Lire également : L’immigration espagnole en France au XXe siècle
Passage Boise, La Plaine Saint-Denis, vers 1926. Photographe ambulant © Collection particulière Marie Lopez. Source : Natacha Lillo
Famille espagnole de la La Plaine Saint-Denis au début des années 1930 © Collection particulière Angeles S. C. Source : Natacha Lillo
php
***
La CGT et l’immigration espagnole au XXème siècle : une étude de cas
Phryné Pigenet, docteure en histoire
Rdv de l’histoire de Blois
2016 10 07
Le thème de ces rencontres est partir. Encore faut-il trouver un lieu, des personnes qui vous accueillent. Le choix a été fait ici de parler de l’accueil des migrants espagnols par un syndicat la CGT sur presqu’un siècle. Dans une France en cours d’industrialisation et de modernisation et
marquée par une faible croissance démographique jusqu’au baby boom d’après-guerre, l’organisation syndicale a été confrontée au cours du XXème siècle à des vagues successives de migrants venus d’Europe et des colonies qu’il a fallu organiser et défendre contre le patronat et protéger des réactions xénophobes, perceptibles y compris dans ses propres rangs.
Si la migration espagnole présente des analogies certaines avec les autres communautés de migrants, elle a aussi ses propres spécificités et a connu en trois quart de siècle des évolutions sensibles qui ont modifié l’attitude de la centrale syndicale. Trois périodes distinguent cette migration.
- Avant les années 30, la population espagnole en France n’est pas la communauté étrangère la plus importante et régresse fortement avec la Grande Crise.
- La guerre d’Espagne suscite néanmoins un immense élan de solidarité dont la CGT est partie prenante et s’achève par l’arrivée d’un demi-million de réfugiés fortement politisés et souvent déjà syndiqués.
- À la fin des années 50 et jusqu’en 1968, fuyant la misère de l’Espagne franquiste, plus attirés par les opportunités qu’offre l’Europe en reconstruction que par celles, déclinantes, de l’Eldorado américain, les migrants espagnols deviennent la première communauté étrangère de France.
La CGT s’est adaptée à ces évolutions. Jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale, l’aide humanitaire et la solidarité marquent essentiellement son action. Avec l’arrivée des migrants des années 60, l’approche syndicale devient prépondérante. Sans abandonner le travail de solidarité à l’égard des opposants au régime franquiste, elle va pouvoir compter sur la présence numériquement importante des exilés de 1939 pour mener à bien la tâche d’information et d’encadrement syndical de la nouvelle migration économique.
Aide humanitaire et solidaire de la CGT avec le peuple espagnol durant le premier vingtième siècle
On peut diviser en deux phases cette première partie du siècle : lors de la première, le flux de migrants ne cesse de grossir entre la 1ère Guerre Mondiale et l’instauration de la 2nde République espagnole. Tous ne sont pas des migrants économiques. Aussi, beaucoup de sensibilité républicaine et victimes de la crise qui sévit en France vont décider, à partir de 1931, de retourner en Espagne. La Guerre d’Espagne qui éclate en juillet 1936 réamorce le courant migratoire vers la France. Il connait son point culminant en février 1939 avec l’effondrement du front catalano-aragonais. Politique, cette nouvelle migration n’en est pas moins populaire et aura des répercussions sur la vie économique et sociale française, ne pouvant laisser indifférent un syndicat comme la CGT.
Caractéristiques de la première migration espagnole et rôle relativement efficace de la CGT
En 1901, la France compte environ 80 000 Espagnols dont beaucoup de frontaliers, agriculteurs ou ouvriers agricoles installés dans les départements viticoles du sud ouest. Pendant le 1er Conflit Mondial, alors que l’industrie catalane, devenue fournisseur des belligérants profite à plein de la neutralité espagnole et à son tour devient une terre d’immigration, les besoins français en main d’œuvre essentiellement agricole attirent moins les frontaliers catalans de la première vague migratoire que les 250 000 paysans venus des régions plus pauvres d’ Extremadura ou de Murcie. Après la guerre, la mauvaise santé de l’économie espagnole et les soubresauts politiques du régime espagnol alimentent un courant migratoire qui culmine en 1931 avec 351 000 Espagnols recensés. Qui sont ces Espagnols ? Comment se répartissent-ils géographiquement et sociologiquement ? D’après l’enquête de 1926 d’Albert Demangeon [1872-1940 ; géographe français] et de Georges Mauco [1899-1988 ; démographe et psychanalyste ; " pendant l'Occupation il participa aux travaux de la revue l'Ethnie française dirigée par Georges Montandon et à la Libération, masquant son passé d'adepte du racisme et antisémitisme, il réussit à se faire nommer par le général de Gaulle secrétaire du Haut Comité de la population et de la famille, ce qui lui permit à la fois de poursuivre ses activités de démographe et de créer les premiers centres français de psychopédagogie d'inspiration freudienne, destinés à la réintégration des enfants atteints de troubles scolaires. Par son action, il fut ainsi parfaitement intégré au mouvement freudien français comme membre de la Société française de Psychanalyse, SFP, entre 1953 et 1963, puis de l' Association psychanalytique de France, APF, jusqu'à sa mort. Georges Mauco fut le seul psychanalyste français à avoir eu des activités collaborationnistes. Non seulement il rédigea des textes d'inspirations nazie, mais il témoigna contre le " danger juif " en août 1941 devant la Cour suprême de justice à Riom... " ; source] sur 172 000 actifs espagnols recensés 55% travaillaient dans l’industrie, 30% dans l’agriculture et 15% dans les services, au grand regret des deux auteurs qui se plaignaient du passage rapide de ces travailleurs vers l’industrie alors qu’ils avaient été recrutés comme actifs agricoles. Selon l’étude de Natacha Lillo, les nouveaux migrants sont embauchés dans les secteurs délaissés par les Français, essentiellement la chimie et la métallurgie dans les départements de la Seine, du Rhône, des Bouches du Rhône et sur les chantiers de la Loire. Les nouveaux venus échappent aux organisations françaises et sont tenus en main soit par la mission espagnole, soit par les organisations syndicales de leur pays d’origine comme la CNT. Dans le sud, les migrants plus anciens se sont dotés de leurs propres mutuelles et centres de loisirs animés par des cadres républicains comme le Centro Español de Perpignan ou la colonia de Béziers dont les mutuelles peuvent regrouper jusqu’à 6500 membres dans le seul Roussillon.
N’en concluons pas hâtivement à une absence d’intervention de la CGT. À Saint Denis et dans la banlieue rouge, la CGTU [Confédération générale du travail unitaire de 1921 à 1936] et les municipalités communistes font preuve d’un certain activisme. Ils accueillent les victimes de la répression lors de la Dictature de Primo de Rivera [régime politique de l'Espagne après le coup d'État et la prise du pouvoir, 1923, par le capitaine général de Catalogne, Miguel Primo de Rivera, qui finira par démissionner, 1930], leur trouvent du travail, organisent des meetings de solidarité, prêtent des salles pour des spectacles, intercèdent auprès des Autorités, profitant des connivences franc-maçonnes ou politiques pour éviter certaines expulsions. Ces efforts se révèleront payants pour la génération suivante qui participera aux grèves durant le Front Populaire [rassemblement des forces de gauche qui permit en France l'accès au
pouvoir, en 1936, d'une coalition regroupant les socialistes, les
communistes et les radicaux. Elle se disloqua dès 1937-1938 ; Larousse] et se syndiquera. À partir de 1936, la CGT réunifiée devient un des pivots essentiels de la solidarité avec le peuple espagnol.
La guerre d' Espagne change la donne et la CGT s'implique complètement dans l'action humanitaire, de solidarité et de propagande en faveur des Républicains espagnols.
Avant d’aborder l’action de la CGT en faveur des républicains espagnols, il faut rappeler deux aspects indispensables à la compréhension de l’engagement du syndicat. La CGT vient de se réunifier au congrès de Toulouse de mars 1936 et a renforcé son enracinement avec les grèves de
juin 1936. C’est devenu une force incontournable au sein du Front Populaire, mais une force qui n’est pas monolithique. Elle est traversée de courants. La non intervention participe de ses clivages.
Alors que le gouvernement Léon Blum [1872-1950 ; chef de gouvernement du Front Populaire] opte au début du mois d’août pour la non intervention, le 21 août 1936, la Commission administrative de la CGT exprime sans ambiguïté sa solidarité totale avec le prolétariat et le peuple espagnol, rappelle le droit et le devoir des travailleurs de la CGT de venir en aide à leurs camarades espagnols par tous les moyens en leur pouvoir, exige que le gouvernement espagnol bénéficie des garanties du droit international afin de pouvoir se ravitailler librement pour sa défense contre les généraux rebelles et lance un appel aux ouvriers et ouvrières de France pour que tous participent par leur solidarité effective au triomphe de la démocratie et de la CO espagnole.
Les positions de Jouhaux [Léon, 1879-1954 ; "... Arrêté en décembre 1941 par le gouvernement de Vichy,
il est interné à Vals-les-Bains, mis en résidence surveillée à Cahors,
puis livré aux nazis en mars 1943. Il connaît la vie des camps de
concentration, puis est interné dans le Tyrol. Libéré le 5 mai 1945, il
reprend ses activités : il est vice-président de la Fédération syndicale
mondiale de 1945 à 1948, vice-président du conseil d'administration du
B.I.T [Bureau international du travail] de 1946 à sa mort et président du Conseil économique de 1947 à sa
mort également. Mais au sein de la C.G.T., il est désormais en minorité
et il doit partager le secrétariat général avec Benoît Frachon. En désaccord avec les positions de la C.G.T. face aux grandes grèves et au plan Marshall, il démissionne de cette organisation le 19 décembre 1947 et, avec ses amis groupés autour du journal Force ouvrière, qu'il a « fondé » en 1945, il participe à la fondation de la C.G.T-Force ouvrière, dont il devient le président : 14 avril 1948... " ; source] tête de file de l’ancienne CGT et de Benoît Frachon, à la tête de l’ancienne CGTU resteront proches durant toute la période, condamnant la non intervention du gouvernement de Front Populaire. Mais le courant « syndicat », constitué des ultra pacifistes de l’ancienne CGT et des syndicalistes révolutionnaires, ex minoritaires au sein de la CGTU s’oppose à la nouvelle majorité confédérale.
D’autre part, comme son nom l’indique, il s’agit d’une confédération, ce qui veut dire que les fédérations et les syndicats jouissent d’une grande autonomie. La confédération propose, mais les syndicats disposent. Aussi, n’auront-ils ni la même approche, ni le même degré d’implication dans le
soutien à apporter à la République espagnole : les formes d’intervention varieront beaucoup d’un secteur à l’autre.
Si certains, minoritaires, iront jusqu’à combattre en Espagne, à l’initiative surtout du PCF et non du syndicat, beaucoup au sein de la centrale pensent qu’il faut ravitailler le peuple espagnol en armes et munitions et lui fournir du matériel pour se battre. Toutes les fédérations ne répondent pas de la même manière. Les fédérations les plus dynamiques sont souvent celles dirigées par des anciens responsables de la CGTU. C’est le cas de la fédération des métaux, en particulier l’automobile et l’aviation qui multiplient les initiatives : envoi de matériel- tank chez Renault, mitrailleuses chez Hotchkiss, avion chez Hispano — collectes régulières sur les lieux de travail, grèves de soutien— le 7 septembre 1936 un débrayage d’une heure à l’appel de la fédération de la métallurgie « pour le pain et pour l’Espagne » est très suivi en région parisienne, à Marseille et à Lyon.
La fédération de l’éclairage envoie deux ambulances à Barcelone et propose de jeter une ligne de haute tension à la Tour de Carol entre les réseaux électriques espagnols et français pour alimenter en courant les usines d’armement républicaines. Les dockers, les marins, les cheminots, les douaniers favorisent le transport clandestin des armes pour échapper aux contrôles organisés par la commission de non intervention.
D’autres fédérations sont plus en retrait. Ainsi la fédération du sous sol, favorable à la « non intervention » ne donne aucune consigne, mais ses syndicats, en liaison avec certaines UD [Union départementale] et municipalités ou en raison de la présence de mineurs espagnols comme dans le Gard, organisent des réunions pour collecter « des vivres, des vêtements, des médicaments » qui sont envoyés par camions pour ravitailler les combattants et les populations civiles.
Néanmoins, pour tous, le commun dénominateur s’organise autour de l’aide humanitaire aux populations civiles. C’est le cas de la fédération de l’enseignement pourtant favorable à la non intervention, mais qui n’hésite pas à participer à l’accueil des enfants espagnols. C’est pourquoi, nous insisterons plus sur ce volet de la solidarité qui a impliqué le plus grand nombre de syndiqués.
Rappelons que la CGT n’agit jamais seule, mais en association avec d’autres organisations politiques ou humanitaires. Ainsi, dès le 3 août 1936, elle participe à « une Commission de solidarité du rassemblement populaire pour l’aide au peuple espagnol » constituée des partis de Front Populaire, PCF, SFIO [Section française de l'Internationale ouvrière ; parti politique français constitué lors du congrès de Paris, en avril 1905, par la fusion du parti socialiste français, PSF, du parti socialiste de France, du parti ouvrier socialiste révolutionnaire et de plusieurs fédérations autonomes ; Larousse] Parti Radical, d’associations humanitaires comme le Secours Rouge, de la Ligue des Droits de l’Homme et du Mouvement Amsterdam Pleyel. Mais c’est elle qui prend l’initiative de créer un « comité d’accueil aux enfants d’Espagne » en décembre 1936, soutenue par l’ensemble des syndicats qui la composent,
- Ce comité reçoit le patronage de la Ligue des Droits de l’Homme, de la fédération des Coopératives de consommation, de la Chambre consultative des associations ouvrières de production, de la Ligue de l’enseignement, de la Fédération de l’enseignement, du SNI, de l’enfance coopérative,
- la collaboration d’associations espagnoles comme le Centro Español ou la Colonia de Béziers ou étrangères comme les Comités suisses, anglais ou néerlandais
- et le soutien des municipalités ouvrières.
Ce comité a pour but « d’accueillir et d’héberger le plus grand nombre possible d’enfants espagnols que la guerre civile a privé d’asile ou rendus orphelins. » Selon Celia Keren, 10 000 enfants de la zone républicaine furent admis en France. Tous ne furent pas pris en charge par le comité d’accueil de la CGT. Les enfants basques furent contrôlés par le gouvernement d’ Euzkadi [gouvernement basque] et les réseaux catholiques. Le 4 mai 1938, en dehors de ceux qui avaient été placés dans des familles françaises, la représentation du gouvernement espagnol avançait le chiffre de 50 centres hébergeant 2689 enfants confiés au Comité d’accueil. À leur arrivée, les enfants souffrant souvent de malnutrition et dans un état sanitaire critique étaient vaccinés, suivis médicalement et mis en observation dans des centres supervisés par du personnel éducatif et médical français et espagnol. La période d’observation passée, ils étaient soit confiés à des familles françaises, soit hébergés dans des colonies dont les locaux avaient été mis à disposition par les divers composants du comité d’accueil. Si « la Jeunesse au Plein Air » les accueillit dans certains de ses centres de vacances, si les anciens migrants espagnols mirent également leurs locaux à la disposition des petits Espagnols, les syndicats CGTistes et les municipalités ouvrières de la région parisienne apportèrent la plus forte contribution : depuis les dockers du Havre de tendance syndicaliste révolutionnaire jusqu’aux métallurgistes qui ouvrirent leur centre de santé de Vouzeron aux enfants, en passant par les UD comme celle de la Haute-Garonne qui firent fonctionner la colonie de la « Glacière » pour ne citer que quelques exemples. Au total, 22 départements comptèrent des colonies infantiles. Les locaux étaient prêtés par les organisations qui composaient le comité d’accueil. Si le gîte était assuré, il fallait aussi prévoir le couvert, l’encadrement, le suivi médical et l’éducation de ces enfants. Les préfets passaient des conventions avec ces centres et l’Etat finançait une partie des dépenses de nourriture et d’enseignement à parité avec le gouvernement républicain espagnol que complétaient les collectes d’argent, de vivres, de vêtements, de jouets sur les lieux de travail, dans les quartiers, lors des meetings ou des séances de cinéma. Et là je voudrais ouvrir une parenthèse sur le rôle nouveau que joue le cinéma comme support de la propagande et moyen d’information. Tant les communistes que les anarchistes, tant la CGT que le Secours rouge devenu Secours Populaire vont faire appel à une génération de jeunes cinéastes engagés pour sensibiliser l’opinion sur les conséquences de la guerre et de la non intervention pour la population civile soumise aux bombardements et à l’absence de
ravitaillement ainsi que pour valoriser les effets positifs de la solidarité.
Au départ la solidarité joue à plein et le comité peut faire face aux besoins des centres et financer les dépenses de ceux qui sont en famille d’accueil. Mais la détérioration du climat politique et social en France, les divisions au sein du Gouvernement républicain espagnol se traduisent par une baisse sensible des collectes. Les appels au secours des centres départementaux en témoignent. Prenons quelques exemples.
Le 28 mai 1938, l’ UD du Lot envoie au comité un courrier qui rend compte de la lassitude
400 Espagnols sont arrivés dan un dénuement complet. Or les gens se lassent de donner. Notre département est très pauvre, les ouvriers peu nombreux et nos paysans ont presque toujours la haine des étrangers.
Le comité de Montbéliard lance un appel à l’aide au mois de décembre 1938 car
les derniers mouvements ouvriers ont créés certaines divergences entre ouvriers et nombreux parrains quittent notre organisation par suite de sanctions ou de licenciements.
L’arrivée des centaines de milliers de réfugiés achève de faire basculer ce fragile équilibre car il faut aussi secourir les femmes et les enfants regroupés dans les centres d’accueil. Désormais ce ne sont plus 10 000 enfants, mais 70 000 en février 1939 qui sont réfugiés sur le territoire français et qu’il faut secourir avec de moins en moins de moyens. La déclaration de guerre porte le coup fatal. Les colonies doivent fermer les unes après les autres. Ainsi la colonie Francisco Ferrer [Francisco Ferrer Guardia, 1859-1909 ; pédagogue ; "... Grâce à la fortune d'une sympathisante de ses idées, il fonde l'École
moderne à Barcelone (1901). En 1908, il n'y a pas moins de dix de ces
écoles à Barcelone ; d'autres s'établissent dans le reste de l'Espagne.
L'école moderne est une école primaire mixte, « rationnelle et
scientifique », non religieuse, centrée sur la liberté des déplacements
de l'enfant, l'absence de compétition directe et d'examens, l'éducation
physique et sexuelle. Les parents la financent, proportionnellement à
leurs revenus. Elle inspirera Céleste Freinet [...] critique vivement l'école officielle et la monarchie espagnoles, est
l'objet d'un retentissant procès et doit s'exiler à Londres. Rentré à
Barcelone pendant l'insurrection contre l'expédition militaire espagnole
au Maroc, 1909, il en est rendu idéologiquement responsable, est
arrêté, sommairement jugé et fusillé. Son procès sera révisé, 1911, et
sa condamnation reconnue erronée : 1912 ; source] du Havre ferme ses portes dès le 3 septembre 1939. Quant aux syndicats ou UD qui ont avancé des crédits au comité, conscients des mauvais jours qui s’annoncent, ils réclament un remboursement immédiat. Avant que lui-même ne tombe sous la vindicte du régime pétainiste, jusqu’au bout, le syndicat fera preuve de solidarité avec les réfugiés envoyant des colis dans les camps, proposant que soient octroyés des contrats de travail aux internés pour les extraire des camps, prenant en charge directement les cadres syndicaux espagnols et leur famille.
À partir des années 50, si la solidarité antifranquiste ne faiblit pas, la volonté de syndicalisation
passe désormais au premier plan
Le soutien aux exilés victimes de la Guerre Froide [état de tension qui opposa, de 1945 à 1990, les États-Unis, l'URSS et
leurs alliés respectifs qui formaient deux blocs dotés de moyens
militaires considérables et défendant des systèmes idéologiques et
économiques antinomiques ; Larousse]
Jusqu’à la fin des années 40, les réfugiés espagnols encore installés en France espèrent la disparition de la dictature et un retour rapide dans leurs foyers après la défaite des principales dictatures fascistes. Aussi ne cherchent-ils pas l’intégration. Ils ont leurs propres organisations, y compris syndicales. Pour mémoire rappelons que, en dehors des partis politiques, la CNT [Confédération nationale du travail] d’obédience anarchiste et l’ UGT [Union générale des travailleurs, Espagne] majoritairement socialisante encadrent une grande partie du peuple réfugié. Leurs divisions — politiques et syndicales, l’incapacité à présenter un projet unitaire pour remplacer la dictature, la peur de l’installation d’un régime communiste au sud de l’Europe chez les puissances anglo-saxonnes, la capacité de Franco [1892-1975 ; général ; "... Soutenu par la Phalange de José Antonio Primo de Rivera et par les forces de l'Allemagne hitlérienne, → Guernica,
Franco entre à Madrid le 28 mars 1939 et obtient la reddition sans
condition des chefs républicains. Il parvient à réunir sous sa coupe
monarchistes, phalangistes, carlistes, → carlisme et militaires [...] Considérant l'épuisement de l'Espagne au lendemain de la guerre
civile, Franco préfère se maintenir dans la neutralité au début de la Seconde Guerre mondiale,
bien qu'il croie, à cette époque, à la victoire des régimes nazi et
fasciste — l'Allemagne et l'Italie ont été les premières à reconnaître
son gouvernement : 1936. En 1940, il rencontre Hitler à Hendaye et occupe Tanger. En février 1941, il est l'hôte de Pétain. En 1941 il envoie une division de volontaires — la Division bleue, División azul – combattre sur le front oriental contre les Soviétiques.
Mais il revient bientôt à la neutralité et évacue Tanger. Ce revirement ne suffit pas à lui gagner la faveur des Alliés [...] Fragilisé tant sur la scène extérieure qu'intérieure, le Caudillo concentre tous les pouvoirs dans ses mains, soutenu par un parti unique aux composantes disparates — le Movimiento Nacional : Mouvement national. Il gouverne avec l'appui de l'armée, de l'Église
catholique d'Espagne, de la Phalange et des grands propriétaires [...] En 1942, il met en place les Cortes, assemblée dont les représentants sont nommés par le gouvernement ou élus par les corporations. Le 26 juillet 1947, la loi de succession, stipulant
que l'Espagne est une monarchie dont Franco est le chef habilité à
nommer son successeur quand il le jugera opportun, est approuvée par
référendum [...] les États-Unis et la Grande-Bretagne considèrent que
l'Espagne, dont la stabilité politique est garantie par la ferme
autorité de Franco, constitue le meilleur rempart contre le communisme.
Cette conviction débouche sur la signature d'un accord
hispano-américain : en 1953, le Caudillo accepte l'établissement
sur le sol espagnol de bases nord-américaines et reçoit en contrepartie
une aide substantielle des États-Unis. Cet accord est renouvelé en 1958,
puis en 1969, et suivi d'un « accord d'amitié » en 1970. En 1953, Franco signe avec le Vatican un concordat
qui rétablit ce qui avait été aboli par la République et resserre donc
les liens entre l'Église et l'État. En 1955, l'Organisation des Nations
unies, ONU, accueille l'Espagne parmi ses membres, suivie, en 1958, par
l'Organisation européenne de coopération économique : OECE [...] Le régime incarné par le Caudillo est alors l'un des plus
contestés qui soient, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur : Franco est,
en effet, considéré par les uns comme un dictateur pérennisant des
méthodes condamnées par les démocraties modernes, par les autres comme
étant le seul homme capable d'assurer à l'Espagne, encore marquée par
les séquelles d'une atroce guerre civile, son intégration dans l'Europe... " ; source] L'opposition est bannie et la répression sévère. à jouer de ces peurs et le contexte de Guerre Froide vont anéantir tous les espoirs de retour victorieux. Pire ! Alors qu’ils avaient pris une part active dans la Résistance et la Libération de la France, leur détermination durant cette période, leurs capacités à mener une guerre de guérilla se retournent contre eux dès lors que la diplomatie française décide de rétablir des relations normales avec son voisin espagnol qui réclame à cor et à cri la fermeture « des écoles de terrorisme » installées dans le sud de la France.
Inquiets de l’activisme des espagnols durant les grèves de 1947-1948, enfermés dans les délires de Guerre Froide, les autorités françaises cherchent le premier prétexte pour en finir avec la nébuleuse communiste espagnole. En septembre 1950, elles lancent « l’opération Boléro Paprika ». Outre l’interdiction de la mouvance communiste, celle-ci se solde par plus de 200 décrets d’expulsion transformés en assignation à résidence en Corse et en Algérie et la plongée des organes communistes dans la clandestinité. Désormais, les communistes espagnols en France n’agissent plus publiquement que derrière le paravent d’organisations françaises. Ordre leur est donné de ne plus se mettre en première ligne. Les travailleurs espagnols communistes ou sympathisants ne militent plus au sein de leurs propres syndicats, mais prennent leur carte à la CGT, tandis que cénétistes et ugétistes adhèrent à FO [Force ouvrière, centrale syndicale française issue d'une scission de la CGT en avril 1948, menée par des militants hostiles aux options communistes des dirigeants cégétistes ; source] voire se désyndicalisent.
Si communistes et anarchistes continuent clandestinement à mener une politique antifranquiste, républicains et socialistes optent pour la neutralité. Il est vrai que le temps des manifestations trop politiques est également passé et après le conflit algérien, les revendications syndicales reprennent leurs droits. En attendant, l’expression politique des exilés espagnols passe par les « organisations amies » : PCF, CGT, Mouvement de la Paix pour les uns, SFIO, CNT française ou FO pour les autres qui deviennent les principaux informateurs des luttes en Espagne et dénonciateurs de la répression franquiste. Cependant, il est clair qu’il ne s’agit que de prête-noms car le public qui se presse dans les meetings ou les réunions publiques est très largement un public espagnol.
Reste qu’à ce moment là, nous sommes encore dans une démarche plus politique que syndicale. Le contexte français et espagnol change à la fin des années 50 et transforme l’action de la centrale
ouvrière.
Le basculement dans les années 60
Un nouveau contexte espagnol et français
Jusqu’à la fin des années 1950, l’Espagne est un pays isolé marqué par l’immobilisme économique. À partir de 1959, à l’instigation du FMI [Fonds monétaire international ; organisme international de coopération monétaire et financière, fondé le 27 décembre 1945 en application des accords de Bretton Woods ; Larousse] les technocrates de l’Opus Dei [Institution de l'Église catholique, fondée le 2 octobre 1928 par un prêtre espagnol, Josemaría Escrivá de Balaguer,
pour donner à ses membres le moyen de pratiquer les conseils
évangéliques à travers leurs occupations familiales, professionnelles,
sociales, politiques ; Larousse] écartent les phalangistes et appliquent une politique à la fois libérale et planifiée à coups de plans de développement : ce que l’on appelle « el desarollisme » [le développement]. Fondée sur l’assainissement des dépenses publiques, les investissements étrangers et le gel des salaires elle profite au secteur industriel qui connaît des taux de croissance de 10 à 15% par an, au tourisme et s’accompagne de fortes concentrations dans l’agriculture, mais provoque une envolée du chômage que le régime résoudra en exportant ces « sans travail » dans essentiellement trois pays européens : la France, l’Allemagne et la Suisse. Si le mouvement s’amorce à la fin des années 50, c’est en 1967 que les 640 000 Espagnols recensés atteignent un pic et deviennent la première communauté étrangère en France.
La fracture économique et sociale qui en résulte provoque une montée en Espagne même de l’opposition qui débute par la grève des mineurs asturiens en 1962 qui fera tâche d’huile au Pays basque et en Catalogne.
La rencontre de l’opposition religieuse, confortée par Vatican 2 [deuxième concile du Vatican dit... ; concile œcuménique qui s'est tenu à Rome, en quatre sessions, de 1962 à 1965] et d’un mouvement communiste en pleine expansion permet la constitution des Commissions ouvrières, CCOO [Comisiones obreras, Commissions ouvrières ; les commissions ouvrières apparaissent pour la première fois au Pays basque lors des grandes grèves du début des années 1960 en tant qu'organisations clandestines dans un pays soumis à la dictature du général Franco et ne reconnaissant pas la liberté syndicale... ; Larousse] au sein des syndicats verticaux, fers de lance de la contestation contre le régime dans tous les secteurs de la société. Le régime ne sait y répondre que par la répression, unanimement condamnée par toutes les organisations de gauche en France.
La gauche française divisée et anesthésiée après le retour de De Gaulle et l’installation de la Vème république retrouve le chemin de l’unité. Les protestations contre la répression franquiste participent à la montée d’un front commun. L’exécution de Julian Grimau [Julián Grimau García, 1911-1963 ; fonctionnaire du gouvernement républicain et membre du comité central du parti communiste ; " Contrairement à ce qu'attendaient la plupart des observateurs, le
conseil de guerre " sumarisimo " qui a siégé jeudi à Madrid a condamné
Julian Grimau, membre du comité central du parti communiste, arrêté en
novembre dernier, à la peine de mort pour " délit continu de rébellion
militaire ", le procureur militaire a fondé la plus grande partie de ses
accusations sur les activités " perverses " de M. Grimau pendant la
guerre civile, tandis que le défenseur, qui a sollicité pour l'accusé
une peine de prison de trois ans, ne considère comme délit que ses
tentatives pour réorganiser dans la clandestinité le parti communiste
espagnol. Au début de l'après-midi un porte-parole du ministère de
l'information annonçait que la sentence de mort prononcée contre M.
Grimau avait été confirmée par " l'autorité juridique compétente ",
c'est-à-dire le capitaine général de la première région militaire. Seul
le chef de l'État peut désormais accorder la grâce après avis du
conseil des ministres ; source] en 1963, les persécutions contre les anarchistes en Catalogne déclenchent dans les rangs de la gauche française une riposte unitaire et la création de comités de soutiens formés de toutes ses composantes comme le sera le Comité Toulousain pour l’Espagne. La grève victorieuse des mineurs français en 1963 réactive la conflictualité sociale. Celle-ci ne peut se comprendre sans l’apport des centaines de milliers d’étrangers qui sont venus travailler sur le territoire français soit introduits officiellement par la voie de conventions entre l’ ONI [Office National d'Immigration, devenu en 1987 Office des Migrations Internationales, O.M.I. ; Larousse] et le pays de départ, soit venus de leur propre initiative comme ce sera le cas pour 43% des migrants espagnols.
La direction confédérale réagit rapidement. Dès le début des années 60, elle impulse les initiatives pour intégrer la main d’œuvre immigrée qu’elle considère comme une pièce importante dans le développement des luttes syndicales et un moyen de faire reculer les tentations xénophobes d’une partie de la classe ouvrière française, effrayée par les risques de concurrence potentielle.
Instruments et moyens d'intervention
La direction confédérale joue un rôle majeur pour stimuler le travail en direction des immigrés.
Elle crée une commission MOI nationale. Celle du 16 novembre 1963 se fixe plusieurs objectifs
- impulser là où elles n’existent pas des commissions locales au niveau des fédérations, des UD, voire des entreprises, partout où travaillent et sont concentrés des travailleurs immigrés et nommer un responsable MOI au sein de chaque direction fédérale ou départementale.
- Faire participer les immigrés non seulement à la vie des organisations syndicales, mais aussi à la direction du mouvement, ceux qui étaient titulaires de la carte de résidents privilégiés pouvaient être électeurs, mais aussi éligibles
- développer la presse en langue étrangère. Sur le plan confédéral, il existait déjà Lavoro en direction des Italiens, des bulletins en espagnol et en portugais, un supplément d’Antoinette en espagnol.
- faire remonter toutes les initiatives qui impliquent la mobilisation de travailleurs étrangers.
Au-delà des commissions MOI, la centrale syndicale organise des journées nationales d’études sur l’immigration en général ou sur les groupes de langue — italiens, nord africains, espagnols — dans lesquelles sont pris en compte les problèmes spécifiques de chaque nationalité.
Celle du 28 novembre 1970, consacrée aux Espagnols, avance quelques revendications spécifiques. Certaines en direction de l’émigration politique comme la reconnaissance pour le calcul des pensions du temps passé dans les camps de concentration, les CTE [compagnies de travailleurs étrangers ; "... création [...] en France à la
fin de la Troisième République. Par un décret-loi du 12 avril 1939,
environ 55 000 réfugiés espagnols furent contraints au travail
obligatoire, principalement au service des armées, dans l’agriculture et
dans l’industrie de l’armement ; source], les temps d’incarcération pour faits de Résistance... D’autres en direction des nouveaux migrants portant sur les contrats des saisonniers, les conditions d’introduction, de séjour et de travail, mais aussi se préoccupant des problèmes d’apprentissage de la langue maternelle pour les enfants et du français pour les adultes, des loisirs sportifs.
Une bonne syndicalisation en dépit de rapports ambigus avec l'ancienne migration politique
Au début des années 1960, les résultats sont au rendez-vous. Les Espagnols participent aux grèves dans les secteurs où ils sont présents comme la métallurgie, parfois les animent comme à Toulouse dans le bâtiment ou à Perpignan à l’usine de Poupées Bella, se syndiquent, y compris dans des secteurs habituellement plus difficiles à organiser comme les saisonniers agricoles. Le secrétaire de la Fédération de l’Agriculture, Mestre, lui-même espagnol, peut faire état dans ce secteur d’un bilan extrêmement positif. Les unions départementales du sud ouest entreprennent dès l’année 1961 d’organiser des réunions, distribuer des bulletins et quand c’est possible organiser des fêtes avec les saisonniers dont le but est double : les informer de leurs droits tout en rappelant les positions de la CGT en matière d’émigration et faire campagne pour l’amnistie en Espagne. En 1963, cette politique se révèle payante : les premières grèves de saisonniers vendangeurs partent des PO. L’obtention de meilleurs contrats permet leur extension à d’autres départements et à d’autres secteurs agricoles : rizières de Camargue, betteraves dans le Nord etc.
Le taux de syndicalisation parmi les Espagnols est le plus élevé parmi les communautés immigrées. L’ancienne émigration politique y a une part prépondérante. C’est elle qui le plus souvent anime en langue espagnole les réunions et les meetings et n’oublie jamais de rapprocher la lutte syndicale et l’opposition politique au franquisme. Le pouvoir gaulliste ne s’y trompe pas. Soucieux de maintenir des rapports de bon voisinage avec le dictateur espagnol afin qu’il n’héberge pas les activistes de l’OAS [Organisation Armée Secrète ; Organisation clandestine civilo-militaire opposée à l'indépendance algérienne après l'échec du putsch militaire d'Alger d'avril 1961 ; Larousse] il ne cesse de réprimer toute opposition au franquisme en France. Au mépris des droits syndicaux et de la liberté de la presse, il va interdire successivement les trois périodiques syndicaux en langue espagnole, obligeant Georges Gosnat [1914-1982 ; membre du Parti communiste français, devint sous-secrétaire d'État à l'Armement et fut élu député en Charente-Maritime, de la Seine et du Val-de-Marne] à interpeller le ministre de l’Intérieur. Le directeur de publication d’ UNIDAD [mensuel de la CGT pour les travailleurs espagnols : 1967-197] est condamné, provoquant la colère de Georges Seguy [syndicaliste français, 1927-2016 ; ouvrier typographe, déporté à Mauthausen pendant la Seconde Guerre
mondiale, il devient secrétaire de la Fédération C.G.T. des cheminots en
1949 et entre au comité central du parti communiste français en 1954. Il est secrétaire général de la C.G.T. de 1967 à 1982 ; Larousse] De nombreux arrêtés d’expulsion sont également pris au milieu des années 60 contre les délégués syndicaux espagnols. Ils ne sont pas les seuls à subir la vindicte du pouvoir gaulliste : les organisations des jeunes libertaires sont également dissoutes et leurs journaux interdits. Notons cependant que dans ce cas, ce n’est pas l’activité syndicale, mais politique qui est visée.
Si l’activisme politique contre le régime franquiste n’est pas récusé par la CGT, en revanche les critiques se multiplient sur le manque d’implication des exilés politiques dans l’encadrement syndical. Reconnus comme de très bons militants, il est cependant rare — Mestre est ici une exception — qu’ils acceptent, malgré leur expérience, de devenir cadres de l’organisation. Comme le dit un responsable confédéral lors de la journée d’études de juin 1977 :
S'il est bien normal que nos camarades espagnols immigrés en France tournent leur regard par-dessus les Pyrénées, s'il est tout à fait juste qu'ils agissent solidairement avec leurs frères d'Espagne, il est non moins évident qu'ils travaillent et vivent en France, que leur devoir est de prendre plus largement en charge les problèmes aigus qui exposent leurs frères immigrés qui eux aussi sont victimes de l'exploitation capitaliste.
Cette critique souvent réitérée par la direction CGTiste n’est pas exagérée. Les intéressés eux-mêmes le reconnaissent. La salle JP Timbaud, propriété de la Fédération de la métallurgie, qui réunissait en fin de semaine des milliers de jeunes Espagnols servait plus de moyen de propagande politique que syndical. Néanmoins, un responsable politique espagnol, organisateur de la grande grève du bâtiment à Toulouse rappelle que l’on peut organiser la quasi-totalité des migrants espagnols à la condition qu’ils puissent se retrouver entre eux. L’union départementale en tiendra compte et organisera de grandes fêtes qui regrouperont jusqu’à 10 000 personnes.
En dépit des réserves exprimées, cette capacité à lier les revendications sociales en France et les luttes contre la dictature en Espagne profite tant à la CGT qui bénéficie d’un taux de syndicalisation élevé parmi les travailleurs espagnols qu’au PCE [Parti communiste espagnol, né en 1921, de deux scissions au sein du parti socialiste ouvrier espagnol] qui ne cesse d’accroître son influence parmi la nouvelle migration. En revanche, la faible activité en France des organisations de la mouvance socialiste en attente de changements imposés de l’extérieur et soumises au devoir de neutralité, contribue à leur déclin. Le cas de la CNT est différent. L’absence d’organisations amies ou leur faiblesse ne lui permet pas, malgré ses efforts, de recruter chez les nouveaux migrants ou de conserver son ancien potentiel militant.
Il ne faudrait pas en conclure que ces résultats furent acquis facilement. Le régime espagnol s’appuyait à la fois sur les missions espagnoles — à vocation humanitaire et de loisir — qui se multiplièrent dans l’Hexagone, partout où il y avait des concentrations d’Espagnols et sur les syndicats phalangistes pour essayer de soustraire les nouveaux venus à l’influence cégétiste et des organisations exilées et les soumettre à son contrôle. Nous avons vu aussi que les syndiqués espagnols furent un enjeu dans les relations bilatérales franco-espagnoles. Au sein même de l’organisation, la solidarité internationaliste n’allait pas de soi.
Lors des conférences nationales, les délégués espagnols mettaient l’accent sur la nécessité de lutter contre le racisme y compris dans l’organisation. Plusieurs exemples montrent qu’il ne s’agit pas d’une simple vue de l’esprit. Dès 1965, devant le renforcement du chômage, des voix s’élèvent parmi les ouvriers du bâtiment de l’Hérault pour demander le licenciement en priorité des travailleurs immigrés. Les manifestations d’hostilité peuvent aussi prendre d’autres formes. Suite au licenciement d’un ouvrier espagnol à la SOLLAC en Moselle, seul son atelier a accepté de se mettre en grève, les autres n’ont pas suivi et l’ouvrier a été licencié. D’autres faits témoignent de l’hostilité d’une partie de la base contre les immigrés. Certaines sections syndicales refusent de diffuser du matériel ou de signer des pétitions en faveur de l’égalité de droits entre travailleurs français et étrangers. Après la crise de 1973, les réactions xénophobes se renforcent. En 1977, lors des élections professionnelles, les têtes de liste CGT immigrés sont rayés et des réflexions comme « Pourquoi tant d’immigrés comme délégués ? » ou encore « le pécule n’est pas si mal que cela » se multiplient.
Conclusion : la confédération n’a jamais cédé aux tentations xénophobes aussi bien dans le passé que dans le présent comme le prouve l’actualité récente dans l’organisation des « sans papiers ». Elle a dû pour cela vaincre les réticences ou l’indifférence de ses propres troupes, contourner les obstacles de tous ceux qui ne partageaient pas son souhait d’émancipation et d’égalité de tous les travailleurs. On comprend mieux dans ce contexte les récriminations contre les militants espagnols exilés. Consciente de leurs qualités pour mener à bien cette tâche, toujours solidaire de leur combat, elle a eu beaucoup de mal à accepter que leur horizon d’attente se trouve au-delà des Pyrénées : dans le combat politique et non dans le combat syndical.