Supermarchés, vidéosurveillance biométrique : tous suspects!

"...Au gré des crises économiques, sociales et morales, les progrès politiques et civiques ont été accompagnés par de nouveaux agencements des outils d'observation et de profilage, qui, après avoir visé des catégories particulières (vagabonds, ouvriers, migrants), ont bientôt concerné l'ensemble de la population. À cet égard, l'informatique, malgré la volonté proclamée des États d'en limiter les usages liberticides, opère une véritable révolution du contrôle. Cette mutation, qui se poursuit aujourd'hui avec l'appropriation des technologies numériques par des monopoles privés à l'échelle mondiale, va à contresens du projet de libération annoncé voilà plus de deux siècles..."
Armand Mattelart et André Vitalis, Le profilage des populations : Du livret ouvrier au cybercontrôle, La Découverte, Paris, Collection : Cahiers libres. 2014

  Nous y sommes!

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Vidéosurveillance biométrique dans nos supermarchés

La Quadrature du net
2021 05 31

  Pendant que le combat continue pour faire interdire la surveillance dans nos rues, le secteur privé déploie discrètement ses dispositifs jusque dans les supermarchés. Afin de détecter de vols, Carrefour, Monoprix, Super U ou encore Franprix expérimentent des logiciels d’analyse biométrique pour surveiller nos moindres gestes dans leurs surfaces.
  La crise sanitaire avait déjà libéré les velléités de surveillance biométrique des entreprises privées : caméras thermiques à l’entrée des entreprises, détection de distances physiques dans les bureaux, suivi de mouvement des yeux pour les examens d’université à distance…
  Plusieurs entreprises françaises proposent maintenant de détecter automatiquement les vols en magasin « en temps-réel » grâce à des logiciels d’analyse biométrique directement branchés sur les caméras déjà présentes dans les magasins.

Les start-up françaises rêvent de surveillance généralisée

  Si l’idée de détecter automatiquement les vols dans les magasins a déjà été testée au Japon, plusieurs entreprises françaises n’ont pas hésité à développer leur propre logiciel :
« Anaveo », une entreprise de 320 personnes avec un chiffre d’affaires de 70 millions d’euros travaille dans la vidéosurveillance pour la grande distribution. Son logiciel « SuspectTracker » promet de capter les flux d’images issus des caméras pour analyser les « comportements suspects », par exemple les « gestes vers poussette, sac à dos, poche de pantalon ou de veste ». Leurs vidéos de présentation mentionnent en passant que la détection de vols vient alimenter une base de données permettant de continuer à améliorer l’algorithme.

 

  « Oxania », une start-up fondée en 2019, a produit un logiciel « Retail Solutions » qui serait capable de « reconnaître les gestes associés au vol en temps réel, détecter les comportements, les situations dangereuses, le parcours client et bien plus encore ». La vidéo de présentation assume calmement faire une analyse biométrique des comportements des personnes présentes dans le magasin, chaleur corporelle, gestes, corps….et surtout « Veesion », start-up parisienne qui vend un produit de « reconnaissance des gestes » avec « une brique qui repère l’humain, une autre qui localise les membres sur ce corps humain, une autre qui repère les objets d’intérêt […] » pour ensuite envoyer une alerte sur le téléphone des équipes. En bonus, Veesion se propose d’analyser « vos historiques de vol et [fournir] des recommandations personnalisées ».
  En bref : un ensemble de dispositifs de surveillance et de suivi biométrique déployés en toute liberté et sans aucune information des personnes la subissant.

La grande distribution s’engouffre dans la surveillance biométrique

  Le plus impressionnant est peut-être d’examiner la liste des clients des entreprises précitées et de se rendre compte que leur déploiement est déjà bien avancé.
  L’entreprise Veesion annonce équiper plus de 120 magasins en France et la carte affichée sur en laisse deviner bien plus. Dans l’onglet « Success Stories » de leur site, on trouve quelques exemples mis en avant, parmi un ensemble bien plus vaste que l’on peine encore à mesurer : 

  • Monoprix, produit installé en juillet 2019 dans un magasin de Paris sur 22 caméras,
  • Franprix, 3 magasins à Paris sur 48 caméras en 2019, 
  • Super U Express, 1 magasin à Paris avec 13 caméras en 2019, 
  • Bio c’ Bon, 4 sites à Paris.

 


  L’entreprise Anaveo n’est pas en reste même s’il est difficile de deviner le nombre exact de leurs clients. Nous savons au moins que son déploiement a déjà commencé, tel qu’en atteste les témoignages d’un Carrefour Market à Bourges qui annonce avoir acheté 11 licences du logiciel pour ses 32 caméras et celui d’un Intermarché à Artenay.

Protéger la rentabilité de la grande distribution avec la Technopolice

  Aucune gêne ni chez les concepteurs des logiciels ni dans la grande distribution. Au contraire, comme le dit clairement la société Anaveo, l’objectif du déploiement de cette surveillance biométrique est de lutter contre la « démarque invisible », comprendre, le vol à l’étalage, c’est d’« aider le secteur de la distribution à protéger son chiffre d’affaires »
  Pire, pour le créateur de Veesion, la détresse sociale créée par la récente pandémie va provoquer des troubles sociaux, forçant les commerces « à investir davantage dans les solutions leur permettant de s’en prémunir ». Son entreprise devra alors être, selon lui, « à la hauteur des nouvelles exigences du retail physique », c’est-à-dire, à bien le suivre, développer les outils de la Technopolice pour protéger la grande distribution des populations pauvres poussées au vol par la crise sociale. Autant d’énergie et de ressources qui auraient pu venir en aide aux pauvres mais qui seront retournées contre eux.
  Cette Technopolice privée ne se contente pas de reprendre les outils des États policiers – elle en adopte aussi l’idéologie et le vocabulaire. Dans sa communication commerciale, Veesion met en scène une crainte sinistre : « on peut pas se fier aux clients, même fidèles ». C’est exactement sur cette idée du « tous suspects » que la surveillance de masse policière se fonde.

 

  De nouveau, l’action de la CNIL ne semble pas nous protéger de ces attaques. En juin 2020, l’autorité avait bien alerté qu’une grande partie des dispositifs de vidéosurveillance automatisée ne respectaient pas le cadre légal. Ce communiqué ne semble pourtant pas avoir mis fin aux dérives de l’industrie sécuritaire ou à la grande distribution, au contraire. Malgré la gravité de leurs dispositifs, détection et suivi biométrique, ces entreprises se vantent encore de leurs systèmes de surveillance sans qu’aucune sanction publique ne soit venue les arrêter, nous venons d’adresser à la CNIL, en même temps que cet article, une demande CADA [la Commission d’accès aux documents administratifs a été créée en 1978 pour assurer la bonne application du droit d’accès. Elle est pour les citoyens comme pour les administrations, le premier interlocuteur en la matière] sur ce sujet précis pour savoir si une enquête, ou équivalent, était en cours.
  Notre combat contre la surveillance biométrique ne doit évidemment pas se limiter aux autorités publiques. Comme la surveillance sur Internet, c’est une progression qui se fait à deux têtes, les entreprises privées main dans la main avec les responsables publics, déployant ensemble et en parallèle un contrôle social toujours plus poussé : les rues, les bureaux, les supermarchés — pour ne plus nous laisser aucun espace d’anonymat.
  Si vous avez des informations sur ces dispositifs, vous pouvez utiliser notre plateforme dédiée pour nous envoyer des documents.

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