Haute-Marne : Chaumont à la La Belle Époque, épisode III

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  Le 21 juillet 1900, Monsieur Jannel épouse en justes noces Elisa Simonnel. Monsieur Jannel et sa "future" sont de condition modeste. Ils sont tous deux employés à la Maison Lisse, en face du lycée, là où s'élève l' Hôtel des Postes dont je ne dirai rien de plus que ce qu'en dit tout le monde.

 

 

L'Hôtel de la poste, début du XXe siècle. Source 

Aujourd'hui. Source 



  Monsieur Jannel y est comptable avec M. Marchand dont la femme tient une petite boutique de mercerie à deux pas. Aujourd'hui Mme Balson, soeur de Mme Marchand, est toujours là, pour vous y servir du fil, de la laine, des aiguilles, de la tresse élastique pour son soutien-gorge et du ruban.
  La "future" est cuisinière du personnel, car la maison Lisse nourrit son monde et le loge aussi dans une vaste dépendance bordant au nord de la grande cour intérieure de l'immeuble. Il n'y a pas moins de trente employés.
  Fermant cette cour, avec issue sur la rue Bouchardon, c'est l'Hôtel particulier de M. Lisse, actuellement Direction des P.T.T. À la hauteur du premier étage, vous pourrez encore lire dans un prétentieux cartouche, l'inscription :
"Hôtel des Rose et de Gondrecourt, restauré par Lisse, 1877".


                

L'ancien hôtel des Rose et de Gondrecourt. Photo : Aurélien. Source

  Car les Gondrecourt et les Rose ont, à leur façon, fait, pour part, l'histoire du vieux Chaumont... C'est en ces lieux que nobles dames, princes et dignitaires et les rois aussi mettaient pied à terre quand la pensée leur venait de s'arrêter dans leur bonne ville de Chaumont.
  C'est là aussi que, dans le grand salon du premier étage - un vitrail de l'escalier commémore l'évènement - aurait été signé le traité de 1814, consommant l'abaissement de Napoléon.

                   
Magnifique vitrail rappelant le traité de Chaumont du 1er mars 1814 où l'Autriche, l'Angleterre, la Prusse et la Russie se coalisent contre Napoleon 1er. Photo : Aurélien. Source

  Mais Mme Jannel quittant ses fourneaux, a le coeur et l'esprit occupés bien ailleurs.
  Tout à l'heure, elle et lui auront passé devant le maire et échangeront les anneaux bénis dans un plat d'argent par M. le curé.
  La cérémonie sera de cinquième classe, en est-il une en-dessous encore? Je l'ignore.
  La Fabrique, administration civile des intérêts de l'église de Saint-Jean-Baptiste, ne tardera pas à leur envoyer sa facture : pour le clergé : 6,75 F ; pour les employés : 1,75 F ; pour la Fabrique : 2 F. Total : 10,50 F.
  Diable! J'allais oublier les frais d'orgue : l'organiste et le souffleur ont reçu chacun un sou. Total rectifié : 10,60 F.

Chez Salomon
  Les archives de la famille ne nous délivrent aucun document circonstancié sur les épisodes de cette journée de fête.
  Je sais seulement que M. Salomon qui tient grand restaurant place du Champ-de-Mars, tout au fond, là où s'amorce la vieille côte de la Maladière, traitera et traitera bien les invités. La salle du premier étage un moment abandonnée, il est deux convives que l'on ne reverra plus guère, les deux neveux de la nouvelle Mme Jannel, les jumeaux Dufour, qui, encore qu'âgés de quatre ans seulement, ont inventorié soigneusement la table des agapes et sifflé tous les fonds de verres.
  La noce, de retour, les découvrira fraternellement enlacés au pied de l'escalier, saoûls comme grives. On les portera coucher. Incident clos. Et vive la mariée!

En ménage
  À peine dans leurs meubles, M. et Mme Jannel se préoccupent d'améliorer la garde-robe. Qu'ils se servent. M. Lisse leur consent un rabais substantiel.
  Dès le 18 août, ils ont acheté un tapis de 3,50, trois chemises à 4,25 F l'une. En octobre, Monsieur s'offre un complet de 33,35 F, un chapeau de 8 F, ce doit être, pour le moins un gibus à ressorts?, un faux-col de 65 c ; une paire de chaussures de 2,75 F, une cravate de 19 sous, une paire de manchettes de 20 sous. Remise de 15% sur le tout. Voilà notre bourgeois équipé!
  Le petit ménage semble s'organiser au mieux. En février 1901, Mme Jannel fait acquisition de 4.50 m de dentelle à 0,60, 1.10 m de peluche à 1,30, 1.40 m de ruban à 0,35. Dites donc le contraire que les jolies filles, un rien les habille!
  M. Jannel dont l'élégance se montre plus exigeante, va augmenter son vestiaire de deux caleçons à 2,80 pièce, de deux flanelles à 4,75, il a dû se faire voler car je les ai vu affichées ailleurs à 4,50!, et d'une paire de chaussettes à 95 c.
  Passe encore le temps, et en 1906, Mme Jannel se lance résolument dans les folies. D'un seul coup, voici un chapeau de 3,45, un corsage de 18,90, une "fantaisie" de 1,75 et une ombrelle de 6,95.
  En 1910 enfin, M. Jannel changera de complet et paiera pour cela 49,00. Ses chaussures, 18,75 et son chapeau 3,75.
  Mais dès 1906, les Jannel se sentent assez "bien de chez eux" pour tâter de l'argenterie, suprême consécration ménagère! Ils ont acheté chez Dechêne 6 couverts mousseline pour 31 F assortis de la louche du même métal pour 11,50 F.

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  Et nous allons les perdre de vue...
  M. Jannel mourra prématurément en 1929.
  Plus tard encore, je connaitrai seulement Mme Jannel sur la fin de sa vie. Elle fut un instant ma voisine. Elle est morte en 1953. Elle avait 78 ans.2

 

Un complot contre la République
  On ne saurait décrire et faire revivre une ville, même modeste comme le Chaumont de cette époque si, de temps à autre, on ne la replaçait dans le contexte environnant. En 1900, Chaumont compte 13 500 habitants [aujourd'hui 21 945 habitants, population totale Insee 2017 ]. Elle n'est pas une entité en soi, un morceau du monde abrité dans la coquille de ses anciens remparts. Les mouvements politiques l'agitent, les courants d'idées et le tumulte des passions secouent ses murailles et vont jusqu'à diviser les familles.
  Nous sortons à peine du drame déchirant que fut l'affaire Dreyfus [scandale judiciaire et politique qui divisa l'opinion française entre 1894 et 1906] ; nous sommes aux veilles de la Séparation de l' Eglise et de l' Etat ["Promulguée le 9 décembre 1905, la loi concernant la séparation des Églises et de l’État est l’aboutissement d’un long processus de laïcisation et de sécularisation engagé depuis la Révolution française. Elle proclame la liberté de conscience, garantit le libre exercice des cultes et met en place un nouveau régime des cultes..."]. Quelques années encore, et tout le monde, de gré ou de force, se réconciliera dans le bain de fer et de feu du conflit mondial.
  Mais à Paris, en 1900, un ténébreux complot vient d'être découvert dont l'instigateur est le vieux clairon Déroulède [Paul, écrivain et homme politique, 1846-1914 ; fondateur de la Ligue des patriotes (1882) ; il tenta un coup d'État pour renverser la république parlementaire, 23 février 1899. Arrêté, acquitté puis condamné à dix ans de bannissement, 1900, déchu de son mandat de député, 1901, il fut amnistié en 1905] fondateur de la "Patrie française", éternel enfant de choeur du culte de Jeanne d'Arc et des chères Provinces Perdues.
  La Haute-Cour [" sous l’empire des lois constitutionnelles de 1875, le Sénat peut se constituer en Cour de justice. Il peut juger soit le président de la République, responsable que dans le cas de haute trahison, soit les ministres, pour les crimes commis dans l’exercice de leurs fonctions, qui doivent être mis en accusation par la chambre des députés. De plus, il peut être constitué en Cour de justice par un décret du Président de la République, rendu en Conseil des ministres, pour juger toute personne prévenue d’attentat contre la sûreté de l'État..."] a eu à connaître de l'affaire. Membres de droit de ce tribunal suprême, les deux sénateurs de la Haute-Marne, Bizot de Fonteny [Pierre, 1825-1908, sénateur de 1888 à 1908, année de sa mort] et Darbot [Jean, 1841-1921 ; sénateur de 1888 à 1920, non réélu] - deux "dreyfusards" souligne le quotidien d'opposition - votent la condamnation des conjurés. 

                                         

Source

  L'un de ceux-ci, Jules Guérin [Jules, Napoléon,1860-1910 ; homme d'affaires et journaliste. Directeur de "L'Antijuif". Directeur du Grand Occident de France. Animateur de la Ligue nationale antisémitique], est frappé de dix ans de réclusion dans une enceinte fortifiée sur le territoire national. On lui assigne la maison de force de Clairvaux, installée depuis 1808 dans les bâtiments subsistants de la vieille abbaye de saint Bernard.

 

 Jules Napoléon Guérin


                         

Jules Guérin barricadé au siège du journal L'Antijuif situé rue de Chabrol, à Paris. Réfugié dans ce qui sera appelé Fort Chabrol, il résiste pendant plusieurs semaines aux assauts des forces de l'ordre. Reproduction d'une photographie de Roger-Viollet avant l'arrestation de Jules Guérin. Source

  À peine entré dans ses domaines, Guérin qui s'est vu attribué la cellule auparavant occupé par le duc d’Orléans, la plus belle, s'inquiète de l'Intendance et compose le menu de son dîner et de son souper.
  Pour midi, le prisonnier déclare se contenter de deux œufs à la coque, d'une côtelette, d'une salade, de fromage de gruyère, d'une poire, d'une bouteille de Bordeaux rouge, d'une bouteille d'eau de Vichy, ou, à défaut, de Vals, et de pain blanc.
  Le soir, après le potage gras aux pâtes, Guérin demande une deuxième côtelette, des haricots verts, du gruyère, une poire, une bouteille de Bordeaux rouge, du Vichy, ou Vals, et du pain blanc.
  La bienveillante administration pénitentiaire qui, en cette affaire, fait office de maître d'hôtel du moment que le client est solvable, dispose heureusement dans la proximité, de l' hôtel Saint-Bernard dont le patron est habitué à traiter les prisonniers politiques.
  Une ombre légère, pourtant, à ce tableau de saine gastronomie cellulaire : Guérin n'aura ni poire ni eau minérale, non que le règlement interdise de tels raffinements mais pour la bonne raison que Clairvaux ne dispose pas de fruits frais et s'étonne de voir demander du Vichy alors que l'eau du ciel emplit les citernes du vieux couvent. Il faut bien être de Paris pour avoir des exigences pareilles!

En selle! en selle!
  Que ces évènements cisterciens ne nous retardent pas davantage dans notre propos.
  Tous nos Messieurs Chaumontais n'ont pas servi dans les cuirassiers ou dans les dragons - mais, la mode le veut, il n'est que chic et distinction pour l'homme "urf" ou "smart" qu'une selle de vélocipède sous le séant.
  Les couturiers ont déjà créé le costume pour cet usage : culottes semi-bouffantes, épais bas cyclistes, non moins épais tricot à col roulé, casquette profonde en tissu "sport". Les élégants y ajoutent les grosses lunettes de l'automobiliste.

 

 Cycliste inconnu vers 1900.


  Les dames entendent bien goûter aussi à ces griseries vacillantes, quittes à pâmer dans le tourbillon de la vitesse. Pour elles, la Haute couture a inventé je ne sais quels jupons pantalonnesques ou autres jupes-culottes qui, tout en sauvegardant la sainte pudeur du mollet toujours masqué, donnera suffisamment d'aisance à la bottine mutine s'énervant sur le pédalier. Le haut cadre triangulaire de la machine à deux roues fait pour les hommes seulement qui vous sautent là-dessus comme sur l'échine d'une cavale indomptée, va, en l'honneur de ces dames, s'ouvrir et s'incurver dans le gracieux ploiement du col de cygne et, pour monter sur la selle élargie aux proportions de leurs aimables fessiers, elles auront alors des élans de croupe, des souplesses de reins à faire rêver plus d'un saint.
  Toutes concessions vestimentaires arrêtées à la taille de guêpe, il reste bien entendu que la bicycliste sportive 1900 portera corsage avec manches à gigot, chapeau fleuri vaste comme cabotin au jardin des ruches et voilette strictement tendue et nouée derrière la nuque pour filtrer le vent de la course et ménager ses bronches, si fragiles des brûlures glacées de l'air si vite fendu.
  La "vélo-vignette" n'arrêtera pas le progrès. La bicyclette, avec ou sans chaîne, enchaîne toutes les classes de la société. Elle est "sport" ; elle est "hygiénique" ; sa pratique vaut les meilleures leçons de gymnastique.

" En 1942, la plaque fut imprimée sur du carton comme fac-similé de la plaque en métal. Le tarif passa cette année à 25 francs. Ce tarif était visible sue la plaque pour la première et dernière fois. Dans les communes où cette plaque en carton n’était plus disponible, les autorités locales ont émis une immatriculation pour voiture avec la mention qu’il s’agissait de vélo. Ces dernières pièces sont rares, même si des centaines de milliers ont probablement été émises...."

   "À partir du 1er juin 1893, il sera perçu une taxe annuelle de dix francs (10 fr.) par chaque vélocipède ou appareil analogue. Sont affranchis de cette taxe :
1° Les vélocipèdes possédés par les marchands et exclusivement destinés à la vente ;
2° Ceux qui sont possédés en conformité de règlements militaires ou administratifs.

  La taxe est due pour les vélocipèdes possédés par les loueurs et destinés à la location."
Source

   Entre eux, les champions déjà se mesurent, les moustaches aussi fièrement cambrées que leur guidon nickelé. Le dimanche, les mollets bien pris dans les bas de coton, ou plus bourgeoisement, le paletot négligemment posé sur le guidon, en gilet et panama ou canotier, ils condescendront à faire partager ces joies viriles à ce sexe faible dont ils se gaussent discrètement.
   Et ils s'en iront, en procession zigzagante, par couples assortis, défier les périls de la route du Viaduc ou les traîtres tournants du chemin de Semoutiers. Seuls les pratiquants, solitaires, enfin au mieux de leur forme, oseront s'attaquer à la côte de Buxereuilles en minutant leur temps...
   Au retour de ces expéditions au demeurant périlleuses, on rentrera en ville ivres encore de vitesse, les joues enflammées d'air vif.


Deux femmes près de leur vélo dans les années 1900

La bicyclette, facteur de démocratisation et d'émancipation


À suivre...

Robert Collin, Chaumont à la Belle Époque, Les Presses de l'Imprimerie de Champagne, Langres, 1970, p. 20-25

2. Pour qui en douterait, tous les chiffres et faits ci-dessus évoqués sont authentifiés tant par les souvenirs personnels des proches de Mm Jannel que par les factures des Éts Lisse faisant foi. 

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