Elle avait une taille de I mètre 65, une robe bai marron, l'encolure longue et souple, un joli port de tête fine, le corps bien pris, la poitrine profonde, l'épaule bien oblique, le garrot élevé et bien placé en arrière pour faciliter l'équilibre du cavalier sur son dos court; les membres bien proportionnés, la croupe horizontale, les yeux bien ouverts, doux et intelligents, regardant franchement; des allures superbes bien cadencés. Hardie, franche, elle ne s'effrayait jamais, possédant beaucoup de fond et une grande résistance. Telle fut ma belle jument.
Quelle jouissance pour un cavalier passionné de cheval quand il rencontre une monture de cette valeur. C'était une jolie bête, elle a été souvent admirée par les connaisseurs; j'avais le droit d'en être fier, car je m'étais beaucoup occupé d'elle pour son dressage.
Je dois la vie à la souplesse de ses mouvements et à son agilité dans notre mêlée avec la brigade de Bredow; c'est par sa grande mobilité que j'ai pu, dans bien des cas, esquisser les coups de l'adversaire et lui en porter d'autres.
Elle a eu les deux naseaux traversés par un coup de lance et la croupe tailladée de coups de sabre.
Ce n'était qu'un animal, mais dans les moments douloureux que nous traversons, je veux redire encore le sentiment d'affection particulière que je ressentais pour elle; j'ai conscience que c'est à mon cheval que je dois d'avoir échappé à la mort et porté secours à bien des camarades, après avoir été aussi secouru par eux.
Heureux ceux qui ont un cheval maniable dans une lutte à l'arme blanche; le succès est souvent dû à une bonne monture, souple et bien docile.
Vingt fois par jour je rendais visite à ma pauvre bête. Elle me regardait avec ses yeux ternes, sans éclat, jadis si beaux, presque humains, semblant me demander ce qu'elle voyait autour d'elle : des chevaux morts, presque enfouis dans la vase détrempée, sans qu'on essayât de les enlever, ou qu'on y songeât même dans les derniers jours de notre détresse.
Malgré ma défense, mon ordonnance Martin, entrée à mon service à peu près en même temps qu'elle, s'est exposé bien des fois aux balles prussiennes pour couper, à son intention, quelques branches garnies de rares feuilles. On ne pouvait plus procurer aux chevaux cette nourriture qu'en s'aventurant à proximité des avant-postes ennemis, sur la ligne de nos vedettes que l'on ne devait pas dépasser. Ce brave garçon revenait avec son fagot derrière son dos, aussi fier que s'il venait d'accomplir une prouesse; c'en était une, en effet, d'un genre particulier.
Que de fois il s'est aventuré sur des îlots, le long de la Moselle, à la recherche d'un peu d'herbe, devenue rare à force d'être cueillie. C'était une friandise pour ma pauvre Biche, je me réservais le plaisir de lui porter moi-même pour entendre encore son hennissement plaintif, qui me pénétrait comme un cri de souffrance humaine et qui m'attirait vers elle.
Je lui parlais, elle semblait me comprendre. Combien j'étais ému en arrivant près d'elle, quand, dans sa faiblesse, elle cherchait à s'équilibrer pour gratter la boue. Lorsqu'elle flairait mon approche, elle hennissait de contentement, puis, après mes caresses, elle posait sa tête sur mon épaule comme aux plus beaux jours. Nous restions ainsi quelques minutes, qui passaient dans mon âme frissonnante comme une sensation de navrante tristesse, en songeant à toutes les joies équestres d'autrefois. Son sort était moralement lié au mien; le cavalier et le cheval se complètent.
Ne pouvant te sauver, ma bonne Biche, je vais t'abandonner au hasard de la destinée. Avant de te quitter, je veux encore t'embrasser avec effusion sur tes naseaux troués par la lance d'un uhlan, le jour où tu me sauvas la vie... Pauvre Biche !
Tu n'étais qu'un animal, tu sentais mon pas, tu as bien des fois remué le cœur de ton maître.
Que ta destinée s'accomplisse...
XXXIII
NOS DERNIÈRES HEURES DE LIBERTÉ
Dans la soirée on communiqua les ordres pour la funèbre opération du lendemain. Les drapeaux de tous les régiments devaient être réunis à l'arsenal pour y être brûlés. Le maréchal, effrayé par les menaces de l'ennemi, n'osa pas faire exécuter cet ordre; il les livra lâchement, ce fut son dernier acte d'infamieccxcvii.
Dans beaucoup de régiments, dont les drapeaux n'étaient pas encore parvenus à l'arsenal, on partagea ces précieux débris entre les officiers, d'autres les brûlèrent. La brigade Lapasset fit cette triste opération avec solennité, d'autres l'imitèrent.
Notre camarade de Laferronnays, [Henri Ferron, marquis de la Ferronnays, I842-I907, sous-lieutenant au 7e cuirassiers; après sa démission, I880, il embrassa la carrière politique; il est élu député de I885 jusqu'à sa mort] officier plein de bravoure et de distinction, étant plus tard attaché militaire, aurait assuré au 7e cuirassiers que l'étendard du régiment ne figurerait pas parmi ceux apporté à Berlin. M. le marquis de Laferronnays est actuellement député.
La dernière nuit d'attente ne peut être retracée par moi, je ne suis pas assez éloquent pour exprimer une angoisse qui étreignait nos cœurs. Les officiers la passèrent avec leurs soldats comme une veillée funèbre. L'effervescence était extraordinaire; on ne pouvait retenir certaines natures ardentes, qui voulaient encore tenter un dernier mouvement désespéré malgré le désarmement. C'était de la démence... Il n'y avait plus rien à faire ! Cependant, à la suite des conférences, on avait recueilli à l'arsenal du génie les noms de plus de trois cents officiers de tous grades, au nombre desquels je suis fier d'avoir été compté. Il avait été convenu que, si on pouvait réunir I5.000 hommes déterminés, le général Clinchant en prendrait le commandement pour tenter un suprême effort. Le nombre des adhérents fut beaucoup plus considérable; les officiers affluèrent nombreux en dehors de ceux inscrits, ce suprême effort devait être tenté, on y était fermement décidé.
Que s'est-il passé ?
Le général Clinchant ne vint pas à l'heure fixée. On a rendu responsable le capitaine Cremer, [Camille, I840-I876; aide de camp du général Clinchant; évadé avant la reddition de la ville, il offre son épée au Gouvernement de la Défense Nationale de Gambetta, décembre I870; le jour même celui-ci le nomme général de brigade et général de division à titre auxiliaire; le I3 février I87I, il est nommé divisionnaire à Chambéry; après la guerre, la commission des grades le remet chef d'escadron, en disponibilité pour avoir continué la guerre en dépit de la reddition de l'armée à Metz. Symbole de l'épuration des officiers républicains de l'armée par les anciens officiers impériaux, il adresse une lettre ouverte au ministre : " Je reçois à l'instant la lettre de service qui me notifie la décision de la commission de révision des grades. Tant de générosité me touche et je ne saurais mieux le reconnaître qu'en allégeant, autant qu'il est en mon pouvoir, les charges de l'État. J'ai donc l'honneur de vous adresser ma demission, me contentant comme récompense de quinze années de service d'avoir mes biens confisqués, mon père exilé, mon frère tué et mon pays natal livré. Tant de bonheur me fait redouter ceux que me réserve l'avenir que vous me faites, et je préfère attendre en simple citoyen l'occasion de refaire la guerre aux Prussiens. Veuillez agréer monsieur le ministre l'assurance de tout le respect avec lequel j'ai l'honneur d'être votre très dévoué et obéissant serviteur. Cremer, Lorrain annexé et ex général gambettiste." Cette lettre publique lui vaut une commission d'enquête et le I er novembre I87I, il est mis en réforme pour faute grave contre la discipline. Sa carrière militaire est terminée. "; sur le Web] par suite d'un rapport inexact qu'il lui aurait fait et dont on a eu la preuve. Le général s'évada et devint divisionnaire quelques mois aprèsccxcvii. [" Il se met alors à la disposition du gouvernement de la Défense Dans le cadre de la levée de l'Armée de l'Est, Bourbaki lui confie le commandement du 20e corps d'armée, avec rang de général de division. Il prend part à la bataille de Villersexel, 9-I0 janvier I87I, et à la sanglante bataille d'Héricourt : I5-I7 janvier I87I. L'armée de Bourbaki ayant échoué à reprendre Belfort, elle se replie, épuisée et démoralisée, vers Besançon puis la frontière suisse, poursuivie désormais par un ennemi bien supérieur en nombre et en matériel. À Besançon, Bourbaki abandonne la suite des opérations à Clinchant et tente de se suicider le 26 janvier. Clinchant négocie avec le général Herzog l'asile pour ses soldats en Suisse. Les deux généraux signent la convention des Verrières, permettant à l'armée française de passer chez les Helvètes à condition de déposer les armes au passage de la frontière : Ier février I87I... " sur le Web]
CREMER Camille, général : collections du Musée de Nuits-Saint-Georges, inventaire n° 95.5.379.
Les autres généraux déclarèrent que l'affaiblissement des hommes ne permettait pas de donner suite au projet de sortie; que ce serait folie d'entraîner nos courageux soldats à un massacre certain. Plusieurs officiers résolurent de s'ouvrir un passage, les armes à la main; un petit nombre réussit, quelques-uns furent fusillés ou mis en forteresse. Le commandant Leperche, ardent patriote, qui tenta l'évasion, fut arrêté et faillit être passé par les armes, ainsi que beaucoup d'autres qui furent repris.
Dans notre malheur commun, ce fut un débordement d'affection entre chefs et soldats; tous se rapprochaient, se confondaient, sans se prévaloir de leur autorité. C'est ainsi que de nombreux soldats, se sentant soutenus, ne s'abandonnèrent pas au découragement et purent attendre avec résignation et sans faiblesse le moment tant redouté d'être livrés à l'ennemi.
On était incertain de ce qui se produirait le lendemain. Il régnait parmi nous, au régiment, une confraternité touchante qui ne peut se concevoir que dans de tels moments.
Beaucoup de soldats espéraient encore qu'au dernier moment ils seraient renvoyés dans leurs foyers; on se gardait bien de détruire chez eux cette illusion dernière.
Le roi de Prusse, croyant faire acte de générosité, avait fait offrir, comme à Sedan, aux officiers de s'affranchir de la captivité, en signant un engagement d'honneur de ne plus porter les armes contre les troupes pendant toute la durée de la campagne. C'est ce que les Allemands appelaient signer le revers. Il était ainsi conçu :
" Les officiers qui engagent par écrit leur parole d'honneur de ne plus porter les armes contre l'Allemagne, jusqu'à la fin de la guerre, ne seront pas faits prisonniers, ils auront la liberté. "
C'était le déshonneur qu'on nous proposait. Comment admettre qu'un officier pût demeurer les bras croisés en face de l'envahisseur ?
Cette clause que le maréchal n'avait pas fait rayer fut repoussée avec hauteur comme une insulte à notre malheur; pas un seul officier ne signa le revers. [ce terme fut aussi proposé à la capitulation de Strasbourg, 28 septembre I870 : Art. 4 – Les officiers et les fonctionnaires ayant rang d’officier, de tous les corps de troupes de l’armée française, pourront se rendre à la résidence qu’ils choisiront, à charge de fournir un revers dont la formule est annexée au présent document. Les officiers qui refuseront de signer ce revers seront conduits en Allemagne, avec la garnison, comme prisonniers de guerre. Tous les médecins militaires français conserveront leurs fonctions jusqu’à nouvel ordre. "]
Le maréchal a considéré aussi comme une faveur exceptionnelle d'avoir obtenu qu'on laissât les armes aux officiers; c'était, selon nous, au contraire un acte de prudence de la part de notre ennemi. Comment aurait-on pu désarmer les officiers, quand on savait qu'ils avaient pris la détermination de passer leur sabre au travers du corps de ceux qui tenteraient de s'en emparer ?
Nous approchons du terme final : la remise de nos malheureux soldats est fixée pour demain 30, à midi.
Sur tous les points désignés de la circonférence, chaque régiment devait conduire ses hommes pour les remettre entre les mains de l'ennemi, comme un troupeau que l'on compte et dont on prend livraison ! [la perte était de 3 maréchaux, 6.000 officiers et, environ, I70. 000 troupiers; prisonniers : en février I87I, Jules Favre, ministre des affaires étrangères, donnait l'estimation suivante : 509 000 combattants prisonniers dont 420 000 détenus en Allemagne, 4 000 internés en Belgique et 85 000 en Suisse; 35 000 soldats allemands étaient prisonniers. La plupart des prisonniers restèrent captifs en Allemagne de 2 à I0 mois, certains ne revenant que plusieurs mois après la fin de la guerre et le traité de paix; I8 000 prisonniers morts dans les camps sont enterrés en Allemagne] Pour séparer les officiers de leurs hommes, l'adversaire a décidé que, sans rien signer, les officiers qui promettaient de ne pas quitter le camp retranché et la ville de Metz, en attendant leur embarquement pour l'exil, seraient libres sur parole, à condition qu'ils répondraient au premier ordre en se rendant à l'heure fixée au chemin de fer.
Ceux qui ne voulurent pas consentir furent emmenés en forteresse allemande; le nombre de ces derniers fut restreint.
De toute façon, nous étions prisonniers; il était inutile d'aggraver encore notre situation. Cette proposition n'ayant rien de déshonorant fut acceptée. Quelques-uns cependant ne répondirent pas à l'appel, se cachèrent chez des amis et, après la tourmente, rentrèrent en France, disant qu'ils s'étaient évadés de Metzccxcviii.
XXXIV
L'ARMÉE SE REND PRISONNIÈRE
30 Octobre.
Il faut s'armer de courage : ce jour à jamais mémorable est arrivé.
Nos soldats, porteurs de peu d'effets qui leur restaient, étaient réunis, calmes, résignés, les yeux gonflés de larmes provoquées par l'humiliation. Il attendaient sous une pluie battante l'heure fixée pour le départ; que deviendraient-ils en exil, séparés de leurs officiers ?
On avait désigné un certain nombre d'officiers pour conduire les malheureux soldats aux Prussiens. Tous se firent un devoir de rester avec leurs compagnons d'armes aussi longtemps qu'ils le purent, en les accompagnant jusqu'au boutccxcix.
Notre digne chef, le colonel Friant, voulut faire ses adieux personnels, et non par voie de l'ordre du jour, à ses braves cuirassiers qu'il aimait tant et donc il était tant aimé.
Il fit former un grand cercle, et là, entouré de tous, officiers et soldats, sous une pluie impitoyable, les pieds dans la fange, il nous fit ses adieux d'une voix forte qu'il s'efforçait de rendre ferme, bien qu'elle fût entrecoupée de sanglots. Voici ses paroles; elles pénétrèrent tous les cœurs et resteront dans la mémoire de tous ceux du 7e cuirassiers qui firent partie de l'armée de Metz :
" Officiers, sous-officiers, brigadiers, trompettes et cuirassiers, vous tous, mes amis, et braves compagnons d'armes, devant les malheurs si grand de la Patrie, devant notre malheur, je ne trouve pas de consolation à vous offrir... Vous avez été affamés et non vaincus. Montrez-vous fermes dans l'adversité, et faites voir à nos ennemis que vous avez la dignité du courage malheureux.
" Rappelez-vous avec orgueil nos faits d'armes autour de Metz, ce sera à jamais notre consolation. Rappelez-vous votre très héroïque courage dans notre charge contre la brigade de Bredow; elle a provoqué l'admiration de l'armée tout entière, vous avez été acclamés par elle. La patrie se souviendra et vous passerez à la postérité.
" Espérons que notre beau régiment se reconstituera un jour et que je pourrai de nouveau vous conduire à la victoire.
" Au nom de tous vos officiers, je ne vous dis pas adieu, mais au revoir, c'est le cœur navré que je me sépare de vous.
" Peut-être nous reverrons-nous en exil ? Votre colonel et vos officiers emportent cette dernière espérance. Vous resterez dignes de votre cher 7e cuirassiers et de notre malheureuse France... " [la capitulation signifiera la fin du régiment sous cette forme; avec le reste du 7e, resté à Chartres, il est reconstitué sous les ordres du lieutenant-colonel Bergeron. Il entre dans la composition de la brigade de cavalerie du général Tripart chargé de la protection du flanc gauche de la Ier armée de la Loire sous la dénomination de 7e Cuirassiers de Marche; par décret en date du 4 février I87I, il prend la dénomination de 7e régiment de cuirassiers; I9I9 : le régiment est dissous; I940 : en mai, pour faire face à la guerre, le régiment est réactivé, composé de chars; en juin, il est dissous; I945 : il est recréé; il sera définitivement dissous à Noyon, garnison, en juillet I962... "; sur le Web]
Les sanglots étouffèrent ses dernières paroles, il ne put continuer. Tous les bras se tendirent vers notre colonel que nous aimions à l'égard d'un père. Sa bravoure avait été appréciée au régiment; sa sollicitude pour les soldats, sa générosité pour les blessés et les malades étaient bien connues.
Le funèbre cortège se mit en marche, se dirigeant sur le château de Ladonchamps, terrain arrosé le 7 octobre du sang français, où l'armée livra son dernier combat.
Cet emplacement était le lieu désigné pour la remise de nos cavaliers à l'armée allemande.
Là, attendaient les troupes prussiennes, généraux en tête, alignés comme à la parade, sous une pluie torrentielle, les hommes raides comme des statues dans leurs uniformes trempés.
Nous marchions en ordre avec nos soldats, les soutenant par des paroles encourageantes; nous nous arrêtâmes à la hauteur de nos ennemis qui demeuraient immobiles, sans cris, sans démonstrations conservent un maintien irréprochable sans la moindre arrogance.
Quel triomphe pour les Allemands de voir nos soldats délabrés, affaiblis, défiler devant eux sans armes, mais dignes, ne courbant pas la tête, regardant l'ennemi bien en face, sans bravade, comme il convient à des vaincus.
Quelle honte pour nous, en songeant que nous aurions pu battre cette armée dans toutes nos rencontres, si le maréchal l'eût voulu. C'est à cette troupe, composée en partie des soldats de la landwehr, que nous allions livrer nos cuirassiers !
Comment reproduire le déchirement de la séparation, quand les Prussiens s'avancèrent pour emmener nos pauvres soldats ! Pourquoi les usages de la guerre sont-ils aussi cruels ? Toute cette démonstration est donc indispensable à la gloire du vainqueur ? Pourquoi tant d'humiliation chez les vaincus ? Ne sont-ils pas assez malheureux ?
Le château de Ladonchamps en I900; photographié par Mlle Madeleine Berweiler, qui résidait à cette époque en face du vieux château, rue de Briey. Peut-être l'une des premières photographies du château ? Source.
Que d'effusions, de serrements de mains, d'embrassades et de pleurs ! Nous, les vaincus par trahison ! nous regardions ces Prussiens avec une colère sourde, contenue. Ils se montraient cependant convenables avec nos hommes par leur attitude calme — nous devons le reconnaître et il sied de leur rendre justice — ils s'efforçaient même de leur procurer des vivres dès qu'ils étaient remis entre leurs mains.
Comment supporter une telle douleur ? Les cœurs les plus durs, les camarades réputés pour leur grande énergie versaient d'abondantes larmes ! Tous, nous étions inconsolables, anéantisccxcx.
La plaie la plus cuisante était pour nous d'avoir été vaincus par la famine, sabre au fourreau !
En voyant nos soldats se jeter dans nos bras avant de nous quitter, on se sentait défaillir. Nous avons vu des cœurs de roche, que rien ne pouvait émouvoir, de ces hommes qui répétaient dans les situations douloureuses : " qu'il fallait avoir du caractère pour ne pas laisser deviner ses impressions ", par exemple notre camarade Dufournet, le commandant Bouthier, etc... nous avons vu, dis-je, ces hommes de cœur, si énergiques et si forts jusqu'à ce jour, ne pouvoir maîtriser leur chagrin ni retenir leurs larmes, et pleurer comme des enfants.
Nos ennemis eux-mêmes étaient tellement impressionnés qu'ils ne purent devant de tels adieux conserver leur froideur apparente. On vit quelques chefs et soldats s'essuyer furtivement les yeux.
Disons-le à la louange du général allemand qui commandait les troupes : ému par la contagion, il laissa nos soldats tout le temps de nous faire leurs adieux.
Mais il fallait bien que cela se finit.
On poussa les prisonniers dans une prairie; ils se retournaient encore, nous imploraient : c'était navrant ! Les derniers revenaient, se jetaient dans nos bras. Quels cruels moments ! Des larmes et des cris désespérés à anéantir tout courage... Pourtant il fallait se résigner.
Enfin un officier ennemi de grade élevé donna, à voix haute, l'ordre bref de terminer cette scène. Alors le général qui commandait les troupes allemandes, s'approcha de celui qui venait de donner l'ordre et lui dit : " Laissez, laissez encore... Je veux que nos soldats sentent cela ; c'est beau, c'est très beauccxcxi. "
On ne se préoccupait pas de la pluie qui trempait vainqueurs et vaincus. Notre triste mission remplie, nos hommes furent parqués dans une prairie à moitié inondée. Puis le général prussien nous salua en nous disant que nous étions libres de rentrer au camp, à condition de nous présenter au premier appel; qu'ils ne nous faisaient pas signer parce qu'il tenait en très haute estime la parole d'honneur des officiers français.
Nous regagnâmes le " bivouac de la misère ", la mort dans l'âme,comme une famille qui reviendrait de conduire au cimetière ses plus chers espoirs !
Nulle parole ne fut échangée entre nous; nous marchions, courbés sous le poids de la douleur, le cœur meurtri, broyé, anéanti ! On croisait des camarades, des amis; nos mains s'étreignaient silencieusement, sans que notre gorge serrée pût proférer un son.
Et puis il aurait fallu du courage pour parler... et nous n'avions plus de courage !
Je vais reproduire ici, à titre de document historique, l'ordre d'adieux du maréchal à son armée; son hypocrisie et sa fausseté l'a fait rejeter avec dédain. Méprisé par ses troupes, notre ancien chef, qui s'est caché pendant deux mois, n'osant plus paraître devant ses soldats, va se cacher encore pour les quitter. On ne l'a plus revu et on ne le reverra plus. Qu'il emporte sa honte et notre haine.
Quartier général du Ban-Saint-Martin, 28 octobre I870
ORDRE GÉNÉRAL À L'ARMÉE DU RHIN
" Vaincus par la famine, nous sommes contraints de subir les lois de la guerre en nous constituant prisonniers. À diverses époques de notre histoire militaire, de braves troupes commandées par Masséna, [André, I758-I8I7, duc de Rivoli, prince d’Essling, maréchal; son nom figure sur l'Arc de Triomphe parmi les 660 inscrits; " Masséna avait été un homme très supérieur qui, par un privilège très particulier, ne possédait l'équilibre tant désiré qu'au milieu du feu; il lui naissait au milieu du danger ", Napoléon à Sainte-Hélène, s'adressant à Las Cases. Source] Kléber, [" Voyez Vous cet Hercule ? disait Cafarelli montrant Kléber, eh bien ! son génie le dévore et le tue ! Il y a de lui cent actions militaires magnifiques, et ce n'est rien encore auprès de ce qu'il est capable de concevoir et d'exécuter. " On retrouve Kléber tout entier dans ce peu de paroles de son brave compagnon d'armes. Kléber fut, sans contredit, l'un, des plus grands hommes qu'ait produit la Révolution française. Il joignait l'enthousiasme d'une âme indépendante et élevée au sang-froid d'un général maître de lui-même, et l'expressive fierté du regard à une voix dont l'éclat arrêtait les séditions et couvrait les murmures des soldats. Habituellement juste et équitable, " Revue de l'Empire, fondée en I842, contributeur : Temblaire, Charles-Édouard. Directeur de publication, I844. Source] Gouvion Saint-Cyr,[Laurent, marquis de, I764-I830, maréchal; " Artiste contrarié amené par les circonstances au métier de soldat, il n'aimait pas la guerre. Napoléon Ier l'avait compris, qui disait de lui à Gourgaud : " Il était aimé de ceux qui servaient sous lui parce qu'il se battait rarement et ménageait son monde."; son nom est inscrit parmi les 660 de l'Arc de Triomphe. Source], etc., ont éprouvé le même sort qui n'entache en rien l'honneur militaire quand, comme vous, on a aussi glorieusement accompli son devoir, jusqu'à l'extrême limite des forces humaines.
" Tout ce qui était loyalement possible de faire a été tenté et n'a pu aboutir.
" Quant à renouveler un suprême effort pour briser les lignes fortifiées de l'ennemi, malgré votre vaillance et le sacrifice de milliers d'existences qui peuvent encore être utiles à la patrie, il eût été infructueux, par suite de l'armement et des forces écrasantes qui gardent et appuient ces lignes; un désastre en eût été la conséquence.
" Soyons dignes dans l'adversité, respectons toutes les conventions honorables qui ont été stipulés, si nous voulons être respectés comme nous le méritons.
" Évitons surtout, pour la réputation de cette armée, les actes d'indiscipline, comme la destruction des armes et du matériel, puisque, d'après les usages militaires, place et armement devront faire retour à la France, lorsque la paix sera signée.
" En quittant le commandement, je tiens à exprimer aux généraux, officiers et soldats, toute ma reconnaissance pour leur loyal concours, leur brillante valeur dans les combats, leur résignation dans les privations; et c'est le cœur navré que je me sépare de vous. "
" Le Maréchal de France, commandant en chef l'armée du Rhin.
" Signé : BAZAINE. "
MASSÉNA André, duc de Rivoli, prince d’ Essling, Maréchal. Actuellement conservée à Saint-Cyr l’École, Marchfeld du Lycée militaire de Saint-Cyr. " En I835, le roi Louis-Philippe Ier demande à ce que les quatre marbres exécutés avant la chute de l’Empire, les seuls de la commande initiale à avoir été achevés, soient modifiés. (...) Ce projet s’inscrit en parallèle de la création des galeries historiques du château de Versailles. Le comte de Montalivet, ministre de l’Intérieur également en charge des Beaux-Arts, demande alors au sculpteur Laitié de modifier les marbres de l’Empire : « […] De la statue de Colbert par Deseine, on ferait le duc de Trévise ; de celle de Debay père, représentant Valhubert, on ferait Jourdan ; de celle d’Espagne par Callamard on ferait Lannes, et enfin de celle d’ Espercieux, représentant Roussel, on ferait Masséna. », Robinet de Cléry, « Les statues décapitées du pont de la Concorde », extrait de la Grande Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg, Paris, Imprimerie d’E. Arrault, s. d., . Mais les choses se compliquent et les documents conservés dans les archives contredisent la réalité matérielle constatée sur les œuvres. En effet, le socle de la statue de Masséna n’est pas signé, contrairement aux trois autres marbres conservés. Or, la signature d’ Espercieux figure sur le socle de l’actuelle effigie du maréchal Jourdan. En procédant par élimination des différentes statues conservées, non réalisées en marbre ou transformées et en croisant les états de service des officiers représentés, Masséna ne peut avoir succédé qu’à Corbineau qui, ironie du sort, avait servi sous ses ordres, et non à Roussel. ". Source.
GOUVION SAINT-CYR Laurent, I834. Portrait part VERNET Horace, I789-I863.
BAZAINE François, caricaturé par B. Moloch, I882. Source.
C'est complet ! Il se compare à Masséna, à Kléber ! Les termes de cet ordre sont blessants dans la bouche du maréchal; il se croit un chef correct qui n'a rien à se reprocher, le malheureux ! Est-il sincère quand il dit : que place et matériel feront retour à la France après la paix ? Il sait cependant que cette querelle d'Allemands, qui a été cause de la guerre, avait pour objectif final l'annexion de Strasbourg et de Metz au jeune empire. Le général Boyer, à son retour de Versailles, le lui a affirméccxcii. Il n'est pas croyable qu'il se fit illusion sur ce point ?
Et les lignes fortifiées de l'ennemi dont il parle dans cet ordre ? Lui seul semble ignorer qu'il pouvait s'opposer à leur établissement. C'est parce qu'il a rendu son armée spectatrice impuissante de ces formidables travaux, c'est parce qu'il l'a réduite à l'immobilité que l'ennemi a pu agir nuit et jour, édifier ses nouvelles forteresses en se faisant aider par la population valide terrorisée.
XXXV
LE MARÉCHAL SE REND PRISONNIER
Le chef de l'armée du Rhin, tel le commandant d'un navire, aurait dû se livrer le dernier pour faire son devoir et assumer les responsabilités jusqu'à la fin. Ainsi firent les glorieux soldats de nos grandes guerres du Premier Empire [I8 mai I804 - 6 avril I8I4] qu'il ose prendre pour modèles. Leurs mânes [âmes des morts] doivent tressaillir ! Eux autres veillaient jusqu'au bout sur le sort de leurs soldats.
Carte satirique de l'Europe, trente ans après la guerre franco-allemande et la « cruelle » défaite de la France, I899. Auteur : Fred W. Rose, I849-I9I5, caricaturiste anglais.
À suivre...
ccxcvi. Dans cette question des drapeaux Bazaine montra sa duplicité habituelle; il donna, à l'issue du conseil du 26, l'ordre verbal de verser les drapeaux à l'arsenal où ils seront brûlés. Par une déclaration maladroite au sujet d'une prétendue coutume de brûler les drapeaux à un changement de gouvernement, il attire l'attention de l'ennemi sur ce point. Il se décide à les livrer aux Allemands pour éviter toute difficulté et laisse croire aux chefs de corps que les étendards seront détruits. Une partie des aigles de la garde furent brûlés devant le colonel Melchior; [Édouard Joseph Louis Melchior de la Tour d'Auvergne Lauragais, I828-1884] le général Lapasset fit brûler ceux de sa brigade; le général Soleille en compte à l'arsenal 53 qui tous furent livrés à l'ennemi. Voir à ce sujet LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 492-500.
MELCHIOR DE LA TOUR D'AUVERGNE LAURAGAIS Édouard, colonel. Photo : Chambay, Paris.
ccxcvii. Voir à ce sujet le général JARRAS, loc. cit., 336-337. LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 504-507.
ccxcviii. Les officiers de l'armée du Rhin étaient-ils oui ou non liés par la capitulation ou en droit d'essayer par tous les moyens de recouvrer leur liberté ? Les deux thèses ont trouvé leurs défenseurs. Voir à ce sujet LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 506.
ccxcix. Bazaine a négligé de prescrire les dispositions voulues pour la remise des troupes aux Allemands. Il a même refusé de donner aucun ordre à ce sujet, laissant les commandants de corps d'armée libres de prendre les dispositions qu'ils jugeraient convenables. Il en résulte les plus fâcheux disparates. Dans certaines unités les troupes sont accompagnées par leurs généraux; dans d'autres ont prescrit qu'elles seront conduites par les officiers de semaine [officier subalterne, généralement lieutenant ou sous-lieutenant, qui assume des responsabilités spécifiques pour une période d'une semaine dans une unité militaire, une école militaire : supervision et inspection, gestion du personnel, discipline et sanctions, etc.] comme s'il s'agissait d'une corvée coutumière. D'ailleurs presque tous les officiers tiennent à l'honneur de ne se séparer de leurs soldats qu'à la dernière minute. LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 5I3.
ccxcx. Les grades ont disparu, toutes les mains se cherchent et plus d'un laisse tomber en mordant ses lèvres une larme furtive. Général FAY, loc. cit., 262.
ccxcxi. À la vue de cette détresse, l'ennemi même est ému. LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 5I4.
ccxcii. M. de Bismarck aurait dit au énéral Boyer : " C'est Metz surtout que nous tenons à avoir ", et encore parlant des conditions de paix : " L'Impératrice devra accepter ces conditions, si exorbitantes qu'elles lui paraissent. " LEHAUTCOURT, loc. cit., VII, 382-384.
COMMANDANT FARINET, L'Agonie d'une Armée, Metz-I870, Journal de guerre d'un porte-étendard de l'Armée du Rhin, ancienne librairie Furne, Boivin & Cie, Éditeurs, I9I4, p. 338-353.
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