"London calling to the faraway towns
L'appel de Londres aux villes lointaines
Now war is declared - and battle come down
Maintenant la guerre est déclarée et la bataille approche
London calling to the underworld
L'appel de Londres à ceux du sous sol(1)
Come out of the cupboard, you boys and girls
Sortez du placard, vous tous garçons et filles
London calling, now don't look at us
L'appel de Londres, maintenant ne nous regardez pas
All that phoney Beatlemania has bitten the dust
Toute cette Beatlemania bidon a mordu la poussière
London calling, see we ain't got no swing
L'appel de Londres, regarde nous n'avons pas à bouger (2)
'Cept for the REIGN of that truncheon thing
Excepté pour le règne de cette matraque
Extrait de London calling, The Clash, 1979
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Quand la Commune s'exile à Londres
Laura C. Forster
Auteure et historienne vivant à Newcastle. Elle enseigne l'histoire du XIXe siècle en Grande-
Bretagne à l'Université de Durham.
2021 09 21
Les faits sont connus : une guerre avec la Prusse, des canons que le peuple de Paris ne veut pas livrer au gouvernement français et soixante-douze jours d’insurrection sociale, qu’un massacre clôt. Moins connues sont cependant les suites de l’événement. Les communards et les communardes qui ne sont pas incarcérés, exécutés ou déportés en Océanie fuient la France pour gagner la Suisse, la Hongrie, la Russie ou encore l’Angleterre. C’est le sort des exilés installés de l’autre côté de la Manche qui a intéressé l’historienne britannique Laura C. Forster, dont nous traduisons l’étude. Et, plus précisément, c’est de Londres dont il est ici question : les pubs, les boutiques et les places de la ville deviennent, après 1871, autant de lieux où s’élaborent le socialisme anglais à l’aune de l’expérience communarde.
Dans les années 1870 à Londres, au 67 de la Charlotte Street, se trouvait une épicerie appelée Le Bel Épicier, que dirigeait le Français Victor Richard. Là, un client londonien pouvait trouver du café français, de la moutarde, des pâtes, des cornichons et des vins, en particulier ceux provenant de Bourgogne, la région natale de Richard. Mais, en plus d’apporter un répit gastronomique bienvenu, la boutique de Richard resta « pendant de nombreuses années un épicentre où les réfugiés politiques arrivés du Continent pouvaient aller chercher des conseils et de l’aide, trouver travail et logement et où, bien sûr, les agents de police continentaux s’attroupaient en nombre pour espionner1. » Richard était un épicier prospère et dynamique. Il était aussi socialiste, communard et membre de l’Association international des travailleurs (AIT) ; son déménagement à Londres depuis Paris avait été la conséquence de sa participation à la défense de la Commune, en 1871. Il était arrivé à Londres en tant que réfugié politique au mois de juin de cette même année, et devint vite un révolutionnaire très reconnu localement et aussitôt intégré — sa boutique, disait-on, ne vendait pas de haricots blancs, « réactionnaires », mais uniquement des rouges. La presse britannique décrivait la boutique de Richard comme un « repère louche » à l’intérieur duquel on pouvait trouver des communards réfugiés « discutant de la crise de la bourgeoisie et […] de la vengeance qui un jour allait s’abattre sur cette classe détestable ».
À deux pas de la boutique de Richard, sur Charlotte Street également, Elisabeth Audinet tenait un restaurant où l’on trouvait des plats français cuisinés sur place à un prix raisonnable. « Un repère de fripons et de ruffians », ainsi que l’avait décrit un agent mécontent de la police secrète française. Chez Audinet était un lieu de rencontre apprécié des révolutionnaires, souvent fréquenté par Marx et ses deux gendres communards, Charles Longuet et Paul Lafargue. Tout au long des années 1870, nombre de banquets commémorant l’anniversaire de la Commune furent accueillis par Audinet, qui était par ailleurs particulièrement liée aux réfugiés d’obédience blanquiste — elle vivait avec l’un d’entre eux et un autre était marié à sa fille.
Suite à la fin de la Commune, en mai 1871, des milliers de communards ont fui la France pour éviter la déportation, l’emprisonnement ou la mort. Grâce, surtout, à la politique d’accueil très libérale de la Grande-Bretagne de l’époque, environ 3 500 réfugiés2 sont arrivés sur les terres britanniques au début des années 1870. La plupart choisirent alors de s’installer à Londres. Pour beaucoup, c’était des travailleurs et artisans relativement jeunes et qualifiés — bijoutiers, dentelliers, modistes, ingénieurs, mécaniciens, cordonniers — ainsi que des journalistes et des professeurs. En dépit des difficultés inhérentes à l’exil, les communards trouvèrent en Grande-Bretagne un mélange éclectique de camarades et de voyageurs avec lesquels partager espace, idées et amitiés. Les lieux où se regroupaient les communards — pubs, restaurants et boutiques — étaient autant de centres communautaires, dont les principaux objectifs étaient de venir en aide aux nouveaux arrivants ou aux réfugiés en lutte. C’était aussi des lieux proprement politiques : on s’y rencontrait afin de discuter, de s’organiser et d’établir des liens.
[Marché à Whitby | DR]
Ainsi, à la fin du XIXe siècle, une partie de Londres se voyait emplie de révolutionnaires et de socialistes, en groupe ou non, tous et toutes en prise avec des idées venues de tout le spectre politique radical, de l’Europe et d’ailleurs. Un journaliste du Sheffield Independent notait : « Tous ces corps travaillent pour eux-mêmes, mais sont reliés les uns aux autres ainsi qu’avec leurs frères anglais. Le prochain anniversaire de la Commune de Paris les rassemblera tous ensemble. » Dit autrement, la Commune continuait de faire le lien entre les différents éléments de la pensée radicale, et ce bien après que les réfugiés furent retournés en France. L’atmosphère révolutionnaire instaurée par les communards en exil persista dans Londres et fut déterminante pour l’élan internationaliste qui marqua le socialisme britannique de la fin de la période victorienne.
Fitzrovia : « une petite république anarchiste »
Au 6 Charles Street, aujourd’hui Mortimer Street, à côté du restaurant d’ Audinet, les communards pouvaient s’entasser dans le Spread Eagle pub, l’un de leurs repères favoris ; l’un de ceux, aussi, qui accueillaient régulièrement le groupe le plus important et le plus complet d’exilés, la Société des réfugiés de la Commune à Londres (SRCL). La SRCL offrait un soulagement matériel, une camaraderie et une solidarité politique à tous ceux qui « s’étaient battus pour la Commune ». Des commissions sont créées afin de distribuer une aide efficacement et de coordonner les efforts des uns et des autres pour trouver du travail aux nouveaux arrivants. À l’automne 1871, un afflux d’exilés arriva et les fonctions de la SRCL se virent étendues : des souscriptions furent introduites pour ceux qui avaient trouvé un emploi. Ces petits suppléments d’argent, ajoutés aux donations de progressistes anglais et à celles de l’ AIT, permirent la création de La Marmite, une soupe populaire coopérative, au Passage Newman : « Située au dernier étage d’un bâtiment si misérable qu’il n’y avait pas même la place pour un escalier, la pièce était accessible par une vilaine échelle accompagnée d’une corde graisseuse qui faisait une sorte de balustrade. Mais ici, tout réfugié qui était en mesure de prouver qu’il avait combattu durant la Commune de Paris pouvait compter, pour deux pence, sur un repas. » La Marmite était située au cœur de la communauté des communards. La plus grande concentration de réfugiés de la Commune, et certainement le centre politique de beaucoup d’activités communardes à Londres, se trouvait dans la petite zone maintenant connue sous le nom de Fitzrovia — délimitée par Oxford Street au sud, Euston Road au nord, Great Portland Street à l’ouest et Tottenham Court Road à l’est. Ici, les exilés communards habitaient, travaillaient, fondaient des organisations, publiaient des discours politiques et des journaux — dont le plus réussi était le Qui Vive ! Aussi, ils élargissaient certains des réseaux et organisations d’entraide établies par les premières communautés françaises à Londres, celles qui avaient été bannies par le Second Empire au milieu du siècle.
Les communards ont ensuite été rejoints dans certaines de ces rues — en particulier la zone autour de Charlotte Street, Rathbone Street et Newman Street — par des exilés socialistes allemands expulsés par Bismarck à la fin des années 1870, et de nombreux lieux de rencontre des communards sont devenus plus tard les pubs et les lieux centraux des communautés anarchistes transnationales des années 1880 et 1890. L’anarchiste français Charles Malato décrivit la Fitzrovia des années 1890 comme « une petite république anarchiste ». Les socialistes de Norvège et de Suède établirent leur club scandinave sur Rathbone Place ; des anarchistes allemands et autrichiens se rencontrèrent à Stephen’s Mews, juste au sud de Charlotte Street ; Berners Street, deux rues à l’ouest de Newman Street, devint le siège du club anarchiste juif ; une petite communauté de socialistes flamands et néerlandais se réunirent dans les pubs le long de Tottenham Court Road. Les années 1880 marquèrent également la fondation du socialisme organisé en Grande-Bretagne ; nombre de ses partisans assistaient à des réunions et nouaient des liens à Fitzrovia et dans ses environs. La Fédération sociale-démocrate, la Fabian Society, le Groupe de la liberté et la Ligue socialiste lancèrent tous leurs plates-formes socialistes durant cette période. Au milieu des années 1880, ces socialistes britanniques avaient pratiquement abandonné les principes centraux du radicalisme républicain : ils ne faisaient plus remonter les crises sociales à des sources purement politiques ; ils se firent plus insistants sur la nécessité d’une révolution sociale. La Commune constituait une part importante de cette nouvelle identité.
[Femme de marin à Runswick Bay | Frank M. Sutcliff]
Les défenseurs britanniques de la Commune
Du fait, en partie, que la Commune avait été un tel laboratoire d’expérimentation politique, d’innombrables sources d’inspiration intellectuelles devenaient accessibles, auxquelles toutes sortes de radicaux britanniques, socialistes et républicains pouvaient puiser. La Commune pouvait être comprise comme la défense du vrai républicanisme, comme vision de la démocratie municipale décentralisée, comme un phare de l’internationalisme pour ceux que les guerres impériales ont révolté, comme expression du patriotisme français face au militarisme prussien croissant, ou simplement comme un exemple de la capacité des opprimés à s’organiser par eux-mêmes.
À l’époque de la Commune, les principaux soutiens des communards en Grande-Bretagne étaient les positivistes anglais3, adeptes des enseignements intellectuels du philosophe français Auguste Comte […]. L’AIT resta silencieuse pendant toute la Commune — La Guerre civile en France de Karl Marx ne fut publiée qu’au début du mois de juin, après la défaite des communards. Mais, semaine après semaine jusqu’au printemps 1871, les positivistes anglais, en particulier Frederic Harrison et Edward Spencer Beesly, défendirent systématiquement les actions de la Commune et tentèrent de diffuser ses objectifs sociaux et politiques auprès d’un public britannique. Le positivisme tel qu’il était organisé en Angleterre n’a jamais compté plus de quelques dizaines de membres. Mais ses principaux propagandistes étaient prolifiques et se targuaient de réseaux disproportionnés. Frederic Harrison, avocat de formation, et Edward Spencer Beesly, historien à l’ University College London, étaient de fervents partisans des mouvements ouvriers britanniques au milieu et à la fin de la période victorienne.
Beesly, qui présida la première réunion de l’ AIT en 1864, fut membre du Comité au profit des mineurs et risqua sa carrière et sa réputation en défendant les auteurs des attentats de Sheffield en 1865–18664. De même, Harrison défendit constamment les mouvements ouvriers et fut un contributeur prolifique aux journaux radicaux. Il enseigna au Working Men’s College et œuvra en tant que représentant des travailleurs à la Commission royale sur les syndicats en 1867, ce qui conduisit à la légalisation des syndicats en vertu de la loi sur les syndicats de 1871. « Le mouvement actuel en faveur de l’autonomie parisienne s’accorde avec les enseignements d’Auguste Comte et lui est probablement largement dû », déclara Beesly début avril 1871. Le désir des Parisiens de former leur propre gouvernement et de « soustraire une grande partie de l’administration des villes à une autorité centrale et de la confier aux communes » était pour Beesly exactement ce que Comte avait en tête lorsqu’il parlait de décentralisation — la France divisée en dix-sept petites républiques autour des dix-sept plus grandes villes du pays. Harrison acquiesça : « Le génie de la France, reculant sous les coups de fer de l’Allemagne, s’est de nouveau enquit de modeler la société européenne. »
[Whitchapel, à Londres | Horace Warner]
Les positivistes anglais considéraient la Commune comme « la plus belle conception politique de notre époque [et] la phase la plus marquante à ce jour de toute la période révolutionnaire » — […] un mouvement pour la démocratie municipale qui pouvait réorganiser les conditions sociales aussi bien que politiques de la France. L’analyse la plus pertinente que les positivistes firent de la Commune porte sur leur approche des événements de 1871 comme d’une révolution spatiale : une reconquête radicale de l’espace par ceux qui étaient exclus des splendeurs du Second Empire. Au XXIe siècle, la mémoire de la Commune s’est puissamment déployée dans le cadre des critiques mondiales du capitalisme effréné et de la dépossession urbaine. L’histoire instantanée de la Commune, écrite par les positivistes anglais au printemps 1871, montre une attention portée aux dynamiques spatiales locales de Paris, mais aussi, et surtout, aux dynamiques spatiales plus générales propres à la lutte des classes.
Dans la Fortnightly Review, Harrison suggéra que la violence de la riposte versaillaise était la conséquence d’une indignation : celle de voir les pauvres de Paris oser revendiquer leur ville. « De misérables ouvriers peuvent poser le pied sur les Champs-Élysées du luxe ; il peuvent, ainsi, troubler ce que la saison a de plus charmant ; en cherchant un monde plus moral et plus juste, ils instaurent le désordre dans la ville la plus agréable d’Europe — tout cela, aux yeux de poupées de chiffons qui s’appellent elles-mêmes Société : un véritable outrage, digne de mort. » Beesly a défendu cette tentative d’occupation des rues de Paris par les plus démunis, dont ils avaient été radiés par le projet d’assainissement autoritaire mené par Haussmann, la décennie précédente. Les ouvriers, écrit-il, « n’ont pas d’élégantes demeures aux Champs-Élysées. Les splendeurs de Paris n’ont impliqué pour eux que des loyers plus élevés et une nourriture plus chère, et ils n’auront probablement pas le cœur brisé par les dommages causés aux perspectives interminables et aux imposantes façades du baron Haussmann ».
La Commune arrive en Grande-Bretagne
Lorsque les réfugiés communards commencèrent à arriver à Londres au début de juin 1871, les positivistes anglais qui avaient pris parti pour la Commune ont quitté les salons pour gagner la rue. Ils ont été parmi les plus généreux en donnant de leur temps et de leur énergie pour les organisations de secours. Les positivistes offrirent un soutien financier aux soupes populaires communardes et établirent des cours du soir d’anglais, dans Francis Street, pour les réfugiés français. Beesly usa de son amitié avec Karl Marx pour rendre plus aisé le passage des exilés de France vers la Grande-Bretagne. Les deux hommes s’étaient rencontrés lorsque Beesly présidait la première session de l’ AIT en 1864 et, malgré leurs différences doctrinales, ils partageaient un respect mutuel. « Je vous considère comme le seul comtiste, à la fois en Angleterre et en France, qui traite les tournants historiques (CRISES) non selon un point de vue sectaire mais en tant qu’historien, dans le meilleur sens du terme », écrivit Marx à Beesly — un compliment rare du philosophe allemand à l’égard d’un Anglais. Marx et Beesly échangèrent des contacts et travaillèrent avec le comité de soutien de l’Internationale afin d’exploiter toutes les connexions possibles qui pourraient garantir qu’un communard quitte la France en toute sécurité. En juin 1871, Marx écrivit à Beesly : « Une de mes amies ira à Paris dans trois ou quatre jours. Je lui donne régulièrement des laissez-passer pour certains membres de la Commune qui se cachent encore à Paris. Si vous ou l’un de vos amis avez des commandes là-bas, écrivez-moi. »
[Bermondsey Street, à Londres | DR]
Début 1872, Harrison écrivit plusieurs lettres au Times, appelant son lectorat fortuné à offrir un emploi aux réfugiés communards. Il fit appel aux élans humanitaires des lecteurs et tenta de dépolitiser le profil des nouveaux arrivants. Harrison était bien conscient de la rhétorique anticommuniste, très présente dans la presse tabloïd, et assura à ses lecteurs que les arrivants français « appart[enaient] naturellement à des écoles très différentes ; mais, pour autant qu’[il] sache, presque aucun d’entre eux à celle du communisme ». Il qualifia à plusieurs reprises les exilés qu’il avait rencontrés de « cultivés », « honorables », « littéraires », « de vrais messieurs », et fit allusion aux réfugiés huguenots français du XVIIe siècle, suggérant que les réfugiés artisans qui avaient déjà trouvé du travail « enrichiss[aient] ce pays comme il s’enrichit de la révocation de l’édit de Nantes ». Le plaidoyer d’Harrison dans le Times semble avoir eu un certain succès : « Les hommes d’Oxford veulent qu’un communiste arrive par le prochain train pour vivre avec eux. Des gens prompts à bien œuvrer offrent une maison et leur amitié. Un député envoie 100 £, une « vieille femme de ménage » envoie 5 £ », écrit un Harrison excité à son ami et rédacteur en chef, John Morley, en février.
Les positivistes et l’Internationale réussirent avec un certain succès à dynamiser l’assistance financière et pratique pour les communards qui arrivaient. Cependant, le réel soutien fut de courte durée ; le sentiment philanthropique qu’avait suscité Harrison commença à se tarir à mesure que le sort des réfugiés de la Commune se voyait remplacé par de nouvelles causes caritatives. Harrison lui-même connut une rapide désillusion en rencontrant la réalité de la Commune. La défense de celle-ci reposait sur une idéalisation utopique des classes populaires parisiennes, qu’aucune réalité ne pouvait recouper. Après avoir mis les communards de Paris sur un piédestal, Harrison commença à se sentir à l’écart à mesure que les réfugiés arrivèrent. Il estima également qu’il ne pourrait jamais réparer les crimes de sa classe : « [P]our la plupart des [réfugiés communards], et certainement pour les socialistes, je crains de n’être qu’un bourgeois à la mode, dont l’aide ne saurait rembourser un millième des misères que ma classe a causées. » Le gouffre qui, selon Harrison, le séparait des réfugiés de la Commune contribua à caractériser les exilés communards en Grande-Bretagne comme une communauté insulaire. Les tentatives pour trouver des liens significatifs entre les organisations communardes et les organisations britanniques brossèrent un tableau assez sombre. Il y eut quelques expressions officielles de solidarité, des efforts de collecte de courte durée et des tentatives pour former des institutions collaboratives — l’Union internationale du travail créée en 1877, par exemple — mais la plupart de ces initiatives ne connurent pas de succès tangible. Ces efforts montrent cependant que les moyens de créer des alliances et d’exprimer la solidarité existaient, mais que les préoccupations institutionnelles des organisations communardes et des associations radicales ou professionnelles britanniques les empêchaient souvent de poursuivre une cause commune. Cependant, les archives ne peuvent nous en dire plus. C’est souvent par des moyens plus diffus que la Commune a marqué la Grande-Bretagne.
Une culture de l’association
« Quiconque prenant le ton de l’opinion publique anglaise en suivant les organes qui sont communément censés l’incarner, aurait été amené à conclure que l’horreur et la réprobation étaient des sentiments universels à l’égard de la Commune. Mais tous ceux qui auraient pu pénétrer dans les cercles de la classe ouvrière, qui, disons, auraient pu s’asseoir avec des hommes autour des fourneaux d’un petit-déjeuner d’atelier, ou dans les salles à manger ou les salles de lecture des ateliers, auraient compris, des discussions entendues, que l’opinion publique ne représentait que l’avis d’une petite partie ; et que […] la sympathie du peuple était avec les communistes. » Le genre de solidarité que décrit Thomas Wright — « Journeyman Engineer5 », comme il s’appelait lui-même — est difficile à mesurer. Les sentiments de sympathie et les affinités constituent une part importante de l’histoire des mouvements sociaux ; découvrir un événement comme la Commune — que ce soit dans le cadre d’un cercle de lecture, sur le lieu de travail ou à travers une amitié avec un communard en exil — fut une expérience formatrice pour de nombreux militants radicaux victoriens.
[Dans les rues de Liverpool | DR]
Nombre d’entre eux ont rencontré la Commune via les conversations informelles, les débats animés dans les pubs, les rassemblements en cercles restreints et les réunions de quartier impromptues qui ont caractérisé la vie des clubs radicaux et la culture politique progressiste à Fitzrovia. Cela leur a permis d’expérimenter des idées étrangères à la tradition libérale populaire et de s’engager de manière significative avec les idées politiques continentales apportées par les communards en exil. Fitzrovia était depuis longtemps un quartier dissident. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, une foule d’activistes radicaux — pour la plupart laïcs, libres penseurs, vieux chartistes, O’ Brienites et membres de la Land and Labour League, de la Manhood Suffrage League et d’autres clubs radicaux — organisaient leurs groupes dans des pubs, salles de réunion et halls de Fitzrovia. L’Hôtel de la Boule d’Or, sur Percy Street, était réputé être le berceau de l’ AIT avant sa fondation officielle, en 1864. L’association établit ensuite son siège à proximité de Rathbone Place.
L’arrivée d’exilés communards et d’autres réfugiés révolutionnaires ne déplaça pas ces communautés existantes, mais fit plutôt de Fitzrovia un lieu où s’entrelaçaient les mouvements radicaux. Certains soirs, la salle de réunion à l’étage du pub Blue Posts sur Newman Street, par exemple, pouvait accueillir une conférence sur les grèves des loyers ou la coercition en Irlande, ou une réunion de personnes voulant nationaliser les terres, de socialistes internationaux, de communards ou de laïcs, dont beaucoup vivaient et travaillaient également dans la région. La socialisation politique autour de cette partie de Londres façonna de nouvelles alliances politiques, de nouvelles idées, et contribua à créer des liens entre les militants britanniques, français et internationaux qui fréquentaient les mêmes lieux. Les pubs, les clubs, les magasins et les rues de Fitzrovia devinrent des forums politiques informels où se reflétaient certaines des cultures associatives qui avaient été si importantes durant la Commune.
[…] L’organisation de la Commune, en effet, s’enracine dans les quartiers et s’appuie sur une politique d’association. Les communards réfugiés avaient été membres des clubs à Paris — ils formèrent, façonnèrent et mirent en œuvre leur politique à travers la vie formelle et informelle des clubs. Depuis les innombrables organisations officielles telles que le Club des Prolétaires, le Cercle des Jacobins et l’Association Républicaine qui s’organisaient autour de quartiers, jusqu’aux cafés-cultures informels au sein desquels s’organisaient les opposants à l’Empire, la politique de la Commune s’exprima à travers l’associationnisme, qui avait à la fois des facettes économiques, politiques et sociales. En 1871, les communards exilés amenèrent avec eux nombre de ces modes d’organisation populaires à Londres. Par le biais de formations politiques, du réseau informel des boutiques et des cantines de Fitzrovia, des sociétés philanthropiques et éducatives, les modes de socialisation politiques propres aux communards — qu’ils soient ou non partagés avec d’autres — purent être utilisés dans la société londonienne alors en formation, et ainsi donner naissance à de multiples collectifs, lesquels mêlaient certaines pratiques des clubs anglais avec ceux de la Commune. En Grande-Bretagne, cette vie souterraine des clubs fut le creuset du radicalisme londonien. La vie des pubs et des clubs permit de fédérer un mouvement dans un monde marqué par l’éclatement des forces politiques. Dans les années 1870, les communards exilés, les socialistes radicaux et les républicains membres des clubs se retrouvèrent dans les pubs et les boutiques situés au nord d’Oxford Street — on ne peut qu’imaginer les myriades de conversations politiques qui s’y tinrent sans jamais entrer dans les archives.
[Les Chambres du Parlement et Big Ben en 1890, à Londres | Bridgeman Images]
Nombre des futurs cadres du socialisme anglais à la fin de la période victorienne firent ainsi connaissance avec la Commune. Bien souvent, l’intime et le politique se confondaient : réunions improvisées, partage d’un verre ou d’un repas, histoires d’amour ou amitiés furent autant d’occasions de susciter des discussions sur les idées de la Commune. Le dramaturge socialiste George Bernard Shaw […] rencontra ainsi chaque semaine Richard Deck, un Alsacien exilé, lors de cours de chant — Shaw chantait en français tandis que Deck se chargeait de l’accompagner avec sa voix de basse. Ces moments menèrent à des discussions sur la Commune et sur la manière dont les idées de Proudhon avaient influencé les événements de 1871. John Burns, syndicaliste, socialiste et député de Battersea, découvrit le socialisme du continent par l’entremise de son ami et collègue exilé Victor Delahaye alors qu’il n’était qu’un jeune apprenti ingénieur. Les deux hommes travaillèrent main dans la main et furent souvent embauchés ensemble dans la région de Londres et dans le South East, ce qui leur donnait autant d’opportunités pour converser. Eleanor Marx [fille de Karl Marx, ndlr] se lia avec le communard Prosper-Olivier Lissagaray lors de la commémoration de la Commune en 1872. L’amitié, les relations sexuelles et les fiançailles, ratées, qui s’ensuivirent n’étaient rien en comparaison de leur collaboration intellectuelle. Eleanor traduisit la fameuse Histoire de la Commune de Paris de 1871 de Lissagaray, l’un des premiers ouvrages d’ampleur sur l’événement — et, aujourd’hui encore, l’un des plus réédités. […] Et il y en eut d’autres, connus et moins connus qui, parmi les activistes, participèrent aussi à des groupes de lecture, furent des partenaires sexuels, mirent en œuvre des projets de traduction et prirent part aux dîners des clubs avec les réfugiés de la Commune.
Ces interactions spontanées fondées sur l’amitié ont permis d’affuter les idées d’intellectuels socialistes anglais encore inexpérimentés. Leur compréhension du socialisme révolutionnaire fut permis par l’aisance avec laquelle ils purent intégrer les conversations politiques auprès de ceux qui avaient pris part aux événements de 1871. Très souvent, les études sur la nature et les origines du socialisme en Grande-Bretagne mettent l’accent sur une exception britannique. Mais pour les socialistes en devenir qui rencontrèrent un exilé en un lieu chaleureux et à un moment favorable, la Commune les intégra à un monde plus vaste et leur ouvrit de nouvelles perspectives.
Après l’amnistie
En 1880, une amnistie générale fut accordée par le gouvernement français à tous les communards condamnés et inculpés. En conséquence, la grande majorité des réfugiés communards retournèrent en France. Un petit nombre décida de rester en Grande-Bretagne, mais, au début des années 1880, la présence décroissante des exilés et l’émergence de plusieurs sociétés explicitement socialistes en Grande-Bretagne signifièrent que la mythologie de la Commune pouvait désormais être reprise par les socialistes britanniques, pas seulement en solidarité avec les communards français, mais dans le cadre d’une nouvelle tradition socialiste britannique. Dans les années 1870, il n’y avait pas eu de mouvement résolument socialiste en Grande-Bretagne. La majorité des célébrations de l’anniversaire de la Commune dans les années 1870 ont été organisées et suivies par des communards en exil et des organisations internationales, avec la présence enthousiaste mais numériquement faible de positivistes britanniques, de laïcs et de membres des clubs radicaux. Des militants britanniques avaient été impliqués avec des communards ; ils contribuaient aux célébrations, organisaient des événements et des discussions, et partageaient des amitiés politiques avec les exilés, mais la mémoire de la Commune était très bien entretenue par les exilés vivants eux-mêmes. Pourtant, dans la décennie qui a suivi l’amnistie française, le vocabulaire employé lors des célébrations de la Commune en Grande-Bretagne allait transformer la Commune de « leur » Commune à « notre » Commune, et « Vive la Commune ! » deviendrait un puissant slogan au sein du socialisme britannique.
[Rue de Paris, détruite après la Commune | DR]
En d’autres termes, dans les années 1880, la Commune fut incorporée dans la mythologie, dans le canon du socialisme britannique. Les premiers groupes socialistes en Grande-Bretagne ont tous célébré la Commune chaque année. Comme le dit Ernest Belfort Bax, « la Commune est devenue le point de ralliement des socialistes de toutes tendances. L’anniversaire de sa fondation est la grande fête socialiste de l’année ». La Commune était suffisamment étrangère pour transcender les querelles régionales ou politiques et réunir, une fois par an, des groupes socialistes souvent disparates dans une expression d’unité par ailleurs rare. Les exilés communards, après avoir lutté pour réinventer leur ville, ont cherché la liberté en Grande-Bretagne et ont trouvé des « âmes sœurs » dans le monde politique kaléidoscopique de la fin de l’ère victorienne à Londres. Ce faisant, ils ont lié leur lutte et leur histoire à celle, longue, du radicalisme britannique.
La Commune a doté les socialistes du monde entier d’un puissant cri de ralliement. En Grande-Bretagne, ce cri a été rendu d’autant plus pertinent par le fait que les communards avaient réellement vécu en Grande-Bretagne — ils avaient tenu des réunions, échangé des histoires et fait des projets de ce côté-ci de la Manche. Bien sûr, les réalités et les nuances de ces idées, plans et expériences étaient souvent perdues à mesure que les récits devenaient plus fréquents. Mais la légende en est devenue d’autant plus convaincante. Le fait est que la Commune était arrivée en Grande-Bretagne et que « les séditieux agités » de Paris avaient irrévocablement modifié le cours du socialisme britannique.
Traduit de l’anglais par Loez, Camille Marie et Roméo Bondon, pour Ballast | Laura C. Forster, « Building our Commune : exiles Communards in Britain », Roar, 23 avril 2021.
1. Les citations de la publications d’origine ne sont pas référencées. Nous reproduisons l’article en suivant les choix originaux [ndlr].
2. Soit à peu près 1 500 communards et leurs familles respectives [ndlr].
3. Le positivisme est un système philosophique pensé par Auguste Comte qui, à partir d’une théorie de la connaissance reposant sur la loi des trois « états », se caractérise par le refus de toute spéculation métaphysique et sur l’idée que seuls les faits d’expérience et leurs relations peuvent être objets de connaissance certaine. Après la révolution de 1848, une partie du mouvement ouvrier français s’est tournée, notamment par anticléricalisme, vers la doctrine positiviste. Parmi les communards, Victoire Tinayre, Jean Robinet, Émile Sémérie sont des figures de ce courant positiviste [ndlr].
4. Série d’assassinats et d’explosions à Sheffield, dans les années 1860, perpétrée par un petit groupe de syndicalistes, à cause des conditions de travail dans les usines de la ville [ndlr].
5. Littéralement « Ingénieur itinérant ».
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