L’ AGONIE D’ UNE ARMÉE, METZ – I870, JOURNAL DE GUERRE D’UN PORTE-ÉTENDARD DE L’ ARMÉE DU RHIN, ÉPISODE XXX

 
  Non, Bazaine n'agit point ainsi; il avait hâte d'en finir, et, le premier de tous, le 29 octobre, a-t-on affirmé, il s'achemina de grand matin, avant le jour, vers les lignes prussiennes. Il laissait au commandant Villette, son homme de confiance, le soin d'emballer ses bagages et sa précieuse argenterie dont il a été tant de fois question. Cette argenterie mexicaine a dû jouer un un grand rôle, car certains esprits, et non des moindres, ont prétendu que c'est la crainte de la voir capturer qui a provoqué toutes les retraites; singulier motif s'il est vrai !
  En arrivant aux avant-postes ennemis, le maréchal se fit annoncer par un parlementaire et aussitôt reconnaître. Depuis quelques jours, les dispositions du prince prussien n'étaient plus les mêmes à l'égard du maréchal; il lui fit cruellement sentir. Cette fois, on le traite en vaincu, le laissant se morfondre aux avant-postes depuis 7 heures du matin jusqu'au 5 heures du soirccxciii.   
  Nous voici réinstallés de nouveau dans ce camp de la misère et de l'épouvante, nous conformant aux ordres de nos vainqueurs. Quel vide, quel cloaque ! Nous y avons retrouvé nos cantines laissées à la garde de nos ordonnances; nous devons dire que les Prussiens qui ont envahi les bivouacs n'ont pas touché aux objets des officiers.
  Je me rendis de suite chez mon colonel, j'étais brisé par ces émotions et par une extrême fatigue inconnue de moi jusqu'à ce jour. J'y trouvai des camarades du régiment qui m'y avaient précédé, et le général de Gramont; le bon colonel Nitot, encore bien souffrant, venait d'être promu général de brigade en récompense de ses huit années de colonel et eu égard à ses brillants états de service antérieurs.
  Nous nous embrassâmes tous en nous faisant nos adieux avant la dispersion. Le colonel Friant occupait une chambre avec le colonel Petit [ commandant le régiment de carabiniers de la Garde impériale, I867-I870] des carabiniers. Là, des scènes navrantes recommencèrent. Le colonel Petit, voulait se suicider disant, dans un état de véritable démence : " qu'il n'y avait plus rien sur la terre : ni armée, ni patrie, ni chefs, ni rien; que tous avaient trahi, Canrobert comme les autres, tous. À quoi bon vivre puisqu'il n'y avait plus que le néant ! " Il gesticulait en tenant un pistolet d'arçon de sa main gauche. Le colonel Friant se précipita sur lui pour le désarmer. Le pauvre colonel Petit tomba alors épuisé sur une chaise, sans faire de résistance; peu à peu, il se calma.
 
Carabiniers de la Garde impériale, I865. Source.

  Nous devions encore passer deux nuits au bivouac, parmi les chevaux morts sur l'emplacement qu'ils occupaient, tombés, les pieds encore entravés, enfouis en partie dans ce bourbier infect. Quel spectacle après le départ de nos troupiers, quel immense vide et silencieux ! Des trous comblés par toutes sortes d'objets : des cuirasses, des casques, des armes brisées, des sabres, des débris d'équipement, des vêtements en loques, souillés d'eau boueuse, fétide. Quel vide glacial ! Et il pleuvait toujours dans ce camp si tristement célèbre.
  Dans notre désœuvrement, il nous vint une pieuse pensée : nous ne voulions pas partir sans aller visiter nos 8.000 camarades morts de maladie [ " Lorsque la France déclare la guerre à la Prusse le I9 juillet I870, elle est en proie à une épidémie de variole. (...) À Paris, la variole est endémique depuis I865, elle y fait en moyenne 700 décès par an, mais elle devient plus virulente à partir de décembre I869, provoquant la mort de 4 200 personnes jusqu’en juillet I870 (...) Ainsi, « avant la guerre, la garnison normale de Metz avait fourni à l’hôpital militaire un contingent de varioleux bien supérieur à celui des années précédentes. Non que les populations civiles et militaires ne fussent pas vaccinées, mais les vaccins n’étaient pas de bonne qualité, comme en témoigne le cas de Pasteur ; ils n’immunisaient au mieux que quelques années (...)  Ainsi, en I869, près de 93 % des 115 000 recrues avaient été vaccinées, mais les vaccinations n’avaient réussi que dans la moitié des cas et les revaccinations dans un tiers des cas. (...) Si l’épidémie de variole n’est que l’une des causes de la débâcle française, elle n’en est pas la moindre. Toujours à Metz, le médecin de la garnison ajoutait à sa description « qu’à peine les troupes étaient-elles agglomérées autour des murs de la ville, sans qu’on pût encore invoquer aucune influence dépressive, l’attention était appelée sur l’accroissement journalier du chiffre des varioleux (...) Tout à coup la guerre éclate : immédiatement, concentration de troupes, accumulation de militaires et dans les casernes et à l’hôpital, où existaient déjà quelques cas de variole. Dès lors, création de grands foyers d’infection, qu’on aurait pu, en temps ordinaire, limiter jusqu’à un certain point, mais que la levée des mobiles ne fit qu’augmenter.(...) Un chiffre sur les pertes par variole dans l’armée française fut avancé en I872 au Congrès international de statistique de Saint-Pétersbourg : « de source officielle », il y aurait eu 23 469 morts, soit I25 000 à 200 000 malades selon le taux de létalité choisi, autrement dit toute une armée. (...) cette épidémie de variole qui va durer jusqu’en I873 (...) Les soldats du Second Empire n’ont pas seulement contaminé leurs compatriotes, ils ont exporté le virus dans tous les pays frontaliers où ils ont pénétré, en Allemagne, en Belgique, en Suisse et en Italie. À mesure des batailles perdues, les soldats français furent faits prisonniers et envoyés dans des camps en Prusse "; source] ou ayant succombé à leurs blessures, et dont les restes glorieux reposaient au cimetière Chambière, [" créée en I870, la nécropole de Metz-Chambière regroupe, en raison de son histoire, les sépultures de I3 0I5 militaires et civils de toutes nationalités. Français, Allemands, Belges, Britanniques, Belges, Canadiens, Italiens, Russes, Roumains, Portugais, Indochinois et soldats issus de l’Empire reposent en ce lieu symbolique de la mémoire des conflits contemporains. Rassemblant les restes mortels des blessés soignés dans l’un des hôpitaux militaires ou inhumés dans l’un des nombreux cimetières militaires provisoires de la région, ce site s’articule autour de trois sections : l’une dédiée aux sépultures de I870 ; une autre à la guerre I9I4-I9I8, une dernière à la guerre I939-I945. "; source] à proximité de notre bivouac. Après avoir confectionné une croix avec des débris de caisse, nous nous rendîmes, au nombre d'une centaine, au champ du repos, béni spécialement par le vénérable évêque de Metz, Monseigneur Dupont-des-Loges [ Paul Georges Marie Dupont des Loges, I804-I886; en poste à partir de I842 jusqu'à sa mort; il est élu par les Mosellans député au Reichstag de Berlin : I874-I877; il est inhumé dans le choeur de la cathédrale de Metz
  Et là, devant ces tumulus, nous adressâmes du fond du cœur un suprême adieu à tous nos morts.
 

" Ses carrés militaires pluriels en font un musée « vivant » des stèles et emblèmes funéraires nationaux et internationaux des guerres de I870 à nos jours, et particulièrement de la guerre I4-I8, et ce, pour toutes les nationalités touchées par le conflit. " Nécropole nationale française de Chambière. Source

XXXVI

 

LE RAVITAILLEMENT DE METZ

 
  Notre pèlerinage terminé, nous rentrâmes pour essayer de prendre un peu de nourriture, que nos ordonnances avaient pu se procurer facilement, les Prussiens ayant mis en marche des trains de bestiaux et de provisions pour le ravitaillement de la ville. Des voitures à bagages, des caissons étaient démolis pour faire du feu et sécher les effets; des cartouches mouillées traînant dans la boue fusaient au contact de la chaleur ou faisaient explosion. On brûlait tout pour se réchauffer par ce temps glacial.
  C'était autant d'objets qui ne tomberaient pas aux mains des Allemands.
  Quelques pauvres chevaux, squelettes ambulants, passaient de temps à autre sur le chemin défoncé du camp; ils erraient sans direction, tenant à peine debout, puis finissaient par tomber quant ils mettaient le pied dans une ornière; ils demeuraient là, se débattant dans la boue, ne se relevant qu'à grand'peine. D'autres enfin, trop faibles pour se remettre sur leurs jambes, exhalaient leur agonie dans un dernier spasme.
  En regardant ces tristes épaves errantes, je sentis une sueur froide me couler par tous les membres : j'avais cru apercevoir ma malheureuse jument; mais non, cette peine devait m'être épargnée.
  C'est ainsi que s'écoula le temps en attendant notre embarquement pour l'exil; nous nous regardions, silencieux, mornes, anéantis sous le poids de nos réflexions. Quel sera le sort de nos soldats en captivité ? Quel sera le nôtre ? celui de la France ? celui de nos familles, en apprenant nos malheurs ?
  De temps à autre, nous voyions défiler une colonne de prisonniers. En tête marchaient quelques Prussiens à cheval, sur le côté des fantassins, le fusil chargé et baïonnette au canon; puis des uhlans, faisant le chien de berger le long des rangs de quatre, fermaient la marche. Quand un de nos malheureux soldats s'écartait un peu de la ligne droite ou ne pouvait suivre par suite d'épuisement, il recevait des coups de crosse ou de bois de lance. On entendait de temps à autre des coups de feu tirés sur eux, puis des cris... 
  Nous cherchions toujours à nous éloigner de ce pénible spectacle, car il ne nous était pas permis d'approcher nos soldats.
  Le soir, assis sur nos cantines, nous demeurions groupés autour d'un grand feu alimenté par les débris de matériel, les pieds dans la boue, les chaussures que l'on ne pouvait plus enlever collant à la chair gonflée par humidité; nous venions de manger un morceau de pain blanc dont nous avions perdu depuis longtemps le goût. Et nous étions là, silencieux, songeant à nos familles, aux êtres aimés, privés de nos nouvelles depuis deux mois et demi. Nous allions les laisser de l'autre côté de la frontière... il nous fallait partir pour l'exil sans la considération des adieux.
  Et que penserait de nous la France entière ? Maudirait-on notre mémoire ? Aurait-on pitié des malheureux que nous étions ?
 Et chacun méditait, l'angoisse aux yeux, le cœur serré... 

XXXVII

 

L'ARMÉE ALLEMANDE PREND POSSESSION DE LA VILLE ET DES FORTS

 
 
  Les colonnes allemandes pénétrèrent en ville par toutes les portes, drapeaux déployés, musique en tête !
  Metz-la-Pucelle, toi qu'aucun ennemi n'avait encore foulée, te voici au pouvoir du vainqueur !
  Les drapeaux français qui flottaient sur les édifices sont pris comme trophées et remplacés par les couleurs prussiennes. À chaque coin de rue est placé un ennemi et devant chaque logement de chef, un factionnaire.
  Hélas ! il faut avoir vu les couleurs ennemies flotter sur nos cités pour comprendre combien nous est cher notre drapeau.
  Oui, nous nous demandons si tout cela est bien réel, si nous ne sommes pas le jouet d'un indicible cauchemar ?
  Quelques camarades, à bout, ne pouvant se contenir, se laissaient aller à la violence de leur désespoir; on pouvait craindre pour leur raison ! D'autres parlaient de se brûler la cervelle plutôt que de répondre à l'appel le jour de l'embarquement...
  Bientôt des convois de prisonniers commencent à se former : ce sont d'abord les généraux et les officiers supérieurs. Quand les wagons contenant les approvisionnements destinés à Metz sont déchargés, les trains se forment sans interruption pour le transport des captifs. Afin d'éviter les évasions, les Prussiens avaient exigé des propriétaires de chaque maison, et sous leur responsabilité personnelle, un état donnant le nom, le sexe et l'âge des occupants.
  Si un crime était commis sur un soldat allemand, toute la maisonnée était passée par les armes et la maison incendiée : tel était le procédé prussien. Malgré cette rigueur, quelques Messins eurent le courage de cacher des prisonniers qui purent ensuite regagner la France en se vantant de s'être évadés de Metz malgré leur parole d'honneur donnée.
 
30 octobre.
 
  Le bruit circule que notre embarquement est fixé demain, c'est presque un soulagement.
  Avant de quitter Metz, nous devons, oubliant l'égarement de certains acharnés contre l'armée, adresser à cette patriotique population qui redoute de rester annexée, à ces femmes, à ces jeunes filles sublimes, transformées en infirmières, toute notre reconnaissante admiration pour les soins prodigués à nos compagnons d'armes malades ou blessés.
  Que ce faible tribut de ma reconnaissance soit offert par tous les cœurs français aux femmes de Metz, dont l’abnégation fut admirable. [ " Mémorial des Dames-de-Metz de I87I. Ce monument reconnaît la bravoure et le mérite de près de 300 femmes qui, au cours du siège de Metz, se dévouèrent auprès des nombreux malades et blessés. De toutes conditions sociales, ces femmes apportèrent un soutien précieux à ces hommes. Mais ce zèle fut fatal pour quelques-unes. Quelques unes d’entre elles moururent de maladies ou d'infections contractées auprès des blessés. Érigé par souscription et après accord des autorités d’occupation, ce mémorial honore le souvenir de ces femmes. Il fut inauguré, le 7 septembre I87I. "; source]

Mémorial des Dames-de-Metz inauguré le 7 septembre I87I. Photographie DR Prillot/Collection Christian Fauvel.

Affiche placardée à Metz en 1871. © Collections BDIC.

  Je ne veux pas m'éloigner de mes amis du 7e cuirassiers sans adresser mes adieux aussi affectueux que profondément émus, à tous mes camarades, à ces vaillants compagnons d'armes, chefs et soldats, que l'exil va disperser. À mes supérieurs, mes respects reconnaissants.
  Nous avons combattu ensemble; ensemble nous avons souffert, en assistant chaque jour, le cœur crevé, à la destruction lente, fatale, de cette armée si brave, si disciplinée, à laquelle nous étions si fiers d'appartenir.
  Ma tâche est terminée en ce qui concerne l'armée de Metz.
  Ces notes, comme je l'ai dit, datent de quarante-trois ans; elles ont été prises chaque jour à la lumière de la vérité. Étant en captivité, j'ai communiqué mes cahiers à mes compagnons d'infortune; ils les ont approuvés unanimement.    
 

XXXVIII

 

DÉPART POUR L'EXIL

 
Ier  novembre.
 
  J'ai fait hier mes adieux à mon colonel. Ils furent touchants. Il avait demandé comme lieu de captivité pour lui Bayreuth en Bavière; il voulait faire des démarches en arrivant pour je fusse dirigé sur cette ville; je le remerciai. Nous nous étions entendus, le capitaine Dufournet, les lieutenants Fournier, Bille et moi, les " quatre inséparables " comme on nous appelait au régiment, pour ne pas nous quitter dans l'adversité, si cela était possible; cette satisfaction nous a été accordée durant toute notre captivité.
  Le 1er novembre, vers 9 heures du matin, par une bise glaciale, nous nous rendîmes au chemin de fer, suivant l'ordre de la veille. On nous fit mettre en rang, puis un officier allemand nous compta comme les pièces d'un troupeau; on ferma les grilles de la cour, et des hommes en armes furent placés derrière nous. Il y avait déjà dans cette cour un grand nombre d'officiers d'autres régiments.
  Les trains se succédaient très rapidement; celui qui devait nous conduire en Allemagne se composait de douze voitures, dont trois wagons de voyageurs pour les Prussiens chargés de notre surveillance, et neuf wagons à bestiaux pour nous. Ces voitures qui avaient été utilisées pour le ravitaillement étaient à peine nettoyées. Malgré ce peu d'égards pour les vaincusccxciv. nous n'avions pas le droit de nous plaindre; toute observation étant considérée comme un acte de rébellion, il ne fallait pas broncher. 
  Dans notre détresse, ce nous fut un grand soulagement de quitter Metz; les habitants étaient dans la consternation; ils portaient le deuil de la patrie.
  Un capitaine de gendarmerie nous fit monter dans les wagons, usant à notre égard d'expressions brutales; je reverrai toujours cet homme, à figure grêlée comme une écumoire, nous prendre par le bras et nous pousser; je l'entends dire : " Engore quate de ces messeux là-tétans "; puis les portes glissèrent sur les coulisses, se refermant sur nous. Pour sièges nos caissons et quelques planches; à nos pieds des orduresccxcv.
  Nos ennemis ne perdaient pas de temps en explications; cependant l'officier chef de train, nous fit savoir que notre première destination était Mayence. [ en allemand Mainz; capitale du Land Rhénanie Palatinat, à la confluence du Rhin et du Main; fondée près d'un castrum romain, Moguntiacum, la ville devint un siège archiépiscopal dont le premier titulaire fut saint Boniface : 746. Elle demeura sous la domination des archevêques, princes électeurs du Saint Empire depuis la fin du XIIe s., jusqu'en I803. Rattachée à la France, I797, elle entra en I8I5 dans le grand-duché de Hesse-Darmstadt. Larousse]
  Dans la disposition du convoi, une voiture de Prussiens était en tête, une au centre et la troisième en queue. Aussitôt que le sifflet de la locomotive se faisait entendre, soit pour un arrêt, soit pour ralentir, les Prussiens sautaient lestement à terre et, se dispersant des deux côtés de la voie, croisaient la baïonnette sur le convoi. Deux soldats placés dans chaque wagon, tenaient les portes fermées, et l'un d'eux descendait à chaque arrêt pour faire son rapport au chef de train responsable des prisonniers.
  Les trains marchaient lentement, faisant de nombreuses haltes pour laisser filer les convois de landwehr se dirigeant en sens inverse vers la France; nous ne pouvions pas mettre la tête dehors, sans être insultés par ces brutes à moitié ivres; leurs compartiments étaient noirs de la fumée de tabac.
  En traversant le Palatinat, pendant un arrêt, des paysans qui grappillaient dans des vignes nous insultèrent , d'autres villageois se joignirent à eux et nous lancèrent des pierres et des immondices; les Prussiens, au lieu de nous défendre, ricanaient avec eux. Après avoir fait prévenir le chef de train, nous avons menacés ces gens de nos revolversccxcvi.
 
MAINZ ou MAYENCE, ville située à environ 2I0 km de Metz. 

 XXXIX

 

À MAYENCE

 
   Le train se remit en marche, nous arrivâmes à Mayence dans la nuit. Le 3 novembre, à 9 heures du matin, on nous conduisait à la " Kommandantur ".
  C'était un grand local destiné aux réunions et aux conférences; sur notre passage en colonne par quatre, les fenêtres étaient garnies de monde; la population n'était pas hostile. Mayence a bien reçu les prisonniers français. On fit un long temps d'arrêt, en arrivant sur la place. Là, nous rencontrâmes des camarades d'autres régiments; puis on nous dirigea sur l'emplacement qui nous était désigné.
  À la " Kommandantur ", en attendant le gouverneur de la place on nous enferma par fournées d'une centaine à la fois de tous les régiments. Nous étions très anxieux de savoir ce qui allait se passer ? C'était si nouveau pour nous !
  Le gouverneur de Mayence arriva très exactement à l'heure fixée; c'était le duc de Schleswig-Holstein. [Frédéric VIII, duc de Schleswig-Holstein et du Schleswig-Holstein-Sonderbourg-Augustenburg, I829-I880] Il nous adressa la parole en français; on fit le plus grand silence; son petit discours nous plut.
  Mais le silence se rompit, quant il fit ressortir les avantages accordés à ceux qui consentiraient à " signer le revers ". Un murmure s'éleva; il en fut très surpris. Il nous pria très poliment de faire silence; on se tut un instant puis le bruit recommença.
  — Faites silence, messieurs les officiers français, je vous prie !
  On écouta silencieusement encore quelques paroles, puis le bruit recommença de nouveau. Alors le duc descendit de l'estrade et sortit de la salle sans faire d'observation, suivi de ses officiers d'ordonnance.
  Livrés à nous-mêmes, sans frein, nous faisions un vacarme assourdissant, quant apparu un vieux général à l'air rébarbatif : [Heinrich Carl Woldemar, prince de Schleswig-Holstein-Sonderbourg-Augustenburg, I8I0-I87I, général de cavalerie] c'était le commandant de la place. Il reprit le discours de son chef, sans plus de succès. Le bruit se renouvela.
  — Je vus témante le silence, s'il vus blaît !
  On se tut un instant; puis on recommença à bourdonner de plus belle. Le commandant s'adressa alors à un de ses officiers :
  — Faites endrer les païonnettes ! faites endrer les païonnettes !
  Un instant après on vit apparaître le poste de police qui, sur un signe de son chef, nous coucha en joue; cet excès de zèle fut vite réprimé par le généralccxcvii. Néanmoins le silence fut complet et le général put développer tout à son aise, dans un mauvais français, ce qu'il voulait nous dire. Mais son éloquence demeura sans succès, car il s'agissait toujours de la " signature du reversccxcviii ", à laquelle ils semblaient attacher une grande importance.
 
 
  FRÉDÉRIC VIII, duc de Schleswig-Holstein, en décembre I859.

  Mayence ou Mainz, tombe de SCHLESWIG-HOLSTEIN, général, I882 Auteur : Evergreen68
 

XL

 

MARBOURG

 
  Nous restâmes une quinzaine de jours à Mayence; le logement et la vie matérielle y étaient trop chers pour nous.
  Dufournet avait un parent banquier à Francfort-sur-Mein : nous demandâmes cette ville : ce fut encore pis. 
  Nos ressources nous obligèrent, après une nouvelle quinzaine, à chercher ailleurs. Le capitaine Dufournet, qui avait de la fortune et qui était bien installé chez son parent, n'hésita pas à nous donner une grande preuve d'amitié, en quittant cette famille pour nous suivre. On pouvait choisir parmi les villes désignées, en s'y rendant à nos frais.
  Le banquier de Francfort nous conseilla alors de demander Marbourg, [ville au nord de Mayence, à environ I25 km] dans le Hesse-Cassel, ville universitaire de 22.000 âmes,[aujourd'hui près de 78.000 habitants] annexée depuis I866. Il connaissait la population qui, disait-il, aimait les Français et détestait les Prussiens. Nous suivîmes son avis et nous restâmes à Marbourg jusqu'à la signature de la paix.     

  À suivre...

ccxciii. Le maréchal Bazaine avait écrit au prince Frédéric-Charles, le 28, lui demandant de se présenter à son quartier général dans la matinée du lendemain pour s'y constituer prisonnier. Le prince tardant à lui répondre, il se décide à partir et rencontre un officier qui lui apporte la réponse tant attendue : il n'est permis au maréchal de quitter les lignes françaises qu'à 5 heures du soir ou le lendemain à 9 heures du matin. Bazaine continue sa route jusqu'au village de Moulin, le dernier de nos avant-postes, se réfugiant dans la maison la plus écartée. À 4 heures il se remet en route et franchit les lignes prussiennes à Ars; la population le hue, et c'est sous la protection des gendarmes allemands qu'il peut arriver chez le prince Frédéric-Charles au château de Corny. Voir colonel D' ANDLAU, loc. cit., 406-4I2.
 
ccxciv. Le général Stiehle avait promis au général Jarras, que : " Partout les officiers seraient traités avec les plus grands égards. " Général JARRAS, loc. cit., 326.

ccxcv. Tous les officiers prisonniers ne firent pas le voyage dans des conditions aussi peu confortables : " J'étais dans une sorte de coupé de seconde classe avec le commandant Vauson, le capitaine Méquillet, le secrétaire Clocqmin auquel on avait donné, comme à ses collègues, le rang d'officier. " Colonel FIX, loc. cit., II, 7I.

ccxcvi. D'après la circulaire explicative du protocole : " Toutes autres armes que l'épée ou le sabre ne pourront être conservées; elles devront être versées à l'arsenal de Metz munies d'une étiquette. " Ce serait donc par négligence ou simple tolérance que les revolvers auraient été laissés aux officiers prisonniers.

ccxcvii. Le colonel Fix lui aussi a assisté à une scène ce genre; il la raconte en ces termes : " Sur une sorte d'estrade se tenait un lieutenant ou un capitaine, une liste à la main; il faisait un appel et, comme les conversations le gênaient, il ordonna de se taire, ce qui provoqua des murmures. Son ton devint tout à coup menaçant. Par bonheur, le sang-froid de la majorité des officiers et le sentiment de notre propre dignité ramenèrent bientôt le calme. " Colonel FIX, loc. cit., 74. 

ccxcviii. Les officiers de tous grades, en donnant leur parole d'honneur de ne pas servir contre l'Allemagne pendant la durée de la guerre pouvait rentrer dans leur foyer. — Signer cet engagement, c'était " signer le revers. "
 
 COMMANDANT FARINET, L'Agonie d'une Armée, Metz-I870, Journal de guerre d'un porte-étendard de l'Armée du Rhin, ancienne librairie Furne, Boivin & Cie, Éditeurs, I9I4, p. 353-369.
 
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