L’ AGONIE D’ UNE ARMÉE, METZ – I870, JOURNAL DE GUERRE D’UN PORTE-ÉTENDARD DE L’ ARMÉE DU RHIN, ÉPISODE XXXI ET FIN

 
   Chaque jour, à onze heures, nous étions tenus de nous rendre à l'appel, à la Kommandantur, au château des électeurs de Hesse. [l'Électorat de Hesse ou Hesse-Électorale était un État du Saint-Empire romain germanique, puis un État de la Confédération germanique. L'électorat avait trois voix dans les assemblées générales de la Diète d'Empire et était gouverné par la branche aînée de la Maison de Hesse. (...)  La Hesse Électorale fut annexée au royaume de Prusse en I866 à la suite de la guerre austro-prussienne, et regroupée avec le Duché de Nassau et la Ville libre de Francfort pour y former la province de Hesse-Nassau, dont elle devint le district de Cassel. "; sur le Web] Nous étions quatre-vingt-seize officiers de tous grades et de toutes armes, vivant dans une union fraternelle. Le général Kammerer, commandant de la place, nous avait désigné un établissement où une salle nous était spécialement réservée; c'était une grande brasserie tenue par une famille nommée Quentin, émigrée à l' Édit de Nantes. [Édit de pacification signé par Henri IV [I553-I6I0; roi de France : I589-I6I0] à Nantes le I3 avril I598, qui définit les droits des protestants en France et mit fin aux guerres de Religion; Larousse]
  C'est après cet appel journalier que nous recevions notre correspondance ouverte et que nous remettions nos lettres fermées pour être expédiées le lendemain, après le visa de la censure et les coupures qu'elle faisait sans nous avertir.

Marbourg : vue du château. Auteur :  A.Savin, 2022.

  Nous étions groupés par série de dix. Si l'un de nous commettait une faute entraînant une punition, les neufs autres subissaient la même peine que le coupable. Quelle tristesse morale de s'entendre constamment menacés de prison, de forteresse au pain sec et à l'eau : quelle humiliation ! 
  Aucune sévérité ne nous fut épargnéeccxcviv; car les étudiants, et la plus grande partie de la population nous étaient hostiles, malgré l'assurance donnée par le banquier francfortois. Chez le paysan allemand et dans les cafés, nous avons vu des charges grotesques représentant le soldat français dans des attitudes humiliantes en présence du soldat prussien; cela existait le rire lourd de ces buveurs de bière : nos plaintes à ce sujet furent vaines et ne provoquèrent que des menaces.
  La délation était honorée dans cette ville : on rapportait à l'autorité le fait le plus mince. Le repas du soir était fixé à 5 heures; si, au dernier coup de cloche de six heures, nous n'étions pas rentrés, le propriétaire, sous peine d'amende, était tenu d'aller au bureau de police rendre compte de notre absence, et signaler l'heure du retour.
  Dans les derniers jours de février, des bruits de paix commencèrent à circuler; les rigueurs qui nous étaient imposées se relâchèrent, nous avions le pressentiment de la fin de notre exil.
  Le général Kammerer était un Hessois, il passait pour ne pas aimer les Prussiens, il avait adouci dans la mesure du possible la rigueur des ordres qu'il recevait de Berlin. Nous en avons eu la preuve; il ne pouvait faire plus, il était surveillé.
  Je reçu, le 4 mars, une lettre de mon colonel, datée de Bayreuth où il était exilé; je n'avais pas eu de ses nouvelles depuis Metz, il m'apprenait mon passage du 7e au 9e cuirassiers. Je vais reproduire cette lettre, copiée fidèlement sur l'original, que je garde comme un précieux souvenir d'un chef aimé, d'un véritable amiccc
  " Mon cher FARINET,
  " J'ai appris avec plaisir votre nomination de lieutenant, mais ce plaisir est mélangé de bien des regrets puisque vous passez au 9e cuirassiers. Mes regrets sont très sincères, mon cher ami, en pensant que vous allez nous quitter, à cause de l'affection que je vous porte, et parce que votre brave régiment perd en vous un excellent officier.
  " Je me rappelle combien vous avez mis de zèle pendant le siège de Metz, à remplir vos fonctions, de porte-étendard, tout en faisant votre service d'officier de peloton.
  " Lorsqu'il a fallu rendre nos cuirasses, nos harnachements, toucher des fusils, etc... grâce à vous le 7e cuirassiers avait toujours exécuté les ordres avant les trois autres régiments de la division.
  " Mais je me rappelle surtout votre belle conduite à la bataille de Rezonville, le I6 août, et je vous en donne ici le témoignage, comme commandant du 7e cuirassiers pendant la maladie du colonel Nitot. Au commencement de la bataille, quoique porte-étendard, vous m'avez demandé, en homme de cœur, à vous mettre à la tête de votre ancien peloton, et lorsque le régiment, sur un signe du général de Forton, s'est élancé si vigoureusement à la charge, vous êtes arrivé un des premiers sur la cavalerie ennemie.
  " Plus tard, voulant vous faire mettre à l'ordre de l'armée, je vous ai demandé des détails sur les prisonniers que vous aviez faits avec vos hommes sous vos ordres, et sur votre combat singulier avec l'officier supérieur prussien, que vous avez blessé et qui a pu vous échapper grâce à la vitesse de son cheval, vous m'avez répondu modestement que cela n'en valait pas la peine; et je suis heureux, dans cette lettre, de vous donner une preuve de votre courage et de votre modestie.
  " La paix est faite, etc...  
  " Au revoir, mon cher Farinet, mille sincères amitiés pour vous. 
  " Signé : Comte FRIANT.  
 
  Le colonel Friant a quitté l'armée comme général de division, grand officier de la Légion d'honneur.
  Les témoignages d'affection de ce digne chef sont pour moi la plus belle des récompenses.
  J'ai combattu à ses côtés, il m'a donné des conseils pendant toute la campagne, a approuvé les notes contenues dans ces mémoires, lui, si bien placé pour connaître les évènements et qui jusqu'à sa mort me donna des marques du plus vif intérêt.
  À son retour d'exil, il fut placé comme colonel à la tête de l'ancien régiment des guides de la garde; il voulut me faire venir dans son régiment. J'étais alors attaché à l'état-major du général de Lartigue; il comprit qu'il était préférable de me laisser dans ce poste de choix. Mais il me fit maintenir pour chevalier de la Légion d'honneur, et envoya à mon général mon certificat d'origine de blessures que je n'avais pas voulu faire porter pendant la campagne en raison de leur peu de gravité, alors que nous voyions autour de nous des mutilations atroces.
  Un passage de sa lettre m'a causé quelque surprise : il me félicite de mon grade de lieutenant à la date du 4 mars, et c'est lui qui m'a fait nommer après Gravelotte, en remplacement de Douville de Fransu, détaché du régiment comme officier d'ordonnance du général de Failly, fait prisonnier à Sedan.
 
Après sa défaite, l’empereur, assis dans une calèche et fumant le cigare, est gardé par des cavaliers allemands sur le champ de bataille. Imagerie Pinot et Sagaire, Épinal, XIXe siècle. Ph. Coll. Archives Larbor. Larousse.
 

XLI


LA PAIX EST SIGNÉE

 
  Grande journée de joie dans notre malheur. Nous apprenons que la paix est signée; que des instructions sont arrivées de Berlin, autorisant les officiers qui voudront se rapatrier à leurs frais à quitter l'Allemagne. [ " Conformément aux clauses de l'armistice, une Assemblée nationale est élue au suffrage universel le 8 février. Cette Assemblée est majoritairement monarchiste et favorable à la paix. Elle investit le I9 février un gouvernement dirigé par Adolphe Thiers. Le traité de paix préliminaire franco-allemand est signé à Versailles le 26 février et ratifié par l'Assemblée nationale le Ier mars par 546 voix contre I70 et 23 abstentions. Il est confirmé par le traité de Francfort du .  La France dut céder à l'Allemagne l'Alsace, française depuis les traités de Westphalie, I648 et Ryswick, I697, les territoires annexés par Louis XIV dont Strasbourg en I68I, ainsi que Metz, française depuis le siège de I552, soit tout ou partie de cinq départements de l'Alsace et de la Lorraine : le Haut-Rhin sauf le Territoire de Belfort; le Bas-Rhin; une très grande partie du département de la Moselle; une grande partie du département de la Meurthe et, une toute petite partie du département des Vosges, qui constituèrent jusqu'en I9I9 la province allemande d'Alsace-Lorraine. Elle dut également payer une indemnité de guerre de 5 milliards de francs-or. (...)  le montant exigé « représentait beaucoup plus que ce que la guerre avait coûté aux Allemands : ce n’était pas une simple « indemnité », c’était un tribut ». Les troupes allemandes occupèrent une partie de la France, jusqu'à ce que le total du tribut soit versé en septembre I873. "; sur le Web]
 
 Le contour de l'animal montre d'une manière absolument exacte les lignes occupées par les belligérants pendant l'armistice, ainsi qu'il est spécifié dans le texte de la convention et la partie du territoire français occupé par les Allemands à la date de la capitulation de Paris. Ph. Jeanbor © Archives Larbor. Larousse.

  Ce fut un cri de délire, une joie immense, la fin de nos tortures. Tous se firent inscrire. Les bourses les plus fortunées vinrent en aide aux camarades qui n'avaient pas les moyens de faire l'avance des frais de route.
  Nous nous rendîmes, les quatre inséparables, au bureau de la place, pour recevoir nos feuilles de route; nous profitâmes de cette circonstance pour faire nos adieux au général Kammerer, qui adoucit notre captivité autant qu'il lui fut possible. Cet ennemi se montra bon et humain pour les officiers français, nous devons le reconnaître.
  À quatre heures du soir le train nous emportait vers Cologne, libres enfin ! Quelle allégement ! quelle ivresse en songeant que l'on va revoir la patrie et ceux que l'on aime ! Le temps passé en exil nous parut une éternité.
  Le I5 mars, après avoir passé la matinée à visiter rapidement Cologne, nous nous sommes mis en route pour Verviers. [Belgique, commune située au sud-est de Liège, 33 km et à II5 km de Cologne] En arrivant en cette ville, nous allâmes chez un changeur nous débarrasser de nos thalers de papier. [ancienne pièce de monnaie en argent apparue au début du XVIe siècle, et qui circule d'abord en Europe puis dans le reste du monde pendant près de quatre cents ans. (...) Le thaler est l'unité monétaire des pays germaniques jusqu'au XIXe siècle et est considéré comme l'ancêtre du dollar américain. (...) Face aux systèmes monétaires distincts élaborés par Gênes, Venise ou Florence, qui reposaient en grande partie sur l'or, le recours généralisé au thaler en argent, de taille et de masse constante, entre 28 et 32 g, permit de limiter les opérations de conversion et donc de faciliter les échanges. (...) Au milieu du XIXe siècle, le thaler tombe en désuétude. En effet, il est abandonné par l'Empire austro-hongrois au profit du florin tandis que l'Allemagne adopte le mark, qui obéit au système décimal : 3 marks pour I thaler. Il sera démonétisé en I908. Le mot taler est employé en Allemagne jusqu'à la fin des années I920. "; sur le Web] Nous traversâmes la Belgique et, après un arrêt de cinq heure à Bruxelles, nous prîmes nos billets pour Lille. Les formalités dans cette ville demandèrent du temps pour faire régulariser nos pièces, en raison du nombre considérable des rapatriés qui assaillaient les bureaux de l'intendance.
  Je me séparai à Lille de mes chers amis. J'avais hâte de me rendre à Amiens où résidait ma famille, ayant pu lui annoncer mon retour par une lettre mis à la poste, la veille de mon départ de Marbourg.
  J'ai rendu justice à Dufournet, qui quitta une installation confortable à Francfort, pour ne pas se séparer de nous. Bille nous donna aussi une bien grande preuve de son amitié. Le père de notre ami était directeur d'industries appartenant au comte de Maldegheim, grand seigneur de Bavière. Bille avait son frère maréchal des logis chef au régiment; il lui fit découdre ses galons et il put suivre son aîné, comme s'il eût été son ordonnance.
  Quand le comte apprit que les deux fils de son régisseur, qu'il considérait comme son ami depuis trente ans, étaient en captivité à Marbourg, sans les prévenir, il fit toutes les démarches et obtint facilement de les faire venir chez lui. Alors M. de Maldegheim écrivit à Bille une lettre plein de cœur, dans un style qui n'était pas celui d'un ennemi. Notre ami, sans même nous en avoir parlé, répondit qu'il lui était bien reconnaissant, mais qu'il ne voulait pas se séparer de ses amis dont il donnait les noms.
  Ceci se passait au commencement de décembre. Par retour du courrier, le comte nous invitait tous trois dans les termes les plus chaleureux à nous joindre aux fils Bille et à venir passer notre captivité dans son château; il se chargeait de toutes les démarches. La lettre, scellée par un large cachet armorié, fut remise à Bille, après l'appel, sans avoir été ouverte; elle intrigua tous les prisonniers. Notre ami en fit la lecture à voix haute. On comprenait aux termes de cette lettre que son auteur aimait les Français. Il ajoutait que Bille lui fasse parvenir les noms de tous ses amis qui voudraient l'accompagner; qu'il ne manquait pas de places dans ses rendez-vous de chasse; qu'il se mettrait en règle pour les formalités et serait heureux de recevoir chez lui les officiers français.
  Nos compagnons d'infortune ne voulurent pas accepter cette invitation; Bille déclara alors que " nous étions tous solidaires dans le malheur; que le devoir nous commandait de ne pas nous séparer ".  J'ai tenu à citer en détail cette belle action, accueillie par nous comme une grande preuve de solidarité.
  Les frères Bille reçurent encore quelques lettres sans qu'elles puissent modifier leur détermination; l'aîné voulait faire profiter son cadet de son aubaine, mais ce dernier ne consentit pas à se séparer de lui.
  Ce fut Dufournet qui fut chargé de répondre à M. le comte de Maldegheim, pair de Bavière, une lettre collective convenable et digne pour le remercier.
  Au Ier janvier, Bille et son frère furent appelés au bureau de la place pour prendre livraison d'une boîte contenant deux pipes magnifiques avec leurs initiales en or, dans un écrin aux armes du comte.
  Bille, un vieil ami du début aux cuirassiers de la garde, vit encore à l'heure actuelle; il s'est retiré à la campagne, près de Compiègne. [Oise, dept. 60]
  Je veux aussi consacrer quelques lignes au souvenir de Fournier; je revois encore ce géant aux formes herculéennes renverser cuirassiers du Roi et uhlans, pendant notre charge à Rezonville, pour dégager un des nôtres pris sous son cheval. Ce dernier, sauvé par lui d'une mort certaine, l'embrassa, puis sauta rapidement sur un cheval prussien; ce n'était pas le moment des épanchements, nous avions autre chose à faire. Ce bon Fournier ! nous l'avions surnommé Porthos. [Les trois mousquetaires, roman d'A. Dumas père, I844. Les mousquetaires Athos, Porthos et Aramis, à qui se joint un cadet de Gascogne, d' Artagnan, se dévouent à la cause de la reine Anne d'Autriche, que Richelieu veut compromettre. Ce roman a pour suite Vingt Ans après et le Vicomte de Bragelonne. Larousse]
  J'eus aussi la grande joie de voir revenir quelque temps après, le commandant Bouthier, comme lieutenant-colonel au 9e, dans mon nouveau régiment; c'était un passionné de l'équitation; au 7e nous nous étions entendus à merveille. À Metz, il se promenait souvent avec le général Dupreuil, qui faisait grand cas de ce jeune officier supérieur auquel, personnellement, je dois maints renseignements consignés dans ce journal.
  Le colonel Bouthier aurait pu arriver au faîte de la hiérarchie; il se retira prématurément pour gérer sa grande fortune territoriale aux environs de Paray-le-Monial [Saône et Loire, dept.7I]
  Je ne veux ps allonger davantage ce journal, il me faudrait des volumes pour retracer tous ces souvenirs.
  Peut-être un jour, réunirai-je mes notes de captivité, et les études que mes loisirs m'ont permis de faire sur les mœurs et les coutumes de cette population hessoise, si contraires aux nôtres; sans goût pour le confortable, vivant de pommes de terre que l'on met sur la table sans être épluchées. La Lahn, large rivière, renferme des poissons aussi nombreux que dans un réservoir, personne ne pêche, on ne sait même pas que l'on peut utiliser le poisson. Quel singulier peuple ! Ignorant à cette époque ce que le mot " politique " signifiait, se contentant pour tous journaux d'une feuille hebdomadaire reproduisant les actes administratifs; marchant à la baguette, ayant une crainte salutaire de la police et de la gendarmerie, toute-puissante, et saluée très bas.
 

XLII


RETOUR EN FRANCE


  J'ai quitté hier soir mes chers compagnons d'armes. Ils vont rentrer tous trois au 7e, et moi je vais me diriger à mon grand regret sur le dépôt du 9 cuirassiers. Je ne pourrai assister à la joie du retour, ni voir se reformer notre beau régiment.
  Le I7 mars, à 4 heures du matin, j'arrivai à Amiens, [Somme, dept. 80] devant la maison familiale; le cœur me battait bien fort. Je jetai une poignée de sable contre la fenêtre du premier étage. Mon beau-père, très calme de sa nature, me reconnut et descendit sans bruit. Après les premiers épanchements, il me dit que la maison était occupée par vingt-deux soldats prussiens, répartis dans toutes les pièces, sans dans les chambres particulières. À cette nouvelle qui ne me surprit pas, puisque, en descendant du train, j'avais été conduit au poste prussien, je sentis peser sur moi une impression qui étouffa momentanément la joie du retour. 

Casque du 7cuirassiers : bombe en tôle d'acier poinçonnée à l'arrière datée « 54 », I854, matriculée « 1160 » et poinçon « 7 » : pour  7e régiment. Source.
 
  Je priai mon beau-père de tenir secret mon arrivée; je refusai d'entrer, un vertige s'empara de moi; j'avais dans mon fourreau de serge ma bonne latte qui avait fait ses preuves, mes deux revolvers et assez de cartouches; les plus grands malheurs étaient à redouter dans la disposition d'esprit où je me trouvais.
  Malgré l'heure matinale, je me rendis à l'hôtel de ville, je trouvai le maire, M. Dauphin, [Albert, I827-I898; maire d'Amiens, I868-I873; président du Conseil général de la Somme, I873-I889 et I892-I898; sénateur de la Somme I876-I898 et ministre des Finances : I886-I887] que je connaissais. Mon camarade de Fry, [Oscar Alexandre, Henry, I844-I922] aujourd'hui général, qui rentrait aussi de captivité, m'accompagna. Je priai le maire d'agir près de l'autorité allemande pour faire déguerpir les Prussiens de notre maison pendant le peu de jours que je devais passer à Amiens. Le sous-lieutenant de Fry lui présenta la même requête. Il refusa tout net. 

L'état major du 9e régiment de cuirassiers, en garnison à Senlis, I89I. Source.
 
DE FRY, Oscar Alexandre, Henry, commandant. Source.
 
  Ce refus me fit mal !  En présence de mon exaltation, il parut réfléchir, car je lui dit en me retirant : " Monsieur le maire, prenez garde ! Puisque vous ne paraissez pas comprendre, s'il arrive un grand malheur, vous vous souviendrez que je vous ai prévenu. Vous devriez sentir ce qu'il y a d'amertume dans le cœur d'un soldat rentrant de captivité et se retrouvant en présence de ses ennemis installés à son foyer. "
  M. de Fry, le père de mon camarade, était retraité comme chef d'escadrons de cavalerie à Amiens.
  Dans la situation où je me trouvais, je m'irritais facilement, moi si calme d'habitude; j'avais de bonnes raisons pour cela; mais néanmoins cela me semblait étrange de constater ce changement dans mon caractère. M. le maire me dit de me calmer; qu'il allait voir ce qu'on pourrait faire, mais qu'il ne pouvait être partial envers ses concitoyens, attendu que tout le monde était surchargé de troupes allemandes.
  J'obtins gain de cause; les Prussiens plièrent bagage et quittèrent la maison avant mon retour. J'avais retardé mon arrivée intentionnellement en me rendant dans un café de la ville ouvert malgré cette heure matinale.
  Je me promettais de rester huit jours en famille, pour jouir d'un repos bien mérité, quand le lendemain, I8 mars, vers 4 heures du soir, une dépêche de Paris vint m'annoncer l'assassinat des généraux Lecomte et Clément Thomas ! ["  Le matin du I8 mars, 4 000 militaires sont envoyés pour récupérer les canons de la garde nationale à Montmartre, 6 000 sont envoyés à Belleville, tandis qu’une autre division est envoyée à la Bastille. L’arrivée des troupes à destination se passe sans encombre au petit matin, mais après que des femmes et des gardes nationaux ont donné l’alerte, la foule se masse autour des soldats dont une partie fraternise avec les manifestants. À Montmartre, le général Lecomte, qui dirige l’opération et le général Clément-Thomas, ancien commandant de la garde nationale qui se trouve par hasard sur les lieux sont faits prisonniers et exécutés. "; source] C'était le début de la commune à Paris; aucun militaire ne devait être dirigé sur la capitale.
  Dans ces conditions mon devoir était de rejoindre mon régiment sur-le-champ. N'ayant pas reçu de lettre de service pour le 9e cuirassiers, je me dirigeai sur le dépôt du 7e, à Niort, [ Deux-Sèvres, dept. 79] en remontant sur Rouen. [Seine maritime, dept. 76] Le voyage fut difficile par suite de l'encombrement et de la désorganisation des trains; j'arrivai à Niort le 2I, après trois jours et trois nuits de voyage. Pendant le trajet j'ai pu constater avec un ancien camarade de Saumur, de Chamisso, combien les troupiers de l'armée de la Loire étaient patriotes; tous auraient voulu continuer à combattre, mais ils avouaient qu'ils manquaient de chefs expérimentés pour les diriger.
  Je fus reçu à bras ouverts par les officiers du dépôt. En peu de temps on sut au café des Colonnes qu'un prisonnier de guerre était arrivé; j'étais le premier à Niort; l'établissement fut envahi; j'étais loin de m'attendre à ce succès. C'était à qui me questionnerait; les invitations même arrivèrent; je reçus une carte du préfet qui me priait à dîner, je le remerciai sur ma carte que je lui fis porter, car cette curiosité dépassait les bornes. Je pus m'y soustraire enfin en condamnant ma porte, à l'hôtel du Raisin de Bourgogne, où je passai une nuit réparatrice. 
  Je me mis en route pour Limoges, [ Haute-Vienne, dept. 87 ] le lendemain à quatre heures du matin. Malgré cette heure matinale, les capitaines Grignon et Méric avaient tenu à m'accompagner à la gare. Sur le quai, je reconnus le général de Bruchard en civil; je le saluai et je me fis connaître en lui rappelant l'histoire des cartouches à Saint-Avold. Il me fit monter dans son compartiment, puis la conversation s'engagea sur l'armée de Metz; bien que très documenté, je me tus; le compartiment était au complet : rien que des officiers; quoiqu'en civil et portant la barbe, on se devinait. Je pus de nouveau entendre un concert de malédictions sur le chef de l'armée du Rhin.
  Le général me présenta à ces Messieurs, tous officiers supérieurs ou généraux; silencieux, dans un coin du compartiment se trouvait le colonel Billet, [Auguste, I8I7-I87I] du 4e cuirassiers, qui devait prendre le commandement des deux dépôts 4e et 9e cuirassiers à Limoges.
  Quelques jours après, dans une prise d'armes contre les communards de Limoges, le colonel Billet fut tué lâchement par une décharge d'une vingtaine de coups de fusil tirés sur nous à bout portant des fenêtres d'un premier étage; deux balles l'atteignirent dont une lui traversa l'estomac, il fut soutenu en tombant par notre camarade le lieutenant Duparge, [ Paul-Louis, I849-I93I]  actuellement général de Division, [nommé le le 30 mars I904] et mourut deux jours après [4 avril I87I] à l’hôpital de Limoges en pleine connaissance, entouré de Mme Billet et de ses deux fils.
  Peut-on concevoir une plus grande douleur, une plus cruelle infamie ! En rentrant de captivité être reçu à coups de fusil par des Français ! 
 

 BILLET Auguste, colonel. Source
 
DUPARGE Paul Louis, général de Division. Source
 
 Dans ces circonstances aussi épouvantables, on oublie toutes les souffrances causées par l'ennemi et la captivité; la raison n'est plus équilibrée, on voit rouge !
   Les deux dépôts étaient composés de débris de Reichshoffen, qui avaient vu à leur tête le brave colonel Billet, dans cette charge légendaire où il fut blessé. Dans leur exaspération, ces valeureux soldats voulaient se livrer à toutes les extrémités, incendier la ville, tout mettre à feu et à sang; nous eûmes de la peine à les contenir.
  Je pourrais donner de l'extension à cette commune de Limoges, ayant collaboré à l'instruction des accusés, pendant mon séjour à l'état-major du général de Lartigue, mais je tiens à rester dans le cadre que je me suis tracé.
 
FIN 

 
ccxcviv. Tous les prisonniers ne furent pas aussi durement traités. Voir colonel FIX, loc. cit., 74-86. Toutefois l'hostilité se rencontre partout : " Que de fois, dans la rue, des enfants conduits par des femmes élégantes m'ont heurté intentionnellement en murmurant : Franzose ! " Colonel FIX, loc. cit., 79.
 
ccc. Le général de Division du premier Empire, comte Friant, était l'aïeul de mon colonel; son fils avait conservé de grandes relations dans le parti impérial. Note de l'auteur.
 
COMMANDANT FARINET, L'Agonie d'une Armée, Metz-I870, Journal de guerre d'un porte-étendard de l'Armée du Rhin, ancienne librairie Furne, Boivin & Cie, Éditeurs, I9I4, p. 369-382.
 
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