police et son exil en Sibérie orientale.
  Ce sera le premier de six exils qu’il connaîtra et son évasion ultérieure en janvier 1904 sera la première de cinq, ce qui en dit long sur la porosité de l’exil sibérien tsariste.

Bolchevisme, révolution et groupes armés
  À son retour dans le Caucase, Soso, qui se fait appeler « Koba » d’après le héros d’un roman géorgien d’Alexandre Kazbegui, trouve une organisation sociale-démocrate déchirée par les factions. Le deuxième congrès du Parti ouvrier social-démocrate russe, POSDR, en 1903, s’était divisé entre la majorité bolchevique de Lénine, qui préconisait un parti « plus étroitement identifié à l’organisation de révolutionnaires professionnels sociaux-démocrates » et la minorité menchevique de Julius Martov, qui « voulait que le parti s’identifie plus largement au mouvement ouvrier. »[3]
  En Géorgie, une grande majorité de socialistes, dont Koba, se rallient initialement à la position bolchevique. Suny nous dit que pour Djougachvili, c’était presque inévitable étant donné son « sens élevé du rôle du leadership dans la génération de la conscience politique. »
  Au cours des années suivantes, les mencheviks géorgiens réussiront à gagner la majorité des sociaux-démocrates, en grande partie en convainquant les travailleurs que les bolcheviks préconisaient la domination du mouvement par les intellectuels. Koba restera cependant fidèle aux bolcheviks, consacrant une énergie considérable au militantisme du parti, devenant une figure de proue de sa faction.
  Dans la plupart des biographies de Staline, la période turbulente de la révolution de 1905 et immédiatement après est apparue comme un « espace vide ». Suny démontre cependant qu’au cours de ces années, Koba était pleinement engagé dans l’activité interne du parti, tout en écrivant abondamment pour la presse bolchevique et en dirigeant un groupe armé clandestin.
  À cette époque, tant les bolcheviks que les mencheviks du Caucase organisaient des groupes de combat armés d’ouvriers et de paysans pour résister aux attaques de l’armée et de la police. Au fil du temps, ces groupes se sont métamorphosés en unités de guérilla qui ont assassiné des fonctionnaires ennemis et commis des braquages pour financer la lutte.
  Koba a certainement contribué à l’organisation de ces braquages et assassinats. Suny affirme cependant que sa participation à la plus célèbre de ces actions, le sensationnel braquage d’une banque à Tiflis, ne fut que « périphérique ».

Bakou et la question nationale
  Compte tenu de la domination menchevique du parti en Géorgie, Koba s’installe en juin 1907 à Bakou, l’actuelle capitale de l’Azerbaïdjan – ndlr, le centre pétrolier de la mer Caspienne. Là-bas, la poussée révolutionnaire de 1905 avait ouvert des possibilités pour un mouvement ouvrier légal.
  Profitant de cette opportunité, de nombreux militants du parti se sont lancés dans une activité syndicale ouverte. Cependant, les vétérans du « comité », dont Koba, ont résisté à cette tendance et ont continué à se concentrer sur le travail clandestin, y compris les luttes intestines entre factions. Le style abrasif de Koba, ses méthodes douteuses et son immense ambition ont généré des tensions au sein de sa propre faction, mais ses efforts ont néanmoins contribué à la domination bolchevique à Bakou.
  Finalement, les succès du mouvement ouvrier entraînent même Koba dans l’activité syndicale. Suny note que ces années sont parmi les rares où il s’est impliqué directement dans les luttes économiques quotidiennes de la classe ouvrière. Mais l’expérience semble l’avoir beaucoup affecté et avoir influencé sa position concernant les débats au sein du parti élargi.
  À cette époque, les « liquidateurs » parmi les mencheviks plaidaient pour l’abandon du travail clandestin, tandis que les « oztovistes » parmi les bolcheviks rejetaient le travail dans les institutions légales et exigeaient le rappel de leurs délégués de la Douma russe.
  En tant que vétéran de la clandestinité, Koba s’est immédiatement opposé au liquidationnisme, mais il s’est également joint avec enthousiasme à Lénine pour prôner le plein usage de toutes les possibilités légales « depuis le parquet de la Douma et les syndicats jusqu’aux sociétés coopératives et aux fonds funéraires. »
  L’activité de Koba dans le Caucase se termine brusquement avec son arrestation en mars 1910 et son nouvel exil en Sibérie. Mais après sa libération, une arène plus large s’est ouverte, avec sa cooptation au Comité Central par la direction bolchevique, au début de l’année 1912.
  Chargé d’être un agent itinérant travaillant avec des militants locaux dans toute la Russie, il participa également à la rédaction du nouveau journal bolchevique, La Pravda, tout en écrivant également pour d’autres publications. C’est à cette époque que le pseudonyme « Staline », ou « homme d’acier », apparaît pour la première fois dans les pages du Sotsial-Demokrat.
  Après une nouvelle arrestation et une évasion, Staline se voit confier les tâches supplémentaires d’organiser les élections bolcheviques à la Douma et de guider les activités des députés bolcheviques. En janvier 1913, il « avait rejoint le cercle intérieur de la faction bolchevique » et était désormais « l’un des principaux lieutenants de Lénine. »
  En cette qualité, il est chargé par Lénine de rédiger une importante déclaration sur le problème des nationalités. À cette époque, la « question nationale » était vivement débattue par les socialistes dans tout l’empire ainsi qu’au niveau international.
  Les socialistes d’extrême gauche s’opposaient à toute concession au nationalisme ; les groupes de droite subordonnaient la lutte pour le socialisme aux besoins nationaux ; entre les deux extrêmes se trouvaient ceux qui prônaient l’autonomie culturelle nationale. Rejetant toutes ces positions, Lénine préconisait l’autonomie régionale et le droit à l’autodétermination, y compris le droit à la sécession, pour tous les groupes nationaux.
  C’est cette position que Staline a défendue dans son ouvrage « Le marxisme et la question nationale ».  L’ouvrage fut plus tard décrit par Trotsky comme étant entièrement inspiré par Lénine, écrit sous sa supervision et révisé par lui, une évaluation qui, pour Suny, bien que « peu généreuse », rendait compte de la « dette intellectuelle, voire littéraire, de Staline envers Lénine. »

Exil, guerre et 1917
  L’arrestation définitive de Staline à la fin de février 1913 et son exil de quatre ans l’ont éloigné de la direction des bolcheviks et de leurs débats concernant la Première Guerre mondiale. Suny note la propre position anti-guerre et internationaliste de Staline, mais suggère qu’il n’a pas entièrement soutenu l’appel radical de Lénine à la défaite de la Russie.
  Si c’est le cas, c’est l’une des nombreuses questions sur lesquelles il était en désaccord avec Lénine. Sa position à l’égard du gouvernement provisoire en 1917 en est un autre.
  Libéré de son exil par la révolution de février, Staline retourne à Petrograd où il prend place au sein du Bureau russe des bolcheviks. Là, tout en exprimant sa méfiance à l’égard du gouvernement provisoire, Staline préconise de faire pression sur lui pour mettre fin à la guerre, une position en désaccord avec l’opposition de Lénine à tout soutien au gouvernement, quel qu’il soit. Mais Staline se rallie rapidement à la position de Lénine.
  Comme Staline n’était pas très présent sur la scène publique pendant la révolution, l’historien menchevik Soukhanov l’a qualifié de « flou gris ». En outre, des biographes ultérieurs l’ont même caractérisé comme « l’homme qui manqua la révolution« [4].
  Suny fait valoir avec force que cela sous-estime sérieusement l’importance de Staline. Bien qu’il n’ait été ni un orateur populaire ni un grand stratège, ses contributions en 1917 ont été majeures. Il s’agit notamment d’articles clés dans la presse bolchevique, d’une variété de missions politiques importantes, de ses responsabilités dans des négociations cruciales et, peut-être de manière plus significative, de son rôle pivot en tant que chef central du parti bolchevique pendant l’été 1917 alors que Lénine, Zinoviev, Kamenev et Trotsky se cachaient ou étaient en prison.

Les germes du stalinisme
  L’historien Stephen Cohen a observé que le bolchevisme de 1917-1928 « contenait d’importantes « graines » de stalinisme », mais aussi « d’autres graines importantes, non staliniennes » et que les « graines » du stalinisme « se trouvaient aussi ailleurs »[5].
  De même, nous pourrions dire que la personnalité et l’orientation politique de Staline en 1917, telles que décrites par Ronald Suny, contenaient de nombreuses graines différentes, dont certaines seulement ont contribué à la croissance de la mauvaise herbe nuisible que nous connaissons sous le nom de stalinisme.
  Il faudra des années de décisions, d’actions, d’événements et d’influences pour nourrir ces graines et en éradiquer d’autres. Il faudra toute une série de facteurs supplémentaires, extérieurs à Staline, pour favoriser ce développement.
  Ceci une autre histoire, une histoire que nous espérons que Ronald Suny écrira. Il a déclaré ailleurs : « Peut-être, si je vis assez longtemps, j’écrirai le deuxième volume. Nous verrons bien. Inch Allah ! « [6] Inch Allah en effet.

Notes
[1] Parmi les précédents ouvrages importants de Suny figurent The Baku Commune, 1917-1918, 1972 ; Armenia in the Twentieth Century, 1983 ; The Making of the Georgian Nation, 1988, 1994 ; The Revenge of the Past : Nationalism, Revolution, and the Collapse of the Soviet Union, 1993 ; The Soviet Experiment : Russia, the USSR, and the Successor States, 1998, 2011, et They Can Live in the Desert but Nowhere Else : A History of the Armenian Genocide : 2015.
[2] Event : « Staline : Passage to Revolution », Wilson Center, 12 avril 2021. https://www.wilsoncenter.org/event/stalin-passage-revolution
[3] Par la suite, des différences stratégiques plus profondes sont apparues, les mencheviks préconisant un partenariat entre la classe ouvrière et la bourgeoisie libérale pour réaliser la révolution démocratique bourgeoise et les bolcheviks appelant à une alliance prolétarienne-paysanne pour une révolution bourgeoise plus radicalement démocratique.
[4] L’expression est tirée du titre de la biographie de Robert M. Slusser, Staline in October : The Man Who Missed the Revolution : 1987.
[5] Stephen F. Cohen, « Bolshevism and Stalinism », Stalinism : Essays in Historical Interpretation, édité par Robert C. Tucker : New York, 1977, 12.
[6] Chris Maisano, « How Josef Stalin Became a Bolshevik : An Interview with Ronald Suny » Jacobin, 29 mai 2021. Traduction sur le site de Contretemps, publié prochainement.

 

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