Etats-Unis d'Amérique, Chicago : 1968-1969 : quand les pauvres, blancs, noirs, latinos de l' Uptown s'unissaient contre la haine classiste et raciste des Autorités municipales

"...Le texte de Camus est tiré de Combat du 19 septembre 1944 : « Nous l’avons dit plusieurs fois, nous désirons la conciliation de la justice avec la liberté... Nous appelons justice un état social où chaque individu reçoit toutes ses chances au départ et où la majorité d’un pays n’est pas maintenue dans une condition indigne par une minorité de privilégiés... Et nous appellerons liberté un climat politique où la personne humaine est respectée dans ce qu’elle est comme dans ce qu’elle exprime... Notre idée est qu’il faut faire régner la justice sur le plan de l’économie et garantir la liberté sur le plan politique. [...] C’est dans cet équilibre constant et serré que résident non pas le bonheur humain qui est une autre affaire, mais les conditions nécessaires et suffisantes pour que chaque homme puisse être le seul responsable de son bonheur et de son destin » 
(Albert Camus, 1965)
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Quand les Young Patriots s’alliaient aux Black Panthers


Ballast
2021 07 12

  Chicago, 1969. Pour contrer le maire de la ville — un élu démocrate homophobe qui réprimait les opposants à la guerre du Vietnam et donnait l’ordre d’abattre tout émeutier afro-américain —, faire face aux violences policières et œuvrer à l’émancipation quotidienne des classes populaires, une coordination inédite se mit en place : la Rainbow Coalition. Elle reposait principalement sur les Black Panthers, les Young Patriots et les Young Lords. Autrement dit, des Noirs, des Blancs et des Latinos alliés contre le système capitaliste et raciste. Face à la menace que représentait un tel mouvement, le pouvoir ne tarda pas à répondre : le socialiste Fred Hampton, initiateur de la Rainbow Coalition, était exécuté quelques mois plus tard par le FBI et la police. Hy Thurman fut l’un des cofondateurs de la Young Patriots Organization : originaire du Tennessee et enfant d’une famille d’ouvriers agricoles, il s’était rendu à Chicago, adolescent, dans l’espoir d’y trouver la « Terre promise »… En 2020, il a publié ses souvenirs, Revolutionary Hillbilly. Dans cet entretien que nous traduisons, le militant revient sur la naissance de la trop brève coalition « arc-en-ciel ».




Comment en êtes-vous venu à faire partie de l’organisation des Young Patriots ?
  Je me suis d’abord impliqué dans les Good Fellows, auprès des personnes qui ont ensuite créé les Young Patriots. Mon frère, Tex, était l’un des leaders des Peace Makers, un gang de rue qui est devenu ensuite les Good Fellows, puis les Young Patriots — avant de faire partie, enfin, de la Rainbow Coalition. Nous avons fondé les Young Patriots en 1968, dans le quartier d’ Uptown, à Chicago, pour aider à mettre fin aux diverses oppressions auxquelles les résidents étaient confrontés au quotidien. Et, aussi, pour donner aux pauvres une voix afin de combattre la machine oppressive de haine classiste et raciste du maire de l’époque, Richard J. Daley. La communauté d’ Uptown était principalement composée de migrants blancs pauvres du Sud qui ont commencé à migrer vers le Nord peu après la Seconde Guerre mondiale afin de trouver du travail et d’échapper aux griffes de la pauvreté, pour, finalement, se voir pris dans des conditions monstrueuses — elles étaient, à plusieurs égards, pires que celles qu’ils avaient connues dans le Sud. D’après leurs estimations, en dix ans, plus de 70 000 Sudistes ont franchi les portes d’ Uptown. À un moment donné, jusqu’à 40 000 d’entre eux ont essayé de s’y enraciner dans l’espoir de gagner leur vie.

 

 
Ça pourrait surprendre certains lecteurs que la brutalité policière soit si répandue dans un quartier blanc.
  Daley utilisait la police comme son gang personnel. Ils étaient autorisés à faire valoir leur propre interprétation de la loi en même temps qu’ils exerçaient leurs fonctions de police. Il semblait aussi que tout policier dont on identifiait qu’il avait des comportements de psychopathe, ou qu’il ne pouvait s’intégrer dans les quartiers de la classe moyenne de la ville, était affecté à Uptown, South et West Side, et dans les quartiers pauvres de Chicago, comme les quartiers latinos. Ils n’hésitaient pas à vous tirer dessus, à vous torturer ou à vous battre. Les femmes et les jeunes filles n’échappaient pas non plus à leur comportement pervers.
  […] Avec trois autres personnes de Good Fellows, dont une femme, nous avons été arrêtés par une voiture de police de Chicago, avec trois hommes à bord. Nous avons dû sortir de notre véhicule. Après avoir vérifié notre identité, sans fouiller la voiture, le conducteur, Bobby McGinnis, a reçu l’ordre de s’asseoir sur le siège arrière de la voiture de patrouille tandis que le reste d’entre nous a été sommé de rester dehors, dans le froid, où nous pouvions être observés. Les flics ont dit qu’ils avaient trouvé un sac de pilules illégales dans notre voiture. Ils ont dit à Bobby qu’ils allaient « baiser la fille » ou que nous irions en prison pour possession de drogues, que la voiture serait saisie comme preuve. Nous avons pris la décision d’essayer d’échapper aux flics et d’aller dans un quartier d’ Uptown où on savait que d’autres Good Fellows trainaient et se préparaient en vue d’une confrontation. Nous avons réussi. Les flics nous ont dépassés alors que nous entrions dans un restaurant local avec d’autres gars et filles du quartier. Ces incidents — sans parler des autres — avec les flics fascistes ont conduit les Peace Makers, JOIN [l’organisation Jobs or Income Now, ndlr] ainsi que d’autres groupes et individus à organiser une marche en direction du poste de police de Summerdale, contre la brutalité et le meurtre. Deux jours plus tard, le frère d’un pacifiste a été assassiné par les flics et le bureau de JOIN a fait l’objet d’une descente : des drogues y avaient été placées pour justifier cette action. Ce qui a conduit à l’arrestation de deux étudiants de Students for a Democratic Society. C’est là que les Peace Makers ont changé de nom pour devenir les Good Fellows, et qu’ils ont commencé à se mettre au service de la communauté.

      

[Leaders du collectif anti-impérialiste The Weathermen à Chicago, 1969, durant les Days of Rage | David Fenton | Getty Images]

Les institutions du pouvoir à Chicago n’étaient donc pas très enthousiastes à l’idée de recevoir la section blanche de la diaspora sudiste ?
  Je veux juste mentionner un autre incident démoralisant que j’ai rencontré et souligner la façon dont les Sudistes étaient perçus par la police de Chicago. J’avais 17 ans. Je n’étais à Chicago que depuis deux semaines quand deux hommes dans une voiture de police m’ont arrêté sur Sunnyside Avenue, dans Uptown. J’étais seul. Je marchais dans la rue quand ils se sont arrêtés, m’ont menotté et fait monter à l’arrière de la voiture. L’un des policiers a dit qu’il y avait eu beaucoup de cambriolages dans le quartier et m’a demandé si j’en savais quelque chose et si je possédais des outils de cambriolage. Ils ont entendu mon très fort accent du Sud après que j’ai nié toute connaissance de ces faits et dit n’avoir aucun outil. Un des flics a dit : « Pas un autre stupide péquenaud. Pourquoi vous ne retournez pas dans le Sud baiser votre mère, vos sœurs, vos cousins ou vos chiens, ou tout ce que vous baisez là-bas ? Restez en dehors de Chicago. Maintenant, dégage de ma voiture. Si je te revois, je ne serai pas aussi poli. » L’un d’entre eux m’a détaché les menottes, face contre terre, les genoux dans le dos, tandis que l’autre se tenait debout avec un pied sur le côté de mon visage. Ce ne sont là que deux exemples du comportement de la police. Des détails ont été écrits sur d’autres actes perfides. Les meurtres, les extorsions, les vols et les innombrables actes de violence étaient monnaie courante. Plusieurs membres des Peace Makers et des Good Fellows ont été assassinés par les flics de Chicago.
  Le chômage, les conditions de vie dans les taudis, la discrimination en matière de logement, la rénovation urbaine, la haine de classe, le racisme, le manque de soins de santé, la malnutrition, les taux élevés de mortalité infantile, la maladie et la pauvreté avaient tous une emprise sur les pauvres d’ Uptown. C’était un cloaque de misère pour beaucoup. Au début des années 1960, le Chicago Tribune a publié une série d’articles avilissant et diabolisant les migrants blancs du Sud. Ils étaient décrits comme un « essaim de sauterelles » descendant sur la ville armés de leur tempérament violent, de leur ignorance, de leur manque d’éducation et de leur comportement incestueux, prompts à se battre pour un rien. Ça n’a pas aidé les migrants du Sud, en matière de travail, à obtenir des emplois décents. Ça a créé les conditions de la haine de classe.

Ceci ne va-t-il pas à l’encontre de la perception commune selon laquelle les choses allaient plutôt bien pour tous les Blancs de la classe ouvrière, dans le monde du travail de l’après-guerre ?
  Selon un livre écrit par Roger Guy, intitulé From Diversity to Unity, le taux de chômage à Uptown à la fin des années 1960 était de 47 %. Et la population migrante du Sud dépassait le nombre d’emplois stables de Chicago. Ceux qui trouvaient du travail se faisaient généralement embaucher par des agences de travail journalier. Elles étaient privées et fonctionnaient comme les agences d’intérim, à la différence que les agences de travail journalier n’offraient pas la possibilité d’un emploi à temps plein et qu’elles payaient moins que le salaire minimum. J’y ai travaillé quelques fois. J’étais toujours affecté aux tâches les plus subalternes, comme balayer le sol ou accomplir celles qui présentaient un risque élevé de blessures. Des tâches pénibles, comme le chargement et le déchargement des camions. Le soir de mon deuxième jour, lorsque je suis retourné à l’agence des travailleurs journaliers, un employé m’a fait entrer dans son bureau. Il m’a dit que comme j’étais nouveau, je ne connaissais pas la procédure de paiement des travailleurs. Il a ajouté que j’étais responsable du paiement du transport vers et depuis le chantier. Ce service était annoncé comme gratuit pour les entreprises qui faisaient appel aux services de l’agence de travail journalier. C’était moi qui étais responsable des frais de transport : 20 % de mes gains allaient donc être déduits de mon salaire. Il a dit qu’ils nous faisaient une faveur en nous choisissant pour travailler et que nous devions leur en être reconnaissants. Il a dit que cet accord était la condition pour être choisi pour travailler chaque jour. Comme je n’avais personne auprès de qui me plaindre, j’ai décidé de mettre fin à ma collaboration avec eux et de chercher d’autres moyens de gagner ma vie. Il a quand même retenu 20 % de mon salaire pour les deux jours de travail.



[Richard J. Daley (à droite) en campagne pour Jimmy Carter, 1976| Library of Congress, Washington, D.C.]

  Ça a maintenu beaucoup de gens dans une pauvreté constante. Beaucoup ont été poussés à vendre leur sang. À Uptown et dans de nombreux quartiers pauvres, les banques de sang ou les magasins étaient situés tout près des agences de travail journalier. Lorsque les individus et les familles ne pouvaient pas trouver d’emploi ou avaient besoin de compléter leur salaire ou leur aide sociale, ils n’avaient d’autre choix que de vendre leur sang, de se tourner vers le crime, la prostitution ou vers d’autres moyens illégaux. Mais pour ceux qui arrivaient du Sud avec des maladies comme celle dite du poumon noir, la tuberculose ou le saturnisme et un certain nombre de maladies physiques, ce n’était pas une option. Ils étaient trop malades pour travailler et devaient compter sur l’aide du gouvernement, qui n’était pas énorme. J’ai dû ravaler ma fierté plusieurs fois et vendre mon sang pour survivre.

Les habitants d’ Uptown avaient aussi un autre problème à gérer : les projets de rénovation urbaine qui détruisaient les quartiers noirs et latinos.
  La discrimination en matière de logement et la rénovation urbaine ont joué un rôle majeur dans mon implication dans les Young Patriots. Une partie d’ Uptown était un bidonville. C’est là que les pauvres étaient obligés de vivre, exploités par des propriétaires absents qui percevaient les loyers mais qui refusaient de rénover leurs propriétés. La peinture à base de plomb a contribué à l’intoxication de nombreuses personnes ou a détérioré l’état de celles qui y avaient déjà été exposées dans le Sud, en raison de l’exploitation minière à ciel ouvert, qui polluait l’eau potable et les cours d’eau. Les enfants étaient obligés d’emprunter des rues recouvertes de verre et d’autres débris. Les voitures abandonnées et les ordures jonchaient les rues. Les services municipaux ignoraient la région alors que dans les zones plus prospères, la propreté était préservée. Selon les statistiques compilées par le Southern Cultural Exchange Center, Uptown avait le taux de mortalité infantile le plus élevé de tous les quartiers de Chicago. Les services de santé étaient inexistants et les hôpitaux refusaient de servir les personnes sans assurance.
  En plus de la brutalité policière, la rénovation urbaine a été un facteur important de mon implication dans l’organisation d’ Uptown. Uptown a été désigné comme une zone de rénovation et une université devait être construite là où vivait la majorité des Blancs du Sud. La ville n’avait pas l’intention de reloger les résidents. Le maire Daley a lui-même choisi le comité, composé de propriétaires fonciers et de chefs d’entreprise, pour superviser tous les plans de rénovation urbaine : ça n’incluait aucun résident pauvre. Trente-huit hommes, femmes, enfants et handicapés physiques pauvres ont été assassinés par le feu lorsque les propriétaires des bidonvilles ont engagé des personnes pour incendier les bâtiments afin de forcer les résidents à partir. Aucune charge ou poursuite n’a été engagée contre qui que ce soit. Le rapport indique également que le chancelier du City College, Oscar Chabot, a convaincu trois de ses amis d’acheter des terrains et des bâtiments sur le site désigné pour pouvoir les brûler ou les démolir afin de toucher l’assurance et, ensuite, vendre le terrain à la ville de Chicago avec un bénéfice considérable.

       [Travailleurs du bâtiment à New York, mai 1970 | Neal Boenzi | The New York Times]

Y a‑t-il eu beaucoup de résistance ou les gens ont-ils simplement déménagé ?
  En nous joignant à la l’ Uptown Area Planning Coalition, nous avons pu présenter une alternative au site proposé pour l’université. Chuck Geary, un migrant du Kentucky, a mené le combat avec notre soutien. Nous avons appelé ce projet le Hank Williams Village, qui était une réplique d’une ville du Sud avec ses propres services, sa police et son gouvernement. Les bâtiments inhabitables seraient remplacés par de nouvelles structures et ceux qui pourraient être sauvés seraient rénovés et, éventuellement, proposés à l’achat aux résidents pauvres. Un hôtel serait construit pour les nouveaux arrivants et des services d’aide et d’emploi seraient fournis jusqu’à ce qu’ils puissent devenir indépendants et trouver leur propre logement. Après que les Young Patriots ont pris la direction du comité, la proposition a été acceptée à condition que nous puissions obtenir un financement.
  […] Entre 1966 et les derniers mois de 1968, l’ambiance était infernale dans les rues d’ Uptown. De nombreux pacifistes ainsi que le collectif Good Fellows ont été forcés par les flics de quitter Chicago, ont été tués ou engagés dans la guerre du Vietnam. Il ne restait plus que quelques Good Fellows. Bobby McGinnis, June Bug Boykin et moi-même avons assumé les postes de direction et avons commencé à recruter d’autres membres. Nous avons également décidé de changer de nom pour devenir les Young Patriots, car nous avions le sentiment que les Patriots protégeaient et se battaient pour leur peuple. Du fait de notre connaissance sans cesse croissante du socialisme, nous voulions un nom qui serait reconnu et facilement explicable — et, dans le même temps, nous éloigner du nom de Good Fellow qui était associé au crime. Même si nous aimions toujours être associés au côté bad ass des Good Fellows : un groupe avec lequel il ne fallait pas déconner.
  En 1968, et même pendant une bonne partie de l’année 1969, nous avons commencé à intensifier notre travail à Uptown. Nous sommes devenus plus bruyants et militants dans notre approche de l’opposition aux programmes capitalistes et fascistes de l’administration Daley. Nous avons exigé une voix et l’autodétermination pour le quartier d’ Uptown. Nous avons rejoint d’autres organisations pour combattre le système corrompu qui contrôlait notre vie quotidienne. Nous avons exigé des soins de santé adéquats, des logements décents, la fin de la brutalité policière, du racisme, de la haine de classe et nous avons exigé d’être respectés et entendus. Nous avons exigé de siéger dans tous les comités qui déterminaient notre sort. Nous avons pris d’assaut les réunions de planification de la rénovation urbaine, nous avons fait entendre notre voix et la vision des Young Patriots arrivant aux réunions a fait peur à beaucoup de personnes que Daley avait nommées. Nous portions des blousons de cuir et un drapeau confédéré1 avec des badges Huey [cofondateur du Black Panther Party, ndlr], des badges Black Panther et un badge représentant chaque couleur de chaque race. Nous avons adopté le slogan de la police de Chicago — « Nous servons et protégeons » — parce qu’elle était incapable de faire l’un ou l’autre pour les pauvres. On nous craignait, mais on était également détestés par les flics et l’administration Daley. Ce que nous ignorions, c’est que les Black Panthers et les Young Lords nous observaient de près.


    

[Huey P. Newton au Boston College, 1970 | Jeff Albertson]

Votre organisation a fait alliance avec les Panther et les Lords : la Rainbow Coalition originelle.
  Le 4 avril 1969, jour du premier anniversaire de l’assassinat de Martin Luther King, Fred Hampton, Bobby Rush et Bobby Lee, du Black Panther Party de l’Illinois, ont invité les Young Patriots à se joindre à eux et aux Young Lords, un ancien gang de rue portoricain, pour former la première coalition « arc-en-ciel » de solidarité révolutionnaire. Les Black Panthers étaient au fait de notre engagement en faveur du mouvement pour l’égalité raciale grâce à la participation des Good Fellows, ainsi que d’autres organisations pauvres, à la campagne présidentielle Eldridge Cleaver – Peggy Terry, en 1966. Peggy Terry, une femme blanche pauvre et organisatrice communautaire2 qui vivait à Uptown, a été choisie pour être la partenaire de bulletin d’ Eldridge Cleaver [figure du Black Panther Party : il deviendra, plus tard, un militant républicain, ndlr], candidate à la vice-présidence de Peace and Freedom, contre le gouverneur de l’Alabama, en raison de ses convictions racistes et suprématistes. La campagne voulait également montrer que les Noirs et les Blancs pauvres pouvaient s’unir dans la solidarité. Les trois groupes se sont mis d’accord pour qu’aucune organisation ne contrôle la coalition. Chaque organisation contrôlerait sa communauté et lutterait pour l’autodétermination. Les trois groupes ont déclaré que dans la ville la plus ségréguée des États-Unis, il était possible que toutes les races travaillent ensemble. Nous nous rassemblerions par solidarité pour soutenir nos programmes respectifs et défier l’administration Daley. Nous nous unirions dans des manifestations et nous nous tiendrions côte à côte pour vaincre le racisme et le fascisme. Nous avons accepté de participer à leur service de sécurité en nous tenant à leurs côtés lors de nombreuses manifestations.

À cause de votre travail au sein de la Rainbow Coalition, vous avez été harcelé pendant de nombreuses années par le gouvernement. Pourquoi la Rainbow Coalition a‑t-elle fait à ce point peur aux pouvoirs en place ?
  Je pense qu’une grande partie de la peur a été générée par la façon dont les gouvernements fédéral et local considéraient les Black Panthers et le fait que nous sortions des rôles qui nous étaient assignés dans la société. Le lendemain du jour où nous avons cimenté notre solidarité de fraternité révolutionnaire, le FBI et son programme illégal COINTELPRO ont commencé à surveiller les Young Patriots. Ils étaient déjà au courant de notre existence, car la Red Squad3 de la police de Chicago recueillait des informations sur les Good Fellows et les Young Patriots depuis des années. Ils nous surveillaient en grande partie parce que le maire Daley craignait que la Rainbow Coalition parvienne véritablement à affaiblir son pouvoir.
  Des documents du FBI, qui avaient été scellés après l’intervention de celui-ci et de la police de Chicago, indiquent clairement que les Black Panthers représentaient pour le FBI la menace numéro un pour la sécurité nationale, et que le Black Panther Party avait recruté d’autres organisations aux vues similaires. Le mémo du FBI de Chicago à J. Edgar Hoover [premier directeur du FBI, ndlr] identifie deux autres organisations dangereuses : les Young Lords et les Young Patriots. Hoover déclare dans un autre mémo qu’il y a un messie en devenir à Chicago, et qu’il doit être éliminé — tous les membres de la coalition pensaient qu’il s’agissait de Fred Hampton. Je crois que si la Rainbow Coalition avait continué, elle aurait été une force majeure à Chicago : elle aurait uni des milliers de pauvres qui se battaient habituellement les uns contre les autres ou s’évitaient. Un modèle pour s’organiser et gagner du pouvoir à Chicago et dans le reste du pays. Daley et Hoover n’étaient pas prêts à laisser ça se produire. Les étudiants qui protestaient étaient faciles à trouver mais les communautés pauvres qui s’unissaient, en particulier les Blancs pauvres qui se liaient à d’autres groupes raciaux et minoritaires prêchant le changement révolutionnaire et le socialisme, constituaient, elles, une menace majeure. La coalition devait être contrôlée ou détruite. Je crois fermement que le modèle Rainbow peut être utilisé aujourd’hui encore, s’il est organisé efficacement.



[La Rainbow Coalition à Chicago | José Cha-Cha Jiménez]

Qu’aviez-vous à l’esprit en choisissant le drapeau confédéré comme symbole ? À la lumière des controverses sur le drapeau confédéré de l’année dernière4, recommanderiez-vous d’essayer de le « récupérer », dans l’esprit de la rébellion multiraciale ?
  Dans les années 1960, à Uptown et dans le Sud, le drapeau confédéré « rebelle » se trouvait dans la plupart des bars, sur les autocollants de pare-chocs, les vêtements et à bien d’autres endroits. Il était tellement présent qu’il en était presque invisible. De nombreux Sudistes ne le considéraient pas comme un symbole de racisme associé à l’esclavage, mais comme un symbole de la « guerre d’agression du Nord ». Les Sudistes, à l’époque comme aujourd’hui, associent le drapeau au fait d’être un rebelle. Rebelle non pas dans le sens de soldat confédéré, mais plutôt dans celui de dur à cuire, de rebelle à l’autorité. Nous voulions parler aux Blancs pauvres des conditions de vie à Uptown et essayer de les impliquer dans les Young Patriots afin d’améliorer leur sort. De nombreuses approches proposées pour entamer un dialogue : musique country, discours sur les brutalités policière, sexe, etc. Mais les symboles universels auxquels ils pouvaient tous s’identifier étaient le drapeau américain et le drapeau confédéré. Sachant que le drapeau américain ne susciterait pas beaucoup de remous, on s’est tournés vers le drapeau rebelle. Nous savions qu’il n’y avait que quelques Noirs qui vivaient à Uptown. Nous comptions les respecter en essayant de couvrir le drapeau lorsque nous les verrions. Quelques Noirs actifs à Uptown pensaient que si c’était ce qu’il fallait pour atteindre les Blancs, et sachant que nous ne l’utilisions pas comme un symbole raciste, ils pouvaient considérer que c’était une bonne façon de l’utiliser.
  Lorsque nous portions le drapeau rebelle, nous placions autour du drapeau un badge « Free Huey », un badge Black Panther et un badge arc-en-ciel. Certains avaient le drapeau brodé sur le dos de leur veste et d’autres sur leur béret. Ça a suscité de nombreuses discussions. Pas tant sur le drapeau que sur les badges. Nous expliquions alors les objectifs des Young Patriots et le fait que tous les pauvres ont la même pauvreté. Que les pauvres noirs, latinos, indiens d’Amérique et asiatiques sont tous exploités et maintenus dans la pauvreté par le système capitaliste. Après avoir ainsi brisé la glace, nous avons pu connaître leurs besoins et leur apporter de l’aide. Beaucoup ont été surpris d’apprendre que le Black Panther Party a joué un rôle majeur dans l’obtention de personnel médical et d’équipement pour la clinique de santé Young Patriot, et qu’il a fourni de la nourriture aux enfants avant qu’ils n’aillent à l’école. Nous nous sommes tenus au coude à coude avec le service de sécurité des Panthers en portant notre drapeau. Avec le drapeau confédéré entouré par « Free Huey », les Black Panthers et la Coalition, nous faisions une déclaration au maire Daley : « Fuck You ! Tu ne vas pas nous séparer plus longtemps ». Son plan raciste et répressif a échoué.
  En grandissant politiquement et en ayant de la considération pour les Black Panthers et les Young Lords, nous avons compris qu’il n’y avait pas de place dans le mouvement ou dans le monde pour le drapeau confédéré. Il symbolise une période où nos frères et sœurs noirs étaient de simples biens à vendre ou à détruire, à la convenance de l’homme blanc. Le drapeau confédéré a été créé pour servir de symbole aux propriétaires des plantations afin de perpétuer la slavocratie. Je ne recommanderais pas son utilisation par quelque groupe ou personne que ce soit. Je crois même qu’il devrait être détruit en hommage à ceux qui ont subi la douleur et l’angoisse pendant une période très sombre de notre histoire.

[Les Young Patriots et les Panthers à Chicago, en 1969 | Paul Sequeira | Getty Images]

Vous faites actuellement beaucoup d’efforts pour relancer l’organisation des Young Patriots. Pourquoi pensez-vous que ce soit nécessaire ?
  Je crois que les Young Patriots sont nécessaires pour offrir aux Blancs un modèle auquel ils peuvent s’identifier. Si vous regardez le pays aujourd’hui, et que vous voyez tous les Blancs qui auraient tout intérêt à lutter pour améliorer leur vie, vous verrez qu’un petit pourcentage seulement est très actif. Bien sûr, vous voyez plus de Blancs de la classe moyenne impliqués dans des activités militantes que de Blancs pauvres, car ils ont le luxe d’avoir du temps libre et des ressources financières. Mais cette classe moyenne diminue en nombre sous l’effet du système capitaliste, qui la détruit et fait basculer ses membres dans la pauvreté. J’aimerais pouvoir dire qu’il existe une classe ouvrière dans ce pays — mais, même si c’était le cas, elle ne peut pas vivre des salaires qu’elle gagne. Chaque année, ses conditions financières se dégradent davantage. Certains membres de la classe moyenne font la queue dans les banques alimentaires avec la classe pauvre. Mais regardez du côté des Blancs pauvres qui essaient de survivre en gagnant moins que le salaire minimum : la plupart d’entre eux doit avoir deux ou trois emplois et n’arrive pas à joindre les deux bouts ! Beaucoup abandonnent l’espoir de changer les choses car ils n’ont pas de modèle auquel s’identifier.
  Les Young Patriots peuvent offrir un modèle aux Blancs en leur prouvant qu’ils doivent se battre pour apporter des changements qui affectent positivement leur vie. Pas seulement une rhétorique intellectuelle, mais un modèle qui a fonctionné dans le passé. Notre programme en sept points touche tous les domaines de leur vie. La Young Patriots Organization existe pour trouver, soutenir, inspirer, offrir des ressources, y compris des programmes de survie, et former les résidents des communautés pauvres et ouvrières, sans distinction de race, d’âge, de préférence sexuelle, de sexe, afin qu’ils deviennent des leaders dans les prises de décisions qui affectent leur vie quotidienne, en s’appuyant sur le travail de base effectué par la Rainbow Coalition et la Young Patriot Organization.

De nombreux écrits de gauche affirment que les Blancs de la classe ouvrière ne joueront jamais un rôle important dans les luttes pour la justice sociale. Cela vous rend-il les choses plus difficiles ?
  Eh bien, tout d’abord, je pense que si les des gens de gauche ont le temps de s’asseoir et d’écrire sur le fait que la classe ouvrière n’occupera plus jamais une place importante dans les luttes pour la justice sociale, alors c’est de la masturbation intellectuelle. Soit ils ne savent pas comment sortir et s’organiser, soit ils trouvent plus confortable de rester assis sur leur cul et de décourager ceux qui se battent pour changer les choses. Non pas que je sois le meilleur organisateur qui soit, mais je sais qu’il est très difficile de voir les luttes des gens depuis une salle de classe. Les gens ordinaires ne sauraient pas, de toute façon, de quoi ils parlent. Ceux qui s’occupent de l’organisation au jour le jour laissent à leurs groupes intellectuels le soin de déterminer leur rôle à jouer dans la lutte.

Quelles luttes et formes d’organisation actuelles vous inspirent ?
  Au niveau local, j’admire mes frères et sœurs de Chicago qui mènent les mêmes combats que la Rainbow Coalition originelle il y a cinquante ans. Contre la brutalité policière, l’embourgeoisement, le mal-logement, le racisme, les inégalités économiques, la réforme des prisons et la corruption. Ce sont mes héros et je suis honoré de les connaître.

  Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast | entretien mené par James Tracy en janvier 2016 : « Revolutionary Hillbilly: an interview with Hy Thurman of the Young Patriots Organization »

1. Le drapeau confédéré a vu le jour en 1861, aux États-Unis : symbole populaire du Sud, il entend honorer son « mode de vie » disparu et la lutte historique contre le Nord. Pour nombre d’Afro-Américains, il renvoie en revanche à l’esclavage et au racisme.
2. De community organizing. Aux États-Unis, les organisateurs et organisatrices communautaires ont la charge des organisations populaires et citoyennes de quartier. Difficilement traduisible en français, ce statut pourrait s’apparenter à celui de la figure syndicale.
3. Les Red Squads étaient les unités de renseignement de la police spécialisées dans l’infiltration et la collecte de renseignements sur les groupes politiques et sociaux aux États-Unis.
4. En 2015, des appels au retrait des drapeaux confédérés du parc Jefferson Davis, État de Washington, ont été lancés après la fusillade de l’église de Charleston.



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