Les Mérovingiens, épisode VII

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 Par rapport à l' Antiquité, les élites ont perdu du terrain face à une paysannerie qui a globalement profité des troubles pour se rendre plus autonome. À part le roi, en Gaule aucune fortune ne peut se comparer à celle de l'aristocratie romaine des IIIe-IVe siècles. Néanmoins, l'aristocratie de Gaule du Nord est certainement la plus riche d' Europe, malgré des pertes. Une réévaluation de la fortune foncière de saint Rémi de Reims, mort en 553, montre que ce grand aristocrate d'origine sénatoriale possédait en propre une résidence urbaine à Laon, une centaine d'esclaves et de colons, des terres en Laonnois et dans la vallée de l' Aisne, dispersées et partagées avec ses frères, et des richesses mobilières, à côté d'un prestigieux capital symbolique.

Image dans Infobox.


Remi baptisant Clovis par le Maître de Saint Gilles à la National gallery of Art.

  Au début du VIIe siècle, le diacre verdunois Adalgisèle-Grimo ["...Le 30 décembre 634, Adalgyselus-Grimo, à la fois homme d'Église et riche propriétaire foncier des pays mosan et mosellan, faisait écrire son testament par le diacre Herenulfus. (...) L'intérêt principal de l'acte de dernière volonté d' Adalgyselus-Grimo est qu'il s'insère dans la série des testaments rédigés par des Francs sur le modèle romain. Il s'encadre entre un protocole composé d'une invocation, de la date « sub die .ni. kalendas januarias anno XII. regni gloriosi domni nostri Dagoberti régis » et de la suscription « Ego Adalgyselus... », et les souscriptions de l'auteur et des sept témoins, l'écrivain comptant pour un témoin, lesquelles forment l' eschatocole [du grec eschatos (ἔσχατος), « qui est à l'extrémité, le dernier » , fréquemment appelé en allemand et en français protocole final. Désigne en diplomatie la partie de l'acte sur laquelle s'achève le document, après le protocole initial et le texte proprement dit qui structurent formellement l'acte ; source] (...) Il contient une institution d'héritier en faveur du monastère de Sainte-Agathe de Longuyon, Meurthe-et-Moselle, arr. Briey. Mais cette institution d'héritier est rejetée au milieu de l'acte et noyée parmi des dispositions particulières. (...) Cette "irrégularité" n'est pas la seule à manifester le processus de décomposition qui laisse présager l'oubli total dans lequel vont bientôt sombrer pour plusieurs siècles les traditions romaines, un instant adoptées par des peuples qui n'en comprenaient pas l'esprit. Parmi les légataires d' Adalgyselus, signalons l'église de Verdun, à laquelle appartenait sans doute le testateur par son ordination diaconale « ecclesia.. . qui me strennue de suis stipendiis enutrivit ». L'évêque de Verdun, Paul, souscrit en qualité de premier témoin... Source] possédait cinq villae entières à côté de nombreuses portions. Même dans le midi de la Gaule, touché par les épidémies au VIe siècle, le patrice provençal Abbon [vers 685-? ; issu de l’aristocratie gallo-romaine provençale, Abbon est un allié de Charles Martel. En 726, il est recteur, rector, de la région de la Maurienne et de Suse, puis, probablement, le dernier patrice, patricius, de Provence] légua au monastère de Novalèse qu'il avait fondé en 726 sur des biens allodiaux [qui concerne un alleu : terre libre ne relevant d'aucun seigneur et exempte de tout devoir féodal ; Larousse] cinq curtes qui étaient de vastes ensembles territoriaux et des dizaines de propriétés et de droits dispersés [ "...en 739, le 5 mai, treize ans après avoir fondé l’abbaye de la Novalaise, Abbon désigne le monastère comme son principal héritier. Ses biens, dont il dresse la liste, sont à la fois urbains et ruraux, et assez dispersés à l’intérieur d’un périmètre qui comprend le Mâconnais au nord, la Méditerranée au sud, le Rhône à l’ouest et la vallée de la Doire Ripuaire dans le Piémont à l’est. Le testament mentionne assez souvent l’origine des biens d’ Abbon : s’il les a en héritage, obvenire, et de qui, ses parents, sa mère, ses oncles paternel et maternel, ses grands-parents etc., s’il les a acquis par achat, conquirere, et à qui, ou s’ils lui ont été attribués par jugement, evindicare. D’une manière générale, le testament laisse transparaître un ensemble de petites, moyennes et grandes propriétés obtenues surtout par héritage, complété par des acquisitions, échanges ou des rétributions royales... ; source]. Néanmoins, la puissance de l'aristocratie avait diminué et les alleutiers, paysans libres et indépendants, sont nombreux mais difficile à cerner. Les communautés des vicini [pluriel de vicino : voisin] dont il est question dans la loi salique sont certainement constituées de paysans libres qui relèvent directement du roi et non d'un seigneur. Ils jouissent donc d'une pleine liberté, juridique, économique et sociale. À côté des communautés de guerriers-paysans propriétaires de leurs terres, bien des communautés paysannes devaient être constituées de paysans qui avaient gagné la possession de leurs terres par le morcellement des grands domaines. Mais l'affaiblissement des structures d'encadrement a conduit l'établissement de liens de protection, anticipant une pression sur les paysans qui se dessine avec le renversement de la conjoncture aux VIIe et VIIIe siècles, Chris Wickham.
  Au VIe siècle, le système latifondiaire [relatif au latifundium : grand domaine rural] antique n'a pas disparu. Il reposait sur de vastes réserves exploitées d'une manière extensive en faire-valoir direct par une main d' oeuvre d'esclaves entretenus par leurs maîtres, tandis que des colons libres travaillaient contre redevances sur des tenures, appelées colonicae, qui étaient des exploitations familiales : à la fin du VIe siècle, la nouvelle basilique Saint-Vincent du Mans reçoit encore une immense villa de ce type, celle de Tresson, qui s'étend sur 4 000 à 5 000 ha, avec champs, prés, pâturages.  



Cartulaire de l'abbaye de Saint-Vincent du Mans, ordre de saint Benoît : premier cartulaire : 572-1188 / publié et annoté par l'abbé R. Charles et le Vte Menjot d'Elben. Source

  Elles est exploitée par des esclaves et quelques colons, comme celle que la noble Erminetrude [?-vers 600 ; nonne. Connue pour être la seule femme à l'époque mérovingienne à avoir laissé un testament ; acte passé entre 590 et 640] lègue aux églises de Paris au début du VIIe siècle. Mais le système latifondiaire, voué à la céréaliculture, dépendait d'un système étatique et d'une économie d'échanges internationaux qui disparait au VIIe siècle, quand la ruralisation de l'Occident parvient à son terme et que les exploitations rurales se consacrent presque entièrement à l'économie de subsistance. Il est clair que les petites exploitations familiales des paysans, dépendants ou indépendants, non-libres ou libres, étaient beaucoup mieux adaptés à ce type d'économie que le système d'esclavagiste et peu productif des latifundia, Jean-Pierre Devroey [professeur à l’Université libre de Bruxelles et membre de l’Académie royale de Belgique].
  Quelques indices montrent que les maîtres ont toujours été soucieux de connaître les capacités de production de leurs domaines et sans doute d'adapter les modes de gestion à leurs besoins. Dans une lettre datée de la seconde moitié du VIe siècle, Manipius, évêque de Reims [3eme du nom, ap. 549-av. 566], interroge l'évêque de Trèves pour savoir combien de porcs lui a rapporté un domaine qu'il lui a offert. Des fragments de comptes de Saint-Martin de Tours datés du VIIe siècle ont été retrouvés, avec les redevances dues par les tenanciers. Le développement de nouveaux systèmes domaniaux au VIIe et VIIIe siècles s'inscrit donc dans une tradition de gestion qui avait été conservée, au moins sur les domaines royaux et ecclésiastiques, où elle traduit le souci d'améliorer la productivité des domaines pour répondre à une demande accrue, en développant la petite exploitation paysanne dépendante, plus rentable. Sa mise en place résulte en effet de la conjonction, à partir de la fin du VIIe-début du VIIIe siècle de données politiques, montée du pouvoir carolingien en Austrasie, économiques, le renouveau des échanges dans le bassin des mers du Nord, démographiques, reprise de la croissance démographique, sociales, chasement [jouissance, par un vassal ou un serf, d'une terre accordée à titre viager ; Larousse] des esclaves et pressions sur les paysans libres, mais aussi techniques, diffusion des moulins, de la charrue, et pédologiques, sols limoneux voués à l' openfield [champ libre]. Pour développer la productivité de leurs domaines et répondre à l'augmentation de la demande, les grands propriétaires ont commencé à chaser les esclaves sur des tenures, appelées manses [correspondant à une parcelle agricole suffisamment importante pour nourrir une famille], prises sur la réserve et grevées de redevances en travail et en nature, multipliant ainsi les petites exploitations familiales. Ils ont ensuite fait peser les charges sur les dépendants libres. Le système n'en est qu'à ses débuts entre Loire et Rhin, il trouvera d'autres modèles qui se développeront concurremment et simultanément au VIIIe-IXe siècles, Adrian Verhulst [1929-2002 ; historien et médiéviste belge].

3. Travail et productions
  Les systèmes agricoles associent étroitement le champ, la friche et la forêt. La céréaliculture est présente en toutes régions, sous toutes ses formes. À côté de l'orge et de l' épeautre qui régressent, et du froment qui reste la céréale de prédilection, le seigle et l'avoine progressent nettement. La culture des céréales nécessite plusieurs labours qui sont faits à partir de l' automne, le plus souvent au moyen de l'araire. La charrue, connue depuis l'Antiquité, ne commence à se répandre qu'au VIIIe siècle sur les terres lourdes de Gaule du Nord, en particulier sur les grands domaines. Elle était tirée par une ou plusieurs paire(s) de boeufs et occupait deux hommes, l'un qui s'occupait du sol à retourner, l'autre de l'attelage.

 

"À côté de l'araire – instrument relativement simple en usage depuis l'Antiquité – , un outil de labour plus puissant, connu déjà, peut-être, à l'époque carolingienne, s'est répandu entre le Xe et le XIIIe siècle dans les plaines de l'Europe occidentale : c'est la charrue..." . Source

  Les labours étaient suivis des semailles faites à la main, parfois par les femmes. Plus tard dans l'année, on passait la herse de bois et on désherbait régulièrement, jusqu'à la moisson. Celle-ci nécessitait de rassembler tous les bras, y compris ceux des femmes. Les blés étaient coupés à la main, au moyen de faucilles, en laissant sur place le chaume qui servait de nourriture au bétail. Les épis étaient liés pour former des gerbes qui étaient ensuite placés dans des greniers sur pieux ou des granges. Après séchage et battage, le grain était moulu, le plus souvent par les femmes, avec de meules à main, les moulins à eau étant encore rares. Avec le grain moulu, le paysan fabriquait sa farine et son pain, comme d'ailleurs sa bière dans les régions où elle était la boisson courante.
  La question de la productivité et des rendements céréaliers a donné lieu à de nombreux débats. Le paradigme de rendements extrêmement bas, qui n'auraient même pas pu assurer la survie de la population et qui auraient été liés à une technologie archaïque, s'est imposé longtemps, Georges Duby [1919-1996 ; universitaire et historien ; membre de l'Académie française et professeur au Collège de France 1970-1991]. Il a été battu en brèche par l'archéologie expérimentale qui confirme surtout une grande variabilité des rendements et la fragilité des cultures face à l'action des prédateurs. On peut admettre que les rendements sont à peu près identiques à ce qu'ils étaient à l'époque romaine, soit trois à cinq grains récoltés pour un grain semé. La faiblesse des rendements céréaliers, essentiellement due à l'absence de fumure [engrais ou ensemble d'amendements, d'engrais que l'on apporte au sol pour une culture ou un ensemble de cultures. Ou : action d'apporter à un sol cet engrais, cet ensemble d'engrais et/ou d'amendements : on distingue la fumure d'entretien, destinée à maintenir la fertilité acquise, et la fumure de fond, destinée à couvrir les besoins d'une plante pérenne pendant de nombreuses années ; Larousse] des champs, doit être mis en parallèle avec une forte productivité des cultures vivrières [se dit des cultures dont les produits sont destinés à l'alimentation humaine ; Larousse] exploitées par les paysans dans leurs jardins. La fumure du bétail était réservée au potager qui jouxtait la cour, plantée d'arbres fruitiers, avant tout des pommes et des poires, cerises, prunes, noix, châtaignes, où couraient les volailles, qui fournissaient les œufs et une bonne partie de l'alimentation carnée. Les paysans cultivaient des raves, des légumineuses du type pois ou fèves, consommés frais ou secs, des légumes, radis, céleris, courges, carottes, choux, oignons. Quand les conditions s'y prêtaient, ils cultivaient aussi des plantes textiles comme le lin, ou encore la vigne, la spécialisation n'étant pas encore très poussée, sauf en certaines régions, comme la vallée du Rhin ou de la Moselle.
  La jachère était nécessaire pour la reconstitution des terres et aussi pour l'élevage. L'élevage bovin était essentiel, car les boeufs servaient à la traction des instruments de labours et des chariots, ils produisaient de la viande, du lait, du beurre, du fromage mais aussi la peau pour les vêtements, les objets en cuir et le parchemin. Les chevaux servaient essentiellement de monture pour les chefs à la guerre ou à la chasse. La progression de l'avoine au cours des premiers siècles du Moyen Âge signale un développement de l'élevage, mais le gros bétail reste un luxe, comme en témoignent les tributs des Saxons estimés en bovins ou les fortes amendes liées au vol de bétail. Rares étaient sans doute les paysans qui avaient les moyens d'avoir des boeufs, mais la plupart possédaient des porcs qui, avec leur museau pointu et leur couleur noire, ressemblaient davantage à des petits sangliers qu'aux cochons d'aujourd'hui. L'élevage porcin demandait en effet moins de travail et d'investissement que l'élevage bovin, puisque les bêtes se nourrissaient dans la forêt commune ou domaniale, on estimait d'ailleurs la valeur d'une forêt au nombre de porcs qu'elle pouvait nourrir. On les tuait à l'automne, on récupérait toute la bête et on salait la viande pour l'hiver. On élevait aussi des volailles dans la cour, et beaucoup de paysans avaient des ruches qui produisaient le miel.

 Cochon noir Gascon

"... les bêtes se nourrissaient dans la forêt commune ou domaniale, on estimait d'ailleurs la valeur d'une forêt au nombre de porcs qu'elle pouvait nourrir..." Toujours la même pratique au XXIe siècle. Source

   Forêts, taillis, marécages étaient indispensables à l'équilibre économique et à la survie des populations. En tout temps, la forêt a procuré un complément d'alimentation qui devenait essentiel lors des famines : fruits sauvages, champignons, herbes et racines comestibles. Elle servait à l'élevage des porcs ou des caprins. On en tirait aussi les minerais qui étaient transformés dans le cadre des ateliers ruraux, bas fourneaux, et surtout le bois omniprésent et indispensable aux constructions, au chauffage, à la fabrication des outils, des chariots, des navires, des meubles et ustensiles domestiques comme les gobelets et les seaux. De leur côté, les rivières, étangs et marais fournissaient du poisson, du gibier d'eau, des joncs, des marais salants qui produisaient le sel, indispensable à la conserve des aliments.
  Les espaces sauvages voués à la cueillette et à la chasse faisaient partie du domaine public et étaient ouverts à tous, bien que les rois aient eu une tendance à s'en réserver l'usage à partir de la fin du VIe siècle. En revanche, les forêts qui servaient à l'élevage faisaient partie du domaine privé, comme les prés et les pâturages, destinés à l'élevage des bovins ou des chevaux, et comme également les eaux dormantes et courantes. Paysans et élites y chassaient le petit et le grand gibier. Cependant, la chasse, véritable passion des Francs, constituait aussi pour les rois et les puissants un ensemble de rites collectifs, porteurs de distinction et de reconnaissance. Pour manifester leur supériorité, sans doute menacée, et leur pouvoir de contrôler le sauvage, les rois mérovingiens ont commencé à partir de la fin du VIe siècle à se réserver des "forêts" en taillant dans l'espace public, en particulier en Ardenne.

 Dagobert chassant le cerf

Dagobert chassant le cerf. Source

   Le rythme des travaux agricoles variait évidemment selon la situation géographique et les traditions, mais...

   À suivre...
   Régine Le Jan, Les Mérovingiens, Que sais-je?, PUF, Troisième édition, 2015, pp . 86-93.

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