Haute-Marne : Chaumont à la La Belle Époque, épisode II

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  Par la côte des Treize-Assiettes, nous ne tardons guère à joindre la place de la Gare où, dans son jardin, M. Philippe Lebon veille, sa gazeuse cornue à la main. À l'inclinaison de sa tête, à sa mine préoccupée, on devine la question qu'il se pose : "Et si cela allait exploser?". Ce sera pour plus tard...
  Le Monument ailé des Enfants de 70 impose une minute de respect que rompt bientôt le promeneur :
   Je te parie deux sous, propose-t-il à sa femme en se rengorgeant un peu, que tu ne sais même pas que M. Moncany a travaillé du ciseau sur ce monument?

 Monument élevé aux Enfants de la Haute-Marne morts pour la Patrie, 1870-1898

  M. Moncany, à deux pas de là, a son atelier-magasin de monuments funéraires. C'est un sculpteur réputé [il réalisa plusieurs monuments aux morts dont celui de Ageville]. Quand M. Moncany mourra, sa veuve s'associera à son neveu, M. Poulot.


Ageville, conflits commémorés 1870-71 Monument construit pour 1870. Monument militaire - Tombe militaire. Auteur M. Moncany. Source

  M. Poulot tiendra encore longtemps cette maison aux marbres austères, secondé par son fils qui, ne dédaignant pas les arts vivants, se montra talentueux violoniste dans la phalange philharmonique de Joseph Vautrin. Dans le quartier, les amis l'on surnommé "Jésus" sans doute parce qu'il vend des croix et que le nom de "Jésus-Christ" a déjà trouvé preneur avec le père Boni, dans son économat à l'angle de la Place Bel-Air et de l'avenue Carnot. Il faut dire aussi que "Jésus" Poulot présentait un visage soigneusement rasé alors que Boni encadrait son menton et ornait son plastron d'une magnifique barbe rectangulaire et rousse digne de figurer dans un vitrail, au voisinage des prophètes...
  Au moment de tourner le dos à la stèle de pierre que garde un redoutable lion de bronze, nous aurons pris bonne note que M. Liébaut, dentiste sur la place, offre cette singularité : "absent de Chaumont les 1, 2, 10, et 11 de chaque mois, il n'en est pas moins visible tous les jours de 9 h du matin à 5 h du soir".
  Un cas d'ubiquité qu'il était bon de signaler.
  Mais déjà, le fond de l'air se fait plus frais. Nos amis m'ont devancé sur le chemin qui va les conduire à quelque apéritif-concert dans un respectable établissement de la ville. Dieu merci, je n'aurai pas à perdre haleine pour les rattraper : les voici en panne au n° 68 de la rue de la Gare, fort intéressés par la vitrine du "Gagne-Petit".
  "Maison reconnue vendant le meilleur marché de la contrée" - la publicité l'affirme - "le Gagne-Petit fait remise de 10% aux Employés de Chemin de Fer et accepte les jetons". On s'y habille dans les prix doux : le costume sur mesure depuis 29 F ; 19 F le pardessus de beau drap de Roubaix ; le complet de confection depuis 17 F. Et comme l'époque est toute de méfiance à l'égard des courants d'air, l'indispensable gilet de flanelle, rempart contre la fluxion de poitrine, bouclier opposé victorieusement à la congestion pulmonaire, le gilet de flanelle s'y paie démocratiquement 1. 42 F.


Sciences occultes
  Je n'irai pas jusqu'à soupçonner notre dentiste Liébaut de se livrer, en quelque discret salon d'initiés, à des expériences alors fort à la mode de spiritisme, de dédoublement, de lévitation, de communication avec l'au-delà. M. Liébaut est honnête praticien et ne vit pas de ce pain-là.
  La magie 1900 remet plus volontiers ses arcanes aux mains des prêtresses initiées : est-il femme au monde qui ne dispose de subtile intuition, donc du pouvoir de divination?
  Au n° 94 de la rue de Buxereuilles, dans son "salon de magnétisme", Mme Roville, "célébrité européenne, professeur de Sciences Occultes et Divinatrice", déchire journellement le voile tendu devant l'avenir. Elle est "la seule qui traite par le sommeil magnétique". Elle "vous dit de suite le motif qui vous amène auprès d'elle, prédit à date fixe et donne les moyens de réussir. De 9 h du matin à 8 h du soir. Ne pas confondre avec les cartomanciennes de passage!".
  Onze heures de prospection dans les terres chaotiques de l'inconnu. Compliments, Mme Roville!
  Mais cette pêche à longue distance doit laisser quelques loisirs et de substantiels bénéfices car Mme Roville, tout comme les commerçants patentés à pignon sur rue, s'offre périodiquement un panneau de publicité dans le quotidien du cru. La ligne de "réclame" ne s'y paie pas moins de 0, 40 F. Si l'on considère que le même quotidien se vend 5 centimes et que le quotidien 70 [année 1970] coûte 50 centimes, la ligne de publicité vaudrait aujourd'hui 4 F. 
 

"Réclame" de Mme Roville, célébrité européenne.

  Le magnétisme a du bon et j'imagine sans peine - sans méchanceté non plus - ces cohortes de fidèles de petites gantières amoureuses, de femmes tourmentées d'espoir ou de jalousie, de pauvres parmi les pauvres venant chercher là l'image d'un demain meilleur. Marchande de bonheur, Mme Roville sait, par secret divinatoire, que le bonheur, c'est toujours pour demain.
  En ce domaine où "l'occulte" impalpable côtoie les saines réalités du prix de la séance, le Petit ou le Grand jeu?, la Belle Époque n'en était qu'aux balbutiements de l'artisanat de quartier. Nos temps sont là, avec les industriels des usines à horoscopes, l'innombrable confrérie des Grands-Prêtres du Zodiaque, les Vestales en lèche-bottes du Temps des illusions.
  Nostradamus pas mort!
  Dieu merci! la sottise humaine non plus!

L'air du temps
  1900, cette année qu'arbitrairement j'ai choisie comme année de référence pour la période que couvrira le présent livre et dont je devrai bien parler longuement comme du témoin n° 1 de mon pacifique procès, en 1900, on ne vivait pas que de l'air du temps.
  Il serait bien malaisé de se faire je ne sais quel portrait ésotérique et abstrait de l'homme et de la femme 1900 si l'on négligeait de les voir aller l'anse du panier ou le porte-monnaie à la main.
  ...Ce porte-monnaie qui, à lui seul, conte l'histoire de son temps.
  La femme dans son réticule, dissimule quelque bourse à mailles d'argent ; le bourgeois, le "gros bonnet" a glissé dans la poche de son gilet à fleurs un plat étui de métal qu'il appelle son "porte-or".  Cette bonbonnière, dans ces deux compartiments au ressort invisible, reçoit, dans l'un, les napoléons, dans l'autre, les demi-louis.
  Mais pour le bourgeois comme pour le manant, pour le drapier comme pour le gantier, tout commence, tout finit avec le porte-monnaie. On paye comptant. Des dettes?, il en faut, mais honorables : on envoie le gamin ou la gamine chez le boulanger qui vend "à la taille"1 ; on a peut-être "un petit compte" chez le boucher, chez l'épicier... L' homme, parfois, et sans trop s'en vanter, a aussi son "ardoise" chez le mastroquet [débit de boissons. Abréviation courante : troquet ; Larousse] où il fait figure d'habitué. C'est presqu'un signe d'aisance.
  Autrement et bien avant son moderne bourgeonnement tentaculaire, Crédit est déclaré défunt.
  Dans la grande salle des estaminets, accrochée bien en vue, juste en face de la porte d'entrée ou dominant la tête chauve de l'officiant derrière son comptoir de zinc, un large et haut tableau enfumé représente un coq hardi peint de couleurs naturelles avec, sous l'ergot, cette légende explicite :
"Quand le coq chantera
Crédit on fera!
"
  Chez d'autres amateurs d'art moins éclairés, une pancarte aux lettres gothiques encadrée de bois sombre, fait part de la fatale nouvelle :
"Crédit est mort.
Les mauvais payeurs l'ont tué!
"
  Qui oserait donner un chèque en paiement?
  L'industriel, le négociant "travaillent" par lettres de change. Mais tout ce qui ne fait pas profession de fabrique ou de négoce, paie rubis sur l'ongle, en espèces sonnantes et trébuchantes. Le bourgeois, lui, ne dédaigne pas de se faire ouvrir un compte chez les fournisseurs qu'il honore de sa clientèle. L'honneur est d'autant plus vivement ressenti que le bourgeois attendra longtemps pour régler sa note.
  D'où l'humble majesté du porte-monnaie. Les flancs flasques ou la panse bien pleine, de chevreau fin ou de vulgaire croûte, c'est toujours par lui qu'il faut passer. Sa monture est de fer nickelé. On l'ouvre et le ferme par le jeu de deux boules opposées. Surpris dans son somme, il bâille avec lassitude et, bon enfant, se laisse fouiller de gauche à droite. Comme l'estomac du bovin, il se divise en plus d'un compartiment ; la poche centrale se ferme d'un verrou supplémentaire. Là se dissimulent les monnaies les plus rares, les écus de cent sous, les piécettes d'or, s'il y en a.
  L'homme le tire de sa poche de culotte, comme avec difficulté. La femme, à grands remuements d'étoffe, va le dénicher dans les profondeurs secrètes du gousset de son troisième jupon ou l'extrait, en rechignant, du fond de son cabas. C'est bien souvent qu'à lui seul il porte tout la fortune du ménage. le plus souvent aussi, il ne pèse pas lourd.
  Au marché du samedi à Chaumont, le bœuf se vend 70 centimes la livre, le veau 80 centimes, le mouton de 80 centimes à 1 F ; la paire de dindes de 12 F à 14 F la paire de jeunes poulets, de 1,80 F à 2,20 F ; la livre de beurre de 1,10 F à 1,15 F. Pour ceux qui peuvent se les offrir, les huitres vertes valent 0,55 F la douzaine, le prix d'une demi-livre de beurre.
  L'ouvrier, l'employé consciencieux " se font" dans les 80 F par mois.

Un banquet amical
  Les plaisirs de la table, dans toutes les classes sociales, sont recherchés, font l'objet de soins attentifs. Ici, nous allons voir à l'ouvrage une vaillante cohorte dont on peut penser que les membres n'étaient pas désargentés. Mais nous retrouverons plus tard d'autres assemblées plus modestes, tout aussi capables de se pencher avec tendresse sur les problèmes nourriciers.
  En 1900, le 15 avril, à 7 heures du soir, les membres de l' Association amicale des anciens élèves du lycée se trouvent réunis dans les salons de l'Hôtel de France pour leur banquet de tradition.
  À la diligence des maîtres de cérémonie, Grammaire et Lauroy, le pensum culinaire que voici leur fut infligé :
Menu
  • Consommé printanier royal
  • Filets de sole dieppoise
  • Timbale financière [ris de veau, champignons de paris, etc. ]
  • Tournedos Masséna
  • Asperges sauce mousseline
  • Dinde rôtie
  • Petits pois fins
  • Salade
  • Glace au moka
  • Dessert
  • Bordeaux - Bourgogne - Champagne
  • Café - Liqueurs.
  Digestif supplémentaire, quelques discours que nous négligerons.
  La science des Anciens du Lycée n'était pas que dans les livres et la "grammaire" de l'ordonnateur avait plus d'un plaisant détour...
 

Chaumont, le lycée, 1906.

La cavalcade
  Cette Cavalcade de la Mi-Carême dont le Comité des Fêtes actuel [1970] a pieusement recueilli les cendres et l' héritage représente en 1900 un haut moment des joies populaires. Elle ébranlera son bruyant cortège le dimanche 25 mars.
 Mais, avant elle, combien éphémère, le Théâtre Borgniet, ponctuel au rendez-vous annuel, est déjà venu planter sa tente de toile et de bois et ses tréteaux ambulants sur la Place du Champ de Mars.
 Acide est le jeune printemps, le fond de l'air plus que frais. Il fait froid dehors et presque aussi froid sous les toiles de Borgniet. On ne voit pas grand monde sur les bancs de bois pour " Les deux Orphelines", "ce drame si touchant, dit le reporter local, qui a fait déjà couler tant de larmes".
 Nous aurons bientôt à l'affiche les vaudevilles désopilants, les pochardes militaires et telles qui, hier, mouillaient de larmes leur fin mouchoir de batiste [toile de lin, très fine et très serrée, qu'on utilise en lingerie, Larousse] aux malheurs du "Maîtres de Forges", le tremperont pareillement à force de rire.
  La Cavalcade s'ébranle dès une heure de relevée, partant de l' Avenue du Fort Lambert, Etats-Unis, et par le boulevard Gambetta et le boulevard Thiers, va marquer l'arrêt place de la Gare. De là, le lent et tonitruant cortège rejoindra l' Hôtel de Ville par la rue Toupot, donnera le temps au Maire de saluer la reine et, sinuant par la rue de Buxereuilles, viendra se disloquer devant le Marché-Couvert par le chemin de Boulingrin, du boulevard Voltaire, du boulevard Diderot et de la rue de Chamarandes. 
  La journée trouve sa conclusion le soir, au théâtre municipal, dans un grand bal paré et masqué.  Les places de bal et les premières se payent 2 F ; les secondes, 1 F ; les troisièmes, 50 c.


31 mai 1903. Le char de la ganterie. Source : Chaumont 52

 
L'ancien théâtre municipal. Crédit photo : Valentin R.

   La chronique de l'époque ne dit pas si, en ce beau jour de liesse, il était fait grande débauche de confetti ni si M. le Maire usait de son droit d'accolade municipale sur les jours rafraîchies de la   Majesté et des dames d'atour d'un soir.
  Mais les organisateurs qui savent mener leur char n'ont pas manqué d'éditer le programme officiel de la journée. Document de valeur, illustré par un artiste local, honoré des poèmes des journalistes René Bertrand et Gustave Delécolle.
  En proie au délire sacré qu'inspirent seules les Muses, Gustave y est allé d'un sonnet de haute venue lyrique et je tiens de mon devoir d'en faire résonner ici les accents les plus prenants :
"O, Déesse Musique! O, Reine Poésie!
Je vous aime d' amour, toutes les deux à la fois
!"
......
"Au-dessus de mon front, entrelaçant vos doigts
Bénissez-moi! Livrez le miel et l' ambroisie
À mon âme gourmande et grisez-m'en parfois!"

....
"Saturez de baisers mes lèvres affamées..."
   Ah! que de voluptueuses devaient être ces agapes carnavalesques.
   Quitte à rendre posthumement jaloux le cher Delécolle et puisque nous sommes encore sous l'emprise des poétiques émois, j'aimerais me faire ici l’écho assourdi des industriels fabricants du célèbre "Savon du Congo". De quelles huiles secrètes autant qu'essentielles, lourdes d'exotiques parfums, détenaient-ils jalousement la formule cabalistique? Nous ne le saurons jamais.
  Mais nous saurons toutefois que les maîtres soignants de la féminité beauté se sont assurés, à prix d'or, certainement, les services d'un poète-maison pour nous délivrer cet enivrant message :
"Elles n'ont pas besoin de poudre ni de fard
Pour soutenir l'éclat indiscret des lumières
Celles que le "Congo", ce chef-d’œuvre de l'art
Pare de ses blancheurs si pures, si sincères
".
  Le temps n'est donc pas venu du soleil à gogo ni des huiles à bronzer. Fi donc! La peau des femmes reste pétrie d'une pâte de lis et de roses et leurs beaux gros bras gras, et leurs seins lourds reposés dans les soyeuses corbeilles du corset à haut bustier sont sculptés dans le plus blanc des blancs albâtres.

"Derrière la marque Les Savons du Congo, on trouve un Roubaisien, Victor Vaissier (1851-1923) qui avait repris avec ses frères l’entreprise familiale, la Savonnerie des Nations..." Source

   En marge de la vente des programmes poétiques et illustrés, les organisateurs de la cavalcade ont déjà sollicité la générosité publique. La presse publie la liste des donateurs.
  M. Dutailly, le député, s'inscrit pour 10 F, largement battu par le Directeur de la société Générale qui s'est fendu d'un louis d'or. M. Dreyfus, prudent gestionnaire de ses biens, lâche un 1 F mais la veuve Chevillot que ne tient sûrement pas les mêmes comptes que M. Dreyfus, donne, brave et généreuse femme, trente sous. M. Audibert y va de sa pièce de 20 sous ; M. César d'une pièce de 40 sous. M. Obriot, le coiffeur, je pense, donne 1 franc, M. Scordel, 4 fr. ; M. Alviset, qui deviendra conseiller municipal à barbiche et lorgnons, 5 fr. ; M. Lévy, 10 sous ; M. Sampol, 1 fr. ; M. Lisse, alors adjoint au maire, 10 fr., tout comme M. Dutailly ; M. Décot, probablement à cours de monnaie donne 40 centimes ; M. Nicotte, 25 centimes ; M. Dapremont, 10 sous ; le quincailler Lorette 40 sous ; Marion le cafetier, 20 sous ; Bouet, l'orfèvre, 40 sous ; Gloutier, le boulanger, 20 sous, avec le bonjour de son perroquet ; Roosendal, 15 sous ; Ruty, membre du Conseil, 5 fr.
  Deux collectes successives pratiquées dans la ville produiront finalement 456, 95 fr.

Un problème d'allumettes
  Aussi bien, ce n'est guère l'époque d'exposer son académie au soleil du bon Dieu.
  Nous sommes ici le 19 janvier, et la "Nageotte Chaumontaise", fait son apparition officielle en tant que Société de pêche à la ligne [aujourd'hui, toujours en activité ]. Son premier trésorier sera M. Daubié, au Café de la Comédie.
  À cette date, les esprits semblent bien éloignés du problématique goujon-perche, mais au même moment, un honorable citoyen de Chaumont, écœuré, on le serait à moins comme vous allez le voir, s'est enfin décidé à ouvrir son âme ulcérée dans une lettre de protestation, que publie le journal, pour flétrir la désinvolture, combien malhonnête! dont use la Régie Française à l'égard de l'éternel cochon de payant.
  J'ai, écrit cet homme, " compté les allumettes contenues dans les boîtes de 50 que j’achète par lot de 50 boîtes à la fois, au prix de 0,05 F la boîte. En moyenne, sur cinquante boîtes, il me manque 1 000 allumettes ce qui représente, en valeur, 1 F ou 20 boîtes d'allumettes" [en France, la passionnante histoire de l'allumette ] .
  Pour contrôle, il a envoyé cinq boîtes litigieuses au journal. Scrupuleusement, le rédacteur de service compte les petits bouts de bois : 34 ici, 36 là, 41, 36, 35 ailleurs : le mécompte y est. 182 allumettes au lieu de 250 on été dénombrées.
  "Or, ça, s'écrie le défenseur des justes causes, c'est vraiment abuser de la candeur de l'acheteur!"
  Ne rions pas : il n'en faudrait guère plus pour déclencher une révolution.


La régie française, boîte de 50 allumettes...

   Ce petit drame de médiocre envergure n'est en rien particulier à 1900. Mes propres souvenirs de journaliste me remettent en mémoire certaines démarches, vers mon sombre et étroit bureau de la rue Decrès, de maints ronchonneurs exacerbés, fumeurs de gris.
  Ceux-là qui avaient plus ou moins "fait 14" se moquaient bien des allumettes : ils avaient rapporté des tranchés ou de l'arrière des briquets monumentaux, construits de main de bricoleur dans la douille de pur laiton d'un obus de 37. Ils avaient fait entrer là-dedans un bon mètre de mèche de coton, un demi-paquet d'ouate, un quart de pinte d'essence de pétrole ; ils démarraient la machine d'un solide coup de paume sur la molette crantée comme un pignon d'automobile et - vlouf! - jaillissait aussitôt une flamme orange et haute, prolongée d'un interminable orvet de fumée noire. Aux rares jours d'éclipse, il n'en fallait pas plus pour vous noircir une vitre d'un demi-mètre carré à travers laquelle toute la famille pouvait contempler le phénomène sans risquer quelque décollement de la rétine.
   Mais ceux-là, ces vaillants qui pourtant avaient connu "le gros-cul" [argot de "14-18 ": tabac à pipe] ne dérageaient pas en comptant les "bûches" ligneuses [fragment de tabac, terme usité largement au XIXe siècle] et infumables dissimulées vicieusement dans les entrailles de leur paquet de gris.
   Dans le creux de leur main tremblante d'indignation, ils montraient leur récolte insolite et, disaient, navrés :
" Voyez-vous, jeune homme! Au prix qu'est le tabac, on se demande si c'était la peine de gagner la guerre!".





Première guerre mondiale, 1914-1918, briquet de poilu en forme d’obus français WW1

CHAPITRE II

1900 (suite)


  À suivre...

Robert Collin, Chaumont à la Belle Époque, Les Presses de l'Imprimerie de Champagne, Langres, 1970, p. 10-19

1. Voir chapitre XIV "Le procès des Boulangers".

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