Yonne : l'histoire des sept cent trente-cinq lavoirs

"...Le lavoir où elle allait, était situé vers le milieu de la rue, à l'endroit où le pavé commençait à monter. Au-dessus d'un bâtiment plat, trois énormes réservoirs d'eau, des cylindres de zinc fortement boulonnés, mettaient leurs rondeurs grises ; tandis que, derrière, s'élevait le séchoir, un deuxième étage très haut, clos de tous les côtés par des persiennes à lames minces, au travers desquelles passait le grand air, et qui laissaient voir des pièces de linge séchant sur des fils de laiton. A droite des réservoirs, le tuyau étroit de la machine à vapeur soufflait, d'une haleine rude et régulière, des jets de fumée blanche. Gervaise, sans retrousser ses jupes, en femme habituée aux flaques, s'engagea sous la porte, encombrée de jarres d'eau de javelle. Elle connaissait déjà la maîtresse du lavoir, une petite femme délicate, aux yeux malades, assise dans un cabinet vitré, avec des registres devant elle, des pains de savon sur des étagères, des boules de bleu dans des bocaux, des livres de bicarbonates de soude en paquets. Et, en passant, elle lui réclama son battoir et sa brosse, qu'elle lui avait donnés à garder, lors de son dernier savonnage. Puis, après avoir pris son numéro, elle entra. C'était un immense hangar, à plafond plat, à poutres apparentes, monté sur des piliers de fonte, fermé par de larges fenêtres claires. Un plein jour blafard passait librement dans la buée chaude suspendue comme un brouillard laiteux. Des fumées montaient de certains coins, s'étalant, noyant les fonds d'un voile bleuâtre. Il pleuvait une humidité lourde, chargée d'une odeur savonneuse, une odeur fade, moite, continue ; et, par moments, des souffles plus forts d'eau de javelle dominaient. Le long des batteries, aux deux côtés de l'allée centrale, il y avait des files de femmes, les bras nus jusqu'aux épaules, le cou nu, les jupes raccourcies montrant des bas de couleur et de gros souliers lacés. Elles tapaient furieusement, riaient, se renversaient pour crier un mot dans le vacarme, se penchaient au fond de leurs baquets, ordurières, brutales, dégingandées, trempées comme par une averse, les chairs rougies et fumantes. Autour d'elles, sous elles, coulait un grand ruissellement, les seaux d'eau chaude promenés et vidés d'un trait, les robinets d'eau froide ouverts, pissant de haut, les éclaboussements des battoirs, les égouttures des linges rincés, les mares où elles pataugeaient s'en allant par petits ruisseaux sur les dalles en pente. Et, au milieu des cris, des coups cadencés, du bruit murmurant de pluie, de cette clameur d'orage s'étouffant sous le plafond mouillé, la machine à vapeur, à droite, toute blanche d'une rosée fine, haletait et ronflait sans relâche, avec la trépidation dansante de son volant qui semblait régler l'énormité du tapage..."
Extrait de L' Assommoir, Emile Zola

                                     
Théâtre de l'ambigu. L'Assommoir, drame en dix tableaux, de MM. Busnach et Gastineau, d'après le roman de M. Emile Zola. Deuxième tableau : le lavoir... ; Dessin de M. Ferat. Source
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Le patrimoine hydraulique de la vallée de l’Yonne

Jean-François Briand ABF, chef de l’ UDAP de l’Yonne
2021 07

 Le patrimoine de la vallée de l’Yonne relatif aux ouvrages d’art construits au XVIIIe siècle est relativement connu : canaux, ponts, écluses, biefs permettaient de faciliter le commerce du bois acheminé depuis le Morvan jusqu’à Paris, ainsi que le transport du vin depuis les vignobles de Vézelay, Irancy, Chablis, Coulanges, Joigny ou autres. Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, en relation avec la création de l’École des ponts et chaussées en 1747, des ouvrages d’art mais également des bâtiments publics sont confiés, soit à des architectes locaux, soit à l’ingénieur de la généralité, soit à l’architecte de la maîtrise des eaux et forêts. Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle, des noms célèbres s’illustrent dans le futur département, Germain Boffrand, Hôtel de Ville de Joigny, ponts de Montereau, Pont-sur-Yonne, Sens, Villeneuve-sur-Yonne et Joigny, Claude-Louis d’ Aviler, Claude-Nicolas Ledoux, Émiliand-Marie Gauthey, ponts de Cravant, de Baulche à Auxerre et d’Avallon. En revanche, et c’est l’objet de cette contribution, un patrimoine en lien avec l’eau, certes plus modeste, semble avoir été moins étudié jusqu’à présent et n’avoir pas fait l’objet d’un classement typologique c’est celui des lavoirs, des abreuvoirs et des bâtiments composites associant lavoir, abreuvoir et mairie. Un site répertorie les sept cent trente-cinq « lavoirs de l’Yonne », toutes époques confondues, et constitue un corpus exhaustif. Il serait cependant utile de mieux comprendre les conditions de cette commande et celles de sa réalisation.

 

Le lavoir de Voutenay-sur-Cure. © JF Briand.

  Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, des sources avaient été aménagées en lavoir-abreuvoir comme à Tonnerre autour de la fosse Dionne (1758) ou à Brienon-sur-Armançon (1767), mais c’est pendant la première moitié du XIXe siècle que ce type de programme va se généraliser afin de doter chaque village de cet équipement. Leur construction perdure pendant tout le XIXe siècle puis de façon plus épisodique jusque dans l’Entre-deux-guerres, pour disparaître après la Seconde guerre mondiale.
  Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette période de développement. Pendant longtemps, le lavage du linge avait eu lieu soit au débouché d’une source, soit “au fil de l’eau”, dans des abris plus ou moins précaires en bordure de rivières. Cette organisation avait l’avantage de fournir une eau courante mais posait des problèmes en période de crue et, surtout, favorisait la propagation rapide des épidémies.
  Les progrès de la médecine en matière de prophylaxie, dès la première moitié du XIXe siècle et la grande épidémie de choléra dans l’Yonne de 1832, nécessitent une organisation plus rationnelle des lavoirs, en évitant notamment le rejet des eaux polluées sur tout le trajet de la rivière et en regroupant les points de lavage dans un seul édifice, implanté de préférence au milieu du lit de la rivière afin de séparer au maximum eaux propres et eaux usées.
  Le rôle social de ces équipements n’est également pas à écarter dans cette société rurale : lieux de rencontre ou de conflit pour les femmes autour du lavoir et, pour les hommes, lorsqu’ils mènent le bétail à l’abreuvoir. Le passage de L’Assommoir d’Émile Zola reste célèbre sur ces lieux de sociabilité. Simple raison pratique ou moyen de contrôle sur le tissu social, la conjugaison des fonctions, mairie, lavoir et abreuvoir reste à étudier. Dans tous les cas, ils constituent un équipement de pointe au moment de leur conception, mêlant technique et esthétique, et créant une forme d’émulation et de concurrence entre chaque village.

 

Gravure de Louis Bruyère

  Je me suis principalement intéressé à la production de la première moitié du XIXe siècle, du fait de sa grande unité architecturale et stylistique et plus particulièrement dans le sud du département. Il s’agit en effet de bâtiments à l’écriture architecturale très marquée par les enseignements de la fin du XVIIIe siècle, depuis l’encyclopédie jusqu’aux publications largement diffusées de J.N.L Durand ou de Louis Bruyère.
  On y retrouve les principes de rationalité et de reproduction à partir d’un modèle en le déclinant pour l’adapter à chaque contexte singulier. On peut donc parler d’un thème développé en variations dans un souci de couvrir le territoire de façon homogène.
  Souci de rationalité et d’adéquation aux usages, économie de moyens par l’emploi de matériaux locaux, sobriété du décor, adaptation au site, sans exclure une volonté de mise en scène propre à chaque situation, ni la volonté d’une certaine monumentalité, caractérisent cette production. Le choix d’une pierre dense extraite des carrières locales, notamment de Massangis, permet des arêtes vives et des assemblages pratiquement à joint vif. L’utilisation de l’ordre toscan pour les colonnes isolées, combinées à des pilastres peu saillants rappellent les architectures de Louis Bruyère dans son recueil de 1828 pour des projets de marchés parisiens. Héritières des architectures visionnaires de la fin du XVIIIe siècle, l’écriture en est épurée pour répondre à une forme d’économie et privilégier les valeurs d’usage.

 

Le lavoir de Voutenay-sur-Cure. © JF Briand

   L’un des exemples les plus accomplis est le lavoir de Voutenay-sur-Cure, sur le ru du Vau-de-Bouche. Sa construction en 1825 va de pair avec l’édification d’un nouveau pont remplaçant celui de 1790 ; il s’agit d’un projet d’ensemble mettant en perspective le pont et le lavoir, cadrant le paysage en marquant l’entrée du village. L’ensemble pont et lavoir a été inscrit en 1960 et comme le précise la note de présentation : « Ce lavoir très bien conservé, édifié en même temps que le pont et composé avec lui, est particulièrement vu de la route Auxerre-Avallon. Il montre la haute qualité d’architecte que les ingénieurs des Ponts et chaussées avaient encore au début du XIXe siècle, continuant la tradition du XVIIIe siècle ».
  L’édifice de plan carré se situe sur une plate-forme de plan circulaire partageant les eaux du lavoir et celles de la rivière en deux bras. Cet ouvrage est l’œuvre de l’architecte avallonnais Edme Tircuit, actif dans la région pendant la seconde moitié du XIXe siècle et auteur de plusieurs constructions : pont de Massangis sur le Serein, églises de Santigny, Brosses, l’ Isle-sur-Serein, Cisery et de nombreux lavoirs dont ceux de Santigny et Dissangis, pour ceux qui lui sont communément attribués.

 

Le pont de Massangis. © JF Briand

  Du même architecte, le lavoir de Santigny de 1832 est également tout à fait remarquable, il résulte de la transformation d’un premier lavoir, œuvre de l’architecte avallonnais Caristie en 1782. La construction associe lavoir et abreuvoir divisé en deux bassins, selon les catégories d’animaux. Sa situation dans le village est particulièrement intéressante, de même que la façon dont est prolongé le premier édifice de Caristie. Le thème du pavillon sur plan carré et l’alternance de pilastres et de colonnes toscanes se retrouvent à de nombreuses reprises avec remplissage partiel en mur d’appareillage. Thème repris de façon presque littérale pour le lavoir d’ Asquins qui semblerait être du même auteur, mais sans certitude.

 

Le lavoir-abreuvoir de Santigny. © JF Briand

 

Le lavoir d’ Asquins. © JF Briand

  Citons également, toujours attribué à Edme Tircuit, le lavoir de Dissangis. De taille modeste et octogonal, le lavoir “de la roche” offre la mise en scène d’une concrétion au centre d’un impluvium, en utilisant les effets de lumière et de réverbération de l’eau. Les abreuvoirs sont positionnés à l’extérieur de l’impluvium contre les parois.
  La combinaison lavoir et mairie est présente à Civry, très bel exemple combinant par un jeu de terrasses et de sens d’implantation les deux programmes de façon à les lier tout en les rendant indépendants. Les détails architectoniques y sont particulièrement soignés : voûtes d’arêtes pour soutenir l’étage de la mairie, perfection des proportions de la mairie en dépit de sa taille modeste et beauté des matériaux mis en œuvre.

 

La mairie-lavoir (recto-verso) de Civry. © JF Briand

  Parmi ces réalisations, plusieurs sont protégées, en revanche, s’il existe bien un recensement exhaustif des réalisations dans le département, lavoirs de l’Yonne, cette production mériterait une étude plus approfondie, notamment sur l’architecte lui-même, Edme Tircuit, et sur le corpus de façon plus globale. Certaines œuvres sont attribuées en effet à Tircuit aîné et d’autres à son fils, ce qui serait plausible dans la mesure où les réalisations perdurent jusque dans les années 1870. Il ne s’agit cependant que de suppositions. Outre la réalisation de lavoirs, Edme Tircuit est également connu pour ses ponts sur le Serein et pour l’église Saint-Martin de l’ Isle-sur-Serein, exemple tout à fait intéressant et relativement rare dans le département de l’architecture historiciste.
  La construction de lavoirs se perpétue pendant tout le XIXe siècle, avec une amélioration du confort intérieur : sanitaires, chaufferie, verrières et l’apparition d’un système de pompage par éoliennes suivant le brevet d’Ernest-Sylvain Bollée, mis en œuvre notamment à Arthonnay.
  Un travail d’investigation reste à réaliser sur la production dans le département, de façon à affiner les connaissances sur les typologies, les conditions de réalisation de ces équipements ainsi que leurs auteurs, ils sont en effet symptomatiques d’une période charnière entre l’architecture des lumières et l’architecture plus générique de la seconde moitié du XIXe siècle et constituent une synthèse réussie entre la diffusion de modèles et leur réalisation à l’aide de savoir-faire et de matériaux locaux, dont l’intégration paysagère et la qualité esthétique demeurent exemplaires.

Biblio

  • Revue « Monuments historiques » Août-septembre 1994- La vallée de l’Yonne
  • Catalogue de l’exposition « Le Sénonais au XVIIIème siècle » Musées de Sens- 1987
  • Louis Bruyère, Études relatives à l’art des constructions, 1828 chez Bance aîné, éditeur.

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