Haute-Marne : Chaumont à la La Belle Époque, épisode I

Lettre de 1900

  Je vous écris de 1900 et peut-être aurais-je dû vous adresser, à la mode du temps, un solide "Avertissement au lecteur" ou un "Avant-propos" savamment distillé.
  Mais, en vous écrivant, je suis déjà dans mon propos. Quant à l'avertissement, le mot porte en lui je ne sais quelles obscures menaces dont la moindre n'est pas celle de l'ennui. Si je savais devoir abuser de votre patience, je me garderais bien de vous en prévenir!
  Je vous écris de 1900 et il ne s'agit pas d'un roman.
  C'est en voyant les murailles des Vieilles Cours [quartier historique du centre-ville] sombrer dans la poussière que l'idée soudaine m'est venue de remonter vers quelques sources, de feuilleter quelques livres aux pages rouillées, de tirer de leur sommeil les épaisses liasses des journaux fanés.

Rénovation des Vieilles Cours. Crédit photo : Chaumont52

   J'ai entendu aussi plus d'un témoin bien vivant de notre Chaumont de la Belle Époque me conter des souvenirs d'une réjouissante fraîcheur et c'est en leur compagnie que j'ai revécu l'histoire vraie du Chaumontais 1900.
  Aujourd'hui, j'aimerais vous communiquer un peu de la joie qui fut mienne lorsque fouillant les tombeaux de papier, j'ai vu accourir vers moi cent et mille citoyens toujours bien de leur personne, gaillards, fringants ou débraillés, les uns en jaquette et gibus à ressort, d'autres en casquette et paletot, d'autres encore en grand chapeau emplumé ou le chignon défait, le plus grand nombre à pied, canne ou ombrelle au poing, certains en calèche à doubles ressorts ou à vélo, quelques hauts notables en teuf-teuf pétaradant.
  Que de monde! Il m'a bien fallu organiser un service d'ordre dans leurs rangs et me résigner à ne pouvoir les citer tous. Du moins entre le perchoir du perroquet vert du boulanger Gloutier et le sifflet campagnard de l'express Foulain-Nogent, nous allons voir réapparaître ceux que nous croyons, bel et bien morts - Victor Fourcaut, le député-herboriste Dutailly [Gustave, 1847-1906 ; député de 1881 à 1885, 1885 à 1889 et de 1898 à 1902] et le maire Goguenheim [Émile, 1838-1910 ; maire de 1900 à 1910 ; "... Il est bien plus difficile de retracer la vie d’Émile Goguenheim. Nous ne savons presque rien de sa vie. Lorsqu'on mentionne sa profession, on le dit "mégissier". Il est possible que ce soit en cette qualité qu'il entre à la ganterie Tréfousse. Émile Goguenheim fut nommé par la suite administrateur de l'usine. En 1873, une entête indique que les Goguenheim sont associés aux Tréfousse mais, en 1881, on ne parle plus que de la société Tréfousse et Cie. "Goguenheim" réapparaît dans des documents de 1904 et disparaît en 1911. Il est membre de la légion d'honneur. En 1894, il est chevalier et en 1906 officier. ] , Bertrand le menuisier de la Vieille Côte qui aimait le chant choral, Joseph Vautrin et "Jésus" Poulot à l'archet brillant, M.Brion qui vendait de si belles autos, et M.Lorinet, et M.Malburet qui d'une pédale à l'autre, plaçaient leurs bicyclettes et leurs machines à coudre... et M. le Préfet Jossier [Louis-Alfred, 1860-1931 ; en poste de 1906 à 1920, retraité, préfet honoraire] qui donnait de si beaux bals en sa préfecture, le buffet en était très recherché aussi!... et l' "Oiseau Bleu", la petite Lulu et la belle Marguerite si joliment faites pour le repos du guerrier en uniforme ou en pelisse de poil... - tous et toutes vont revenir une fois encore en scène pour nous raconter leur vie.


Modèle de fonderie en plâtre creux par Antide Péchiné, né en 1855, représentant le buste d' Emile Goguenheim, maire de Chaumont (Haute-Marne) de 1900 à 1910. Signature et date : A.Péchiné, 1911. Crédit photo : Grand Est

   J'aurais voulu entrer en 1900 par la grande porte mais, le 1er janvier, M. le Préfet [François-Eugène Bougouin en poste de 1896 à 1901], souffrant d'une indisposition sur laquelle la chronique se montre discrète, n' a pas pu présider les réceptions officielles.
  Nous nous contenterons ensemble du Boulingrin où la musique du cher 109e va nous donner concert et c'est au pas cadencé que tout de suite, nous entrerons dans la Belle Époque de Chaumont.

 


Square du Boulingrin : le kiosque à musique, octogonal avec colonnes en fonte et garde-corps en fer forgé construit en 1895. Crédit photo : Micheline Casier – Van den Bemden, 2011.
 

  Un beau tambour-major a levé sa canne empomponnée... Une... deux...! Allons-y gaiement!
R. C.

CHAPITRE PREMIER

1900


  Cette année 1900 commence à Chaumont dans la banalité du train-train quotidien.
  M. Auguste Châtelain, gantier, âgé de 50 ans, se dispose à épouser Marie-Rose Chausson, cuisinière, âgée de 35 ans.
  M. de Montarby, ancien sous-officier de cavalerie, est nommé sous-lieutenant au 20e régiment de Dragons.
  M. Néraud, colonel hors-cadre, est proposé pour le grade de Colonel. Nous retrouvons M. Néraud général de brigade en 1914. Il habite dans son bel immeuble du boulevard Thiers. Le parc a donné place à un ensemble de co-propriétés sous le vocable "Résidence Néraud".
  M. le Préfet, souffrant d'une indisposition, n'a pas pu présider aux réceptions traditionnelles du Nouvel An, mais la Musique du 109e de Ligue donne un concert public.
  Évènement hors-série pourtant : le 2 janvier, un orage dévastateur s'abat sur la contrée. Neuf villages de la région de Joinville disent subir un préjudice global de 391 775F. Sur 100 propriétaires sinistrés, 6 seulement sont assurés. À Bricon, 210 hectares ont été ravagés. Pertes : 148 200F. Aucun propriétaire n'est assuré.
  Hormis ce coûteux caprice du ciel, on peut dire qu'à Chaumont, la Belle Époque va paisiblement son chemin.

La reine du foyer
  Si l'aiguille court toujours dans la laine et si l'index des couturières en chambre s'étoile des nobles cicatrices qu'y faisse l'acier, la mécanique arrive et prend son relais.
  Dès le début de 1900, la Maison Lorinet informe sa clientèle qu'elle vend " des machines à coudre au pied et à la main depuis 35 F. ces machines sont garanties sur facture". La Maison donne des leçons gratuites. Elle n'a pas d'autres voyageurs que MM. Lorinet Père et Fils, le fils étant Paul, père de Maurice qui, alors, n'était pas né.
  Lorinet ne fait pas que cultiver les arts ménagers et suggère aux amateurs de vitesse et de risque de venir essayer, chez lui, le quadricycle à pétrole à deux places, avec changement de vitesse, dont il dispose pour son usage personnel.

 

Le quadricycle Peugeot Type 3 de Paris-Brest-Paris en 1891, piloté pour la firme par Louis Rigoulot ingénieur et Auguste Doriot contremaître. Crédit : Pierre Souvestre — Histoire de l'automobile, Pierre Souvestre, éd. H. Dunod et E. Pinat, 1907. "...L’extraction du pétrole, d’abord aux États-Unis et en Russie vers 1860, s’est développée véritablement au moment où le moteur à combustion interne, mis au point en 1878 par l’ingénieur Nikolaus Otto puis adapté par Daimler et Benz, permet la création de l’automobile. Les moteurs à essence présentés lors de l'Exposition universelle de Paris en 1889, à côté de voitures à vapeur, séduisent des industriels français, tels Panhard-Levassor et Peugeot,qui en achètent la licence. Leurs premiers tricycles et quadricycles à essence sont vendus en 1891 à de riches curieux, pour une petite fortune. Leur maniement et leur maintenance sont compliqués et pénibles, mais ils peuvent rouler à 20 km/h. Les roues du quadricycle Peugeot de 1893 sont gainées de caoutchouc, précédant de peu la mise au point du pneumatique par Dunlop à Belfast et Michelin à Clermont-Ferrand. D’autres progrès tels que la boîte de vitesses en1899, le démarreur électrique en 1905 et la suspension en 1906 favorisent un véritable boom de l’automobile..."

L'autre reine
  Dans la Carrière-Roullot, M. Malburet ne garde pas les deux pieds dans le même sabot. Lui aussi, bien entendu, vend des machines à coudre. Mais encore des automobiles et des bicyclettes. il fonde de grands espoirs sur un engin révolutionnaire : "une bicyclette dans chaîne et sans pignons d'angle : transmission par trois engrenages seulement".
  Ces véhicules domestiques n'échapperont pas longtemps à la sollicitude des Indirectes. Dès le mois de mars, nos bicyclistes à casquette à viscope [à visière] ou à large chapeau drapé de la voilette coupe-vent, recevront avis de l'institution de la plaque de contrôle [le nombre de vélos est connu assez précisément de 1900 jusqu’au milieu des années 1950 grâce à la plaque de contrôle de la taxe sur les vélocipèdes]

 


L’origine de la plaque de vélo française est la loi du 28 avril 1893 selon laquelle les possesseurs de vélocipèdes sont redevables d'une taxe annuelle de 10 francs pour chaque vélocipède ou appareil analogue. Les montants relatant à la plaque de vélo française sont en francs et centimes français.À partir du premier mai 1900, un nouveau modèle de plaque a été introduit, valable quatre ans. Cette
plaque laissait un espace libre pour que le propriétaire puisse y graver son nom et adresse...
Source : Les plaques de vélo de France, par Arnaud Kempeners 12-2006

   Il appartiendra au propriétaire du bicycle de faire graver ses nom, prénoms et adresse dans la cartouche prévue. La plaque portera le poinçon de l' Etat. Usée, elle sera échangée sans frais si, toutefois, le nom du cycliste est resté parfaitement lisible.

Premier lèche-vitrines
  Encore que ce janvier 1900 ne soit pas des plus doux, le Chaumontais qui porte casquette et paletot de drap ou chapeau melon, col droit, haut et dur, et cravate à système, ne dédaigne pas de faire son persil, le bras offert en anse à sa dame.
  Sur le Champs de Mars, il a remarqué que M. Collet, boucher, vend de la graisse de cheval à 1F le kilo et qu'il achète les chevaux de boucherie.
  Rentré en ville par la rue de Buxereuilles - Madame porte large chapeau à plumes frémissantes - corset étrangleur, paletot brodé, parapluie aiguille et bottines de drap "claquées vache" avec lacets ou boutons - il se laissera entrainer, bougon, vers la vitrine de M. Dechêne, orfèvre et horloger. M. Dechêne vient précisément de déménager du 58 de la rue Buxereuilles pour s'établir, plus à l'aise, au numéro 61 de la même rue, en face du lycée. Robert Foucher lui succédera et, aujourd'hui [vers 1970], par la personne interposée de M. Arnoux, MM. Bassereau.
  M. Dechêne, il l'affirme, "vend le meilleur marché de la région et fait lui-même toutes les réparations, ce qui permet d'avoir des prix exceptionnellement bon marché".
  Voyons cela car nos deux promeneurs sont en train de le noter : une montre nickelée de très bonne marche est affichée 5,75 F ; la montre en argent pour homme, 16.50 F ; la même mais en or, 75 F. Madame lorgne avec insistance vers les fines montres de dame que l'on porte en breloque mais Monsieur ne quitte pas de l’œil le fameux " Régulateur des Chemins de Fer" [montre à gousset de cheminot] de 70 mm de diamètre, lourd d'une bonne demi-livre, avec ses deux cuvettes et glaces en dessous. 18 F la petite merveille! Mais cet engin ne met pas le kilo d' "oignon" trop cher car lui seul donne l'heure qui fait foi.
  Chacun pour soi, l'homme et la femme ont fait leurs comptes et arrêté leur choix, mais c'est dimanche, la bijouterie est fermée. Glissons vers la rue de Chamarandes. On échange des saluts cérémonieux, le melon élevé haut ou la tête gracieusement inclinée. "Le petit bout de causette" n'est pas mal vu... Au numéro 16, non loin du Café du Commerce où les hauts bourgeois ont leur cercle, la "Maison du Progrès" vend des habillements confectionnés et sur mesures à prix fixe invariable.
  Un petit tour de "Cruchotte", cerner de sa marche le quadrilatère de l' Hôtel de Ville, et une fois de plus, Madame freine en tirant la manche du mari. Nous sommes au numéro 1 de la Voie de l'Eau où M. Robert, coiffeur-parfumeur, tient dépôt de la célèbre "Lotion Régénératrice du docteur Ropp qui nettoie la tête, enlève les pellicules, empêche les cheveux de tomber et les fait repousser. Le Flacon : 6 F. Emploi très agréable. Parfum exquis".

Place du Champs de Mars et Côte de la Maladière
Cliché Roger, lib. édit., Chaumont
                             

Rue de Buxereuilles


          


Montre de cheminot. Montre de poche gousset régulateur des Chemins de Fer de l'Est EXPLOITATION circa 1900.

Le Café du Commerce


À suivre...

Robert Collin, Chaumont à la Belle Époque, Les Presses de l'Imprimerie de Champagne, Langres, 1970, p. 5-10 

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