Deux regards lumineux sur les landes disparues

FABRICE NICOLINO (http://www.reporterre.net/)
mardi 2 décembre 2014






Avec La mémoire des landes de Bretagne, François de Beaulieu et Lucien Pouëdras dressent un magnifique et émouvant portrait d’un monde englouti par l’industrialisation de l’agriculture, et d’un temps où l’agrosystème des landes représentait une « société à finalité non productiviste où l’économie et le social [étaient] mêlés ».

C’est un livre merveilleux. On le doit évidemment à son auteur, François de Beaulieu, l’un des meilleurs connaisseurs de la Bretagne. Mais aussi au peintre Lucien Pouëdras, qui accompagne le texte de quelques dizaines de tableaux de la vie quotidienne dans la lande. Chacun d’entre eux fait puissamment regretter ce monde disparu.

Tandis que de Beaulieu restitue par ses textes la grande épopée du paysage local, Pouëdras montre ce qu’un témoin des années cinquante, avant la folle industrialisation de l’agriculture, pouvait voir. Les toiles reproduites dans le livre sont peintes du point de vue d’un spectateur imaginaire, qui serait monté sur un arbre. En l’occurrence, Pouëdras lui-même.



La forme choisie – la perspective cavalière – rend compte en deux dimensions, celles du dessin, de formes en trois dimensions, qu’il s’agisse d’arbres, de laboureurs, d’outils, de murets, de barrières en bois.

Comment définir la lande ? Par sa « végétation ligneuse basse où dominent quelques plantes caractéristiques » comme l’ajonc, les bruyères, la callune. De Beaulieu nous décrit cette flore en ethnobotaniste, passant avec aisance du breton au latin, passant par le gaulois, décrivant au passage l’asphodèle, la fougère aigle, le piment royal, ou les étonnants filets roux de la cuscute du thym.

Poussant sur un sol acide et pauvre, soumise à une température moyenne fraîche et un climat humide, la lande peut être, selon les lieux, tourbeuse, humide ou sèche. Et abriter aussi bien l’agrostide à soies que la molinie bleue. Paradis des oiseaux, la lande bretonne abrite encore des courlis cendrés – Quel chanteur ! Quel bec ! -, des engoulevents – l’oiseau-vibreur, ou labous-skrijer en breton –, des busards – qui nichent à même le sol -, des minuscules fauvettes pitchou.

Surprise : le loup a longtemps trouvé dans les landes un vaste pays où élever ses petits. Le Finistère en aurait compté à lui seul entre 200 et 300 vers 1800. Autant que dans toute la France de 2014.



À cette époque, la lande couvrait au moins, en Bretagne, 900 000 hectares. Le chiffre est impressionnant, car il correspond au tiers de la surface régionale, et selon certaines sources, pourrait même avoir dépassé 40 %. En 1733, un inventaire estime que les landes ne dépassent pas 32 % de la surface de l’évêché de Rennes, mais 66 % autour de Morlaix, et 93 % près de Callac !

De Beaulieu se livre à une minutieuse - et prudente - enquête, qui montre que la lande a d’abord été une forêt. On s’en doutait, mais on ignorait tout du processus conduisant de cette forêt – chêne, tilleul, frêne, noisetier, tous enchevêtrés – aux ajoncs et bruyères. Les premiers défrichements datent de 6 000 ans environ, et s’accélèrent il y a 3 000 ans, à la fin de l’âge du bronze. Les études archéobotaniques montrent le développement de cultures de céréales et de pâturages, suivi quelques siècles plus tard par une « intense déforestation », qui fait disparaître le tilleul.

Autre tournant avec l’apparition de deux systèmes de gestion de la terre agricole. La quévaise d’une part – qui accorde des droits particuliers au paysan travaillant une terre seigneuriale – et le bail à domaine congéable d’autre part. Tous deux concourent à un accroissement continu des landes.



Dans un chapitre-clé de son livre, de Beaulieu rapporte le conflit central, étendu sur des siècles, qui a opposé les anciens usages de la lande à la vision« moderne » et industrialiste qui a fini par s’imposer. Le Moyen Âge est pour la lande et ses habitants « le droit de communer ». Certes, la propriété appartient en dernier ressort au seigneur, mais les droits d’usage, étendus sur des siècles, créent « une possession perpétuelle » et collective.

La lande est ce « commun » où l’on laisse pâturer les bêtes, où l’on vient chercher la litière des animaux de la ferme, où le lien se crée et se maintient. On retiendra ces mots de la sociologue Martine Segalen pour qui cet agrosystème serait la marque d’une « société à finalité non productiviste où l’économie et le social sont mêlés ».

Comment passe-t-on de près d’un million d’hectares à peut-être 40 000 aujourd’hui ? On ne fera pas le récit éprouvant de l’intensification. Le défrichement massif des landes et le remembrement ont fait disparaître un univers unique, qui démontre encore une fois qu’il existe bien des usages de la terre et du travail.

Oublions un instant le massacre, et revenons à Pouëdras, le peintre-magicien. Né en 1937 dans une famille de paysans du Morbihan, il n’a commencé à peindre réellement qu’en 1971, et depuis cette date, il se souvient. Pour nous tous. Au risque assumé de paraître enthousiaste, on dira de ces scènes du quotidien qu’elles sont géniales.



Le jaune d’or voisine avec le bleu d’ardoise, le brun de la tourbe avec le rouge des pommiers, le vert de la haie avec l’argent de la serpe ou de la faucille. Les hommes, les femmes et les enfants sont certes au travail, et l’on imagine aisément qu’il peut être dur. Mais comment dire ? Qu’ils tiennent en main une étrèpe ou une houe, les humains semblent à leur affaire, dans un équilibre qui ne saurait être contrefait. Pouëdras, ou le parfait témoin.



La mémoire des landes de Bretagne, François de Beaulieu et Lucien Pouëdras, Ed. Skol Vreizh, 176 pages, 35 euros.


Source : Fabrice Nicolino pour Reporterre



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