http://vertigo.hypotheses.org
« Ne doutez jamais qu’un petit groupe de citoyens engagés et bien intentionnés puisse changer le monde. De fait, c’est la seule force qui y soit parvenue ».
Margaret Mead, anthropologue étatsunienne (1901-1978).
1 Saint-Camille se situe au centre de la province de Québec au Canada, à 200 km à l’est de la ville de Montréal et à 250 au sud de la ville de Québec. Il s’agit d’un village typiquement rural dont la population perçoit un revenu médian annuel bien inférieur au reste du Québec puisqu’il se situe à 13 000 $ soit l’équivalent de 10 000 euros.
3 Le film : http://www.lesirreductibles.ca
Saint-Camille, une pratique d’économie solidaire
- une économie marchande présentée, entre autre par Adam Smith 7 et la théorie de la main invisible. Dans la pensée d’Aristote 8, cette sphère productive est le creuset de la chrématistique commerciale ;
- une économie non marchande où l’État régulateur prend en main une partie de l’activité économique.
- économie domestique non monétaire qui englobe un ensemble d’activités à l’intérieur du foyer correspondant pleinement à la racine étymologique de l’économie : l’administration de la maison (oïkos : maison ; nomos : administration). Chez Aristote, il s’agit de la chrématistique naturelle 11 ;
- économie de la réciprocité. Le don, contre-don permettent une reconnaissance mutuelle, c’est sur cette dualité que s’appuie l’alchimie du don 12. Il ne convient pas d’ailleurs de rendre immédiatement, ce serait céder à la temporalité raccourcie du paradigme marchand. Mais la période de latence entre le don et le contre-don construit et alimente ce troisième pilier du paradigme de la réciprocité qui est la relation sociale 13. Ce temps intermédiaire entre don et contre-don peut, ou mieux encore doit, s’étirer dans le temps. Une dette tacite lie les individus entre eux. Selon l’estimation de Jacques Godbout 14 c’est l’équivalent d’un produit intérieur brut (PIB) qui se produit ainsi dans chaque territoire. Cette évaluation trouve toute sa pertinence à Saint-Camille, ce secteur y est très développé. Il est même le moteur principal de la plupart des projets. Sylvain Laroche, leader charismatique et incontournable de l’action collective, nous le confirme : « le bénévolat est la force de ce territoire, l’implication de chacun est essentielle pour donner vie et pérennité au projet ». Ce pilier réciprocitaire est donc essentiel à Saint-Camille. Alors comment l’expliquer dans un monde où l’individualisme est la règle ? Au-delà du rôle fondamental des leaders charismatiques, il faut dire qu’une bonne partie des habitants est issue des familles fondatrices du village (340 sur 500 15). Ils ont compris que si le territoire ne voulait pas mourir, il fallait accueillir les nouveaux et se lancer dans des projets fédérateurs. Face à la crise des solidarités mécaniques et organiques 16, la population a su imposer une solidarité réciprocitaire. Alors, le bénévolat s’est transformé en contribution sociale. On est bénévole de génération en génération à Saint-Camille, c’est le prix à payer pour faire vivre le territoire. L’esprit de pionniers a peut-être facilité les choses, tout le monde à compris que « si tu veux quelque chose, tu le fais… ! ».
5 Karl Polanyi, La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps,première édition 1944.Ed. Gallimard, 1983, 202 p.
6 Guy Aznar, Alain Caillé, Jean Louis Laville, Jacques Robin et Roger Sue, Vers une économie plurielle, Ed. Syros, 1997, 174 p.
7 Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations, première édition 1776, Ed. Gallimard, 1976, 445 p.
8 Aristote, Ethique à Nicomaque. Ed. Flammarion, 2004,560 p.
9 Stéphane Beaud, Joseph Confavreux et Jade Lindgaard (s/dir.), La France invisible, Ed. La Découverte, 2006, 648 p.
10 Jean Michel Servet et Isabelle Guerin, Rapport du centre Walras. Exclusion et lien financier, Ed. Economica, 2003, 530 p.
11 Aristote, Ethique à Nicomaque. Ed. Flammarion, 2004, 560 p.
12 Maurice Godelier, L'énigme du don. Ed. Fayard, 1996, 315 p.
13 Philippe Laburthe-Tolra et Jean-Pierre Warnier, Ethnologie, anthropologie, Ed. Puf, 2003, 430 p. Et, en particulier, la partie IV intitulée : Richesse et société qui commence par un chapitre ayant pour titre : Du don à la marchandise. De la page 301 à 320.
14 Jacques Godbout, L'esprit du don. En collaboration avec Alain Caillé, Editions Boréal, Québec, 1992, 345 p.
15 Jocelyne Béïque, Saint-Camille, le pari de la convivialité, Ed. Ecosociété, 2011, 216 p.
16 Émile Durkheim, De la division du travail social, Ed. PUF, 2004, 416 p.
17 Marcel Bolle de Bal, Voyages au cœur des sciences humaines, Tome I, De la reliance, Ed. L’Harmattan, 1996, 332 p.
18 Voir à ce sujet les travaux de Florence Jany-Catrice et Jean Gadrey, Les nouveaux indicateurs de richesse, Ed. La Découverte, 2005, 123 p. Ou plus récemment, Harvey Mead, L’indice de progrès véritable du Québec, Ed. Multimondes, Québec, 2011, 386 p.
Vivre à Saint-Camille, les acteurs du territoire
7 La question centrale demeure : comment relancer l’envie de rester au pays ? Car il n’y a rien de particulier à Saint-Camille. Au Québec, c’est un village comme les autres… Le territoire est enneigé une bonne partie de l’année, alors Saint-Camille s’est installé en 1848 au croisement de deux routes. Ce n’est certes pas la localisation qui a fait Saint-Camille, mais l’esprit qui y règne, la convivialité et la capacité de chacun à oublier son égo pour se mettre au service d’un projet collectif : faire vivre dignement le territoire. Or dès 1973, Ivan Illich avait montré toute la dynamique de la convivialité qui semblait avoir été oubliée par un lavage de cerveau productiviste. Il a démontré comment la convivialité « est facilitée par la capacité de contrôler et utiliser les outils simples, fonctionnels et efficaces. Une partie de cette efficacité tient au fait que ces outils restent accessibles autant financièrement que technologiquement ». Les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont joué et jouent encore ce rôle. Le village est équipé de connections haut débit et les structures collectives comme le P’tit Bonheur permettent un accès gratuit à l’Internet. En tournant le dos aux dépendances commerciales ou hétéronomies et en faisant le choix d’une production locale au service des habitants c'est-à-dire en privilégiant une autonomie de fait, Saint-Camille s’inscrivait dans le paradigme illichien du développement local. C'est-à-dire un territoire qui renonce aux impératifs productivistes (avoir plus) pour favoriser une société conviviale où les conditions de vie réellement humaines sont assurées (vivre mieux). Dans un pays fortement individualiste, la population du village a su créer une atmosphère d’accueil, de respect mutuel pour se réinventer collectivement. Olivier Brière, agent de liaison régional d’un projet porté par le P'tit Bonheur intitulé Inode Estrie (Inode, mot inventé signifiant le contraire de « exode »), le confirme « lorsque je suis arrivé au village, j’ai été bien accueilli, donc j’accueille de la meilleure des façons tout nouvel arrivant, c’est normal… ! ». La population locale a eu l’audace de penser un développement axé sur le bien commun, le bénévolat et l’implication de chacun en favorisant la mise en place de plusieurs collectifs. Je mettrais l’accent principalement sur le P’tit Bonheur, structure la plus caractéristique, tout en n’oubliant pas de citer quelques-unes des autres instances.Le Groupe du coin
19 L’équivalent de 900 euros.
20 L’équivalent de 170 000 euros.
21 Repas à hauteur de 8,75 $, l’équivalent de 6 euros (août 2011).
22 L’équivalent de 2000 euros.
23 Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse, Ed. De l’aube, 2003, 240 p.
24 Jocelyne Béïque, Saint-Camille, le pari de la convivialité, Ed. Ecosociété, 2011, pp. 57.
Exemples de coopératives, associations, comité locaux
11 La Clé des champs est une coopérative de solidarité qui a pour but de renforcer la diversification agricole tout en favorisant le retour à la prise en charge de la transformation et de la commercialisation des matières premières. La Clé des champs a comme principal mandat de fournir du travail à ses membres ainsi que des biens et services à ses utilisateurs dans le domaine du développement agroalimentaire et forestier. Elle propose aux consom’acteurs du territoire des paniers de légumes et fruits réalisés grâce à une production biologique 26.
12 Le Centre d’interprétation en milieu rural (CIMR) 27, un service de proximité, en lien avec des universités du Québec, développe différents projets de recherche et de formation. Dans une société qui se complexifie, il est nécessaire de se former à une bonne gestion des savoirs et des savoir-faire. Il y a encore quelques mois avaient lieu des cours en éthique appliquée pour faciliter la prise de décision en situation complexe. Il œuvre aussi dans le domaine de la recherche et du développement démographique. Par ailleurs, il participe au projet Écoles éloignées en réseau 28, en collaboration avec l’école du village de Saint-Camille. Pour faciliter la diffusion de l’information, le Centre s’appuie sur le portail : messources.org 29.
13 Le laboratoire rural intitulé Saint-Camille est une communauté apprenante, innovante et solidaire : un modèle porteur de développement rural 30. Depuis 2009, ce projet est piloté par le P’tit Bonheur, La Corvée, La Clé des champs, la Corporation de développement, la municipalité et l’école. Il s’agit d’expérimenter une méthode permettant de renforcer les capacités d’une communauté rurale à apprendre, à innover et à créer des solidarités pour créer une meilleure gestion des savoirs au sein du territoire. Ce modèle de communauté apprenante est-il exportable ? C’est le pari de ce laboratoire.
14 En 2007, il y a la création de la coopérative d’habitation composée de 25 terrains à vocation agroforestière. Le permis de construire est accordé à des familles de néoruraux qui souhaitent s’installer dans des activités agricoles ou forestières sur le rang 13 du plan cadastral, à environ 9 km du village 31. Ce nouveau quartier est bâti en pleine forêt, Olivier Brière nous précise : « au début, plusieurs pensaient que cela n’allait pas marcher, et pourtant, la réalité est là… 25 familles sont venues s’installer : un apiculteur qui fait de l’élevage de reines, un sculpteur sur bois, un couple qui travaille dans l’aménagement des berges de rivière, un autre qui travaille dans l’élagage… ». Une fois installées, les familles vont relancer la coopérative à travers la mise en place d’une centrale d’achat de produits biologiques accessibles à toutes les demandes du village…
15 Et l’activité associative de Saint-Camille ne s’arrête pas là… Quoiqu’il en soit, dans les pays occidentaux, les politiques économiques de rigueur centrées sur le désengagement progressif des pouvoirs publics sont la démonstration que l’État et les collectivités territoriales n’ont plus les moyens ni la volonté politique d’intervenir sur nos territoires. Dans un contexte de développement participatif, c’est au citoyen de prendre le relai, à réinvestir l’espace public et le politique. S’il veut continuer à choisir ses lieux et leur qualité de vie, il lui appartient d’y impulser des actions de solidarité et de convivialité. L’Etat providence en crise n’a plus qu’un rôle d’accompagnateur. Le citoyen doit prendre le relai ; il doit impulser de nouvelles actions de terrain. L’important étant de réinvestir le débat politique et l’action sociale. Dans cette requête, l’histoire sociale du territoire est essentielle : savoir d’où l’on part pour mieux comprendre où l’on va... La formation et la transmission des savoirs et savoir-faire deviennent alors essentielles. C’est autant de protections aux agressions du modèle productiviste. Le territoire pourra ainsi se défendre et imposer ses choix contre l’exploitation des gaz de schistes ou les projets miniers, par exemple, comme cela a été le cas à Saint-Camille au Québec . En cette période de recherche effrénée de matière première pour alimenter la croissance mondiale qui se traduit par une offensive néolibérale sur les territoires (Plan Nord au Québec pour une accession à de nouvelles réserves minières 32, recherche sur les gaz de schistes en France et au Québec, …) l’expérience de Saint-Camille est d’autant plus emblématique. En effet, seule une population autoécoorganisée 33 peut repousser les sirènes marchandes des compagnies minières. D’ailleurs, en 2010, le village a résisté à l’installation d’une mine d’or à ciel ouvert grâce à la solidarité et aux collectifs existants sur le territoire. Le maire Benoit Bourassa n’a pu qu’épauler cette revendication populaire : « Quand on voit la manière empressée avec laquelle le gouvernement actuel tente de nous vendre les projets gaziers et avec quelle désinvolture il balaie de la main les préoccupations des citoyens, on dirait même qu'il a complètement oublié son rôle de régulateur » 34. Pour l’instant, le projet est en sommeil mais impose vigilance : « dans l’avenir, il faudra rester à l’affut » souligne Olivier Brière.
16 Au-delà de la participation à l’économie solidaire, on peut s’interroger sur le paradigme plus englobant auquel appartient cette expérience locale. Il apparaît alors que ses acteurs échappent à la logique de la modernité, pour deux raisons principales. D’abord, la division du travail, centrale dans la modernité, est le plus souvent absente de ces structures. Les acteurs du développement territorial, êtres hybrides entre production, commercialisation et citoyenneté, tournent le dos à l’idéal-type de la modernité : l’homo economicus. C’est-à-dire cet individu rationnel qui opère des choix pour optimiser les fonctions de production et de consommation. Les citoyens de Saint-Camille ne se réduisent pas à ce schéma, ils sont des acteurs impliqués dans la gestion de la cité et dans l’équilibre du territoire. Ensuite, ils privilégient le « mieux par rapport au plus », ce qui est déterminant, c’est de pouvoir trouver dignité sur son lieu de vie. La croissance économique symbolisée par la mine d’or est délaissée au profit du progrès social. Ainsi, le service n’est plus uniquement un moyen pour atteindre la rentabilité, il est une fin en soi. Se déplacer du « bien » vers le « lien » n’est-ce pas le signe d’une attitude critique de la modernité ?
17 L’émergence d’un citoyen impliqué capable de dynamiser son territoire dans un contexte de crise du système productiviste constituerait-elle le creuset d’un laboratoire de l’après modernité ? Quoiqu’il en soit, c’est sûrement en s’inspirant d’un modèle participatif comme celui de Saint-Camille au Québec que nos régions se réapproprieront la place qui leur revient et que nos territoires retrouveront une vitalité conviviale.
32 Yves Marie Abraham et Claude Llena, Le Québec : entre mythes et réalités. (En projet d’écriture).
33 Claude Llena, Auto-organisation est-elle un contre pouvoir populaire ?, in revue Entropia N° 9, Ed. Parangon, 2010.
34 http://www.cyberpresse.ca/la-tribune/estrie/201104/04/01-4386240-la-loi-sur-les-mines-date-dun-autre-age-selon-le-maire-bourassa.php?utm_categorieinterne=trafficdrivers&utm_contenuinterne=cyberpresse_vous_suggere_4372415_article_POS4
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