Haute-Marne : Chaumont à la La Belle Époque, épisode IV

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   L'heure sera d'aller boire la bière et siroter le quinquina [vin apéritif aromatisé de diverses plantes dont, traditionnellement, de l'écorce de quinquina] chez Belime qui, route de Langres, tient le "Casino Chaumontais", ou chez Salomon, sur le Champs de Mars, ou encore, si l'on a une "classe" suffisante, au "Café du Commerce", temple du billard-quillé, des joueurs de cartes et des cercleux du cru.
  Les Messieurs, prisonniers du celluloïd jusqu'au oreilles, commanderont d'une voix forte :
  - Julien!... Julien!...mais qu'est-ce qu'il f... cet animal! Julien! pour moi, un bock!... sans faux-col!...
  En se passant l'index entre le cou et son carcan...
   Les dames avant de boire et soupirant, s'éventeront de leur dérisoire mouchoir brodé en priant secrètement tous les saints du paradis de les délivrer - ô, Seigneur! une minute seulement! - de l'impitoyable baleinage de leur corset.
 

 Affiche 1900. Artiste : Misty. Source 

  Mais les saints qui le sont devenus parce qu'étrangers à ces contingences femelles ne les entendront pas et le martyre prendra fin seulement à la maison retrouvée quand, dans sa chambre, Madame pourra se délacer enfin, frictionner et gratter au sang l'épiderme de sa taille et de ses hanches, avec quels soupirs de soulagement et de volupté! avant de s'abandonner, toutes chairs enfin relâchées, aux molles délices du peignoir ou de la robe de chambre.
  Monsieur aura accroché son canotier à la patère de palier, dégrafé sa cravate, déboutonné son col 
- aide-moi donc un peu, Thérèse! voyons! - ouvert le plastron de sa chemise blanche plissée sur le devant en soufflant son soulagement à travers ses moustaches lasses.
  Madame, bien à l'aise maintenant, reprend la maîtrise de soi et, du même coup, la direction des opérations :
  - Mais...mais... dit-elle en fronçant les sourcils soupçonneux, approche donc un peu, toi!
  Chien battu d'avance, le "toi" obéit, le nez bas et Madame ayant glissé une main infirmière sous la chemise entrebâillée, la retire aussitôt dans un grand geste de théâtre :
  - Qu'est-ce-ce que je disait! Mais voyons! Alfred! te voilà trempé comme une soupe! Veux-tu bien filer te changer, mon ami!
  Et courant à l'espagnolette de la porte-fenêtre entr'ouverte :
  - Ah! soupire-t-elle, comme pour soi, ah! mon pauvre ami! je me demande bien ce que tu deviendrais si je n'étais plus là!
  - Thérèse! ronchonne Alfred à la cantonade. Thérèse!... J'trouve pas ma flanelle propre?
  - Ah! les hommes! murmure Thérèse - et combien alors lui est cher son rôle maternel - mais ils ne trouveraient pas d'eau dans la mer!
  Ainsi se font en 1900 les bons ménages. Et peut-être aujourd'hui?

Le progrès en marche
  Ces angoisses ménagères ne peuvent, heureusement, entraver la marche victorieuse du progrès.
  Au 7 de la rue de Choignes, le progrès monte à l'attaque. Messieurs Mennetrier et Brion déclenchent une vaste offensive vélocipédique avec leur bicyclette "Clément n° 1-1900" au prix extraordinaire de 265 francs avec pédalier de 34 dents ou 275 francs avec pédalier de 40 dents.
  "Outre cette merveille, poursuivent les sympathiques mécaniciens, nous livrons les machines les plus roulantes, munies du célèbre pneumatique Dunlop [En 1888, John Boyd Dunlop invente le pneumatique, brevet français n° 193281 déposé par John Boyd Dunlop le 1er octobre 1888 : « Garniture de jante applicable aux roues de véhicules. », qui contribue à améliorer encore le confort du cycliste. Édouard Michelin perfectionne cette invention en déposant en 1891 un brevet de « pneu démontable », la chambre à air] , garanti un an, au prix de :
  • Bicyclette de luxe : 450 F 
  • Bicyclette sans chaîne : 450 F.
  • Les petites bourses ne sont pas oubliées : Mennetrier et Brion vendent aussi une "bicyclette sans marque mais équipée de pneumatiques, la seule que ne nous garantissons pas, voilà l'honnêteté, au prix de 175 F seulement".
   À l'étage au-dessus, celui des gros portefeuilles, il est désormais permis d'acquérir, à la même adresse, le tricycle à pétrole de 2 CV 1/4 pour 1 500 F, le quadricycle 2 CV 1/4 pour 2 000 F et la déjà fameuse 4 CV Clément ; brevet Panhard et Levassor, pour 5 000 F. 
 

"Cycles Clément était un fabricant de bicyclettes français créé par Adolphe Clément-Bayard. Les ateliers étaient situés au n°20 rue Brunel à Paris..." Source

La vitesse, déjà!
  Une qui observe avec un flegme tout britannique ces prétentions aux rapides déplacements routiers en automobile, c'est la Compagnie des Chemins de Fer de l' Est.
  Laconique et sûre d'elle, elle se borne à informer les usagers en mai 1900, qu'elle vient de mettre en service un nouveau train sur Paris et retour.
  Cette flèche véloce quittera Chaumont à 4 h 53 du matin et touchera la capitale dès 10 h 16. Au retour, on s'embarque à 6 h5 55 du soir. À 1 h 19 du matin, on est preque chez soi.
  Hep! taxi! s'il y en a...

La mangeuse de côtes à l'expo
  L'automobile, encore vagissante, et avec quels bruyants soupirs, sent bien qu'elle n'entraine pas encore l'aveugle adhésion des foules. Cet engin pétaradant, nauséabond, grand remueur de vent et de poussière, ennemi des chiens libres et fléau des basses-cours, oh! ma meilleure pondeuse!, l'automobile est le privilège coûteux des riches, des épateurs et des casse-cou.
  À Paris, cependant, l' Exposition universelle déploie ses prestiges et fouette l'orgueil provincial.
  La Haute-Marne tient à honneur d'y montrer ses industries de base, la métallurgie, la fonderie, la ganterie.
  Un ingénieur lyonnais, du nom de Côte, a mis au point un nouveau type de voiture automobile, qui retient l'attention des métallurgistes du nord du département. Ces industriels, associés à des personnalités locales en vue, fondent incontinent une Société anonyme pour l'exploitation à Saint-Dizier, de l'invention de M. Côte. Résultats concrets, la Société a fabriqué dans ses ateliers deux prototypes de l'auto Côte : l'une à deux places, genre Duc, de force de 3 CV 1/2 au prix de 4 000 F ; l'autre, à trois places, genre vis-à-vis, 5 CV environ, au prix de 5 000 F.
 
1900, 1ere usine à Saint Dizier, Côte 3 CV 2 cylindres, refroidissement par eau. 1908, 2eme usine à Pantin (Seine-Saint-Denis), moteurs 2 temps Violet 2 ou 4 cylindres. Source

  Notre excellent journaliste Delécolle, bien que poète tel que nous le connaissons déjà, ne dédaigne pas d'enfourcher ce nouveau Pégase à quatre roues. Sa sensibilité frémissante déborde dans l'encensoir :
  "Disons, écrit-il à propos des deux machines, qu'elles justifient leur nom d'automobile Côte, aucune côte de la Haute-Marne n'étant susceptible de les faire rester en panne car elles grimpent gaillardement des rampes de 16%. La côte de Buxereuilles, près Chaumont, n'est qu'un jeu pour ces intrépides montagnardes".
  Et plus loin :
  "C'est une bonne machine de route, très discrète dans sa respiration et dans ses...odeurs, le parfum qu'elle laisse derrière elle étant réduit au minimum".
  Notre reporter, passé au rang d’essayeur professionnel, nous communique sa fiche technique :
  "Moteur à double cylindre avec une explosion d'hydrocarbure par tout. 3 vitesses : 8, 18 et 32 km/h. L'action du moteur est transmise directement au différentiel sans l'intermédiaire de courroies. La mise en marche ne recourt à aucune manivelle et se fait par levier à portée de la main du chauffeur assis à son siège. Les freins sont au pied. On peut les faire agir ensemble ou séparément. Un petit levier, mû également au pied, empêche le recul de la voiture".
  Est-elle trop en avance sur son siècle? De l'auto Côte, nous n'entendrons plus jamais parler...

Évolution du nombre des véhicules en France et à Paris, 1899-1913, d ’après les éditions de l’Annuaire statistique de la Ville de Paris, Paris. Source

Au concours général
  Rentrons à Chaumont.
  En 1900, le Concours Général des lycées de France s'est achevé le 26 juillet. Chaumont salue avec une légitime fierté le lauréat du Premier prix de Mathématiques Élémentaires, Maurice Guillaume, troisème fils du docteur Louis Guillaume.
  Le bon docteur Louis Guillaume qui avait cabinet dans la rue de Choignes, dans l'immeuble aujourd'hui [1970] occupé par le boucher M. Potot, à l'angle de la rue Voie-Beugnot avant de se transporter route de Langres, avait plus d'une histoire dans sa trousse et, surtout, une bien jolie plume qu'il maniait avec autant de maîtrise que son bistouri. Il ne dédaignait pas de donner des consultations aux Muses ; sa lyre ne s'accordait pas en hypocondrie. Si vous voulez bien courir tout de suite à l'appendice " Notre historique sur La Motte", vous reconnaitrez que le cher docteur traitait ses cas "allegro vivace".
  Il jouait aussi, en dilettante, d'un autre petit violon d'Ingres, la politique municipale à laquelle, un instant, il prêta son nom, bientôt désabusé. Il nous en restera au moins un petit chef-d’œuvre caustique et bon enfant qu'en appendice vous savourez également : Le Roulement.

 "La Motte" était constitué par un pâté de maisons construites sur un terre-plein de forme ellipsoïdale qui avait valu le nom de "Pierre à l'Huile", ou pierre à aiguiser. Édifiée au XVe siècle devant la "Grand Place, actuelle Place de l' Hôtel de ville, elle était cernée à l'ouest par la rue de la Pierre à l' Huile débouchant sur la Voie de l' Eau, rue Pasteur, au sud, par la rue de la Croix des Halles et regardait à l'est, vers la Cour Dauphin, au nord vers la portion de la rue de Buxereuilles qui, de La Motte à la rue de Reclancourt, s'appela pour un temps rue de l' Etape-au-Vin. [...] Quand à La Motte, la municipalité Tréfousse-Lisse [maire de 1882 à 1894] signa son arrêt de mort en 1883 en considération de la gêne extrême qu'elle procurait à la circulation. [...] Le 23 décembre 1884, de La Motte ne restait pas une pierre debout..."

   "Le docteur Louis Guillaume avait quelque peu tâté de la politique municipale sous la bannière de Victor Fourcaut [maire de 1894 à 1900] et rapporté de cette expérience des notations très personnelles dont "l'oraison sur La Motte" nous a fourni un vigoureux échantillon. Médecin, Louis Guillaume n’ignorait rien non plus de la vie de l' Hospice ni du "roulement" institué dans ses murs à l'usage des médecins de service. Et c'est "Le Roulement" que je propose à votre délectation..."



   Quand à notre mathématicien lauréat du Concours Général, les Chaumontais s'étonneront peut-être de le retrouver sous la blouse et la calotte blanche familière du chirurgien de l' avenue Carnot. Mais ainsi sont les choses. C'est en 1912 que le docteur Maurice Guillaume fonda son modeste établissement : il en peignit lui-même les lits de fer. Puis vint 1914 qui rompit son élan. Et ce fût, à nouveau, "la clinique Guillaume". La bonté de l'homme, le talent du "maître" l'ont rendu inoubliable et inoublié. Signe distinctif : le docteur Guillaume cultivait son jardin, soignait ses roses d'un bistouri habile et achevait de perfectionner son art chirurgien en taillant, pleine peau, les reliures des livres qu'il aimait.

Pauvres mais honnêtes
  L'histoire d'une ville n'est pas un monument fait des seules œuvres d'art dignes de la chronique recherchée. Chaumont, je l'ai retrouvée aussi dans l'obscure et très humble chronique des objets perdus. "Épaves" disait l'un. "Le coin des distraits" disait l'autre. En dépouillant cette rubrique tout aussi digne d'intérêt que celle de nos anciens "chiens crevés", j'ai en quelque sorte palpé la matière dont est fait le Chaumontais : riche ou pauvre mais généralement honnête.
  Et j'essaie de rebâtir en chair et en visage cette personne aujourd'hui dissoute dans quelque cercueil démantelé qui, habitant au n° 2 de la rue Saint-Louis fait savoir, par le canal de son journal habituel, qu'elle a trouvé une pièce de monnaie. Cette pièce est à la disposition de son propriétaire. Un sou? Un franc? Un écu de cents sous? Nous ne le saurons jamais.
  Autre honnête homme, c'est ami des bêtes qui dit avoir recueilli chez lui "un jeune chien noir avec les pattes blanches". C'est probablement en les montrant que le brave animal avait réussi à entrer là?
  Et combien confiante en la probité de ses semblables cette Lucie qui, le 24 mars, avoue ingénument avoir perdu au bal de l' Hôtel de Ville "son mouchoir de batiste garni de dentelle des Vosges avec son prénom brodé dans le coin".
  Combien négligeable cet émoi au regard de cette autre mésaventureuse étourdie qui larmoie avoir "perdu entre la rue de Choignes et l'église Saint-Jean un boa gris avec tête d'animal".
  J'entends bien que le vent qui souffle là, remontant de la côte des Tanneries est un vent bien capable de vous emporter un boa gris. Mais avec une tête d'animal en plus, drôle d'ouragan!

Poignée de nouvelles
  Flashes dit le journal d'aujourd'hui.

À suivre...

Robert Collin, Chaumont à la Belle Époque, Les Presses de l'Imprimerie de Champagne, Langres, 1970, p. 25-31
 
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