Romain Gary: la nuit sera calme / 3

Ce livre est une longue suite d'un entretien fictif avec François Bondy (avec son accord), ami d'enfance de l'auteur, narrant les années où Romain Gary servait dans les Forces françaises libres puis ses débuts dans la carrière diplomatique. Romain Gary est l'auteur qui pose les questions et qui apporte les réponses.

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Extrait
(...) «Je n'ai pas une goutte de sang français mais la France coule dans mes veines», aime rappeler Romain Gary.

« Je suis dans la bourgeoisie. J'essaye simplement de mettre le nez dehors, et je prends des bains. Je suis un bourgeois libéral à aspirations humanistes, et humanitaires. J'appartiens donc à la tribu de ceux que Gorki (1) appelait «les clowns lyriques faisant leur numéro de tolérance et de libéralisme dans l'arène du cirque capitaliste»... Politiquement, j'aspire au socialisme à «visage humain», celui qui a accumulé tous les échecs mais n'a cessé de montrer la seule direction de marche qui me paraît digne d'être suivie ».

« Je ne pétitionne pas, je ne brandis pas, je ne défile pas, parce que j'ai derrière moi une œuvre de vingt volumes qui proteste, manifeste, pétitionne, appelle, crie, montre et hurle, et qui est la seule contribution valable que je puisse faire. Mes livres sont là et ils parlent, et je ne peux pas faire mieux ».

« De la cuvée de juin 1940, il n'en reste plus que quelques-uns : il vaut mieux ne pas citer leurs noms, pour leur épargner des sourires ironiques, parce que tout le monde sait, aujourd'hui, qu'il est con d'aller se faire tuer... Les autres sont donc morts. C'est sans intérêt, on ne doit surtout pas vivre dans le regret, ça rend dingue. J'ai horreur du genre ancien combattant à perpétuité. La vie, c'est fait pour recommencer. Je pense à eux sans aucune espèce de tristesse, sans dalle funéraire, sans à genoux. Je souris quand je pense à eux. Tiens, l'autre jour, j'allais dîner chez des gens, rue du Commandant- Mouchotte (2). Le commandant Mouchotte, c'était un copain, on était sous-officier ensemble et maintenant il a sa rue à Paris, de quoi se marrer. J'ai raconté ça au chauffeur de taxi et il s'est marré aussi. Je m'en vais donc rue du Commandant-Mouchotte, rue parfaitement dégueulasse, d'ailleurs. Une cochonnerie de rue, sinistre, avec les hangars de la rue Montparnasse béants de vide, moche au possible, il ne se serait pas fait tuer pour ça, Mouchotte, c'est moi qui te le dis... ».

« La dernière chose dont la jeunesse a besoin ce sont les morts exemplaires. L'incitation à l'héroïsme, c'est pour les impuissants. Les jeunes n'ont pas besoin de verbe pour bander. Je sais bien que nos jeunes crachent sur l'armée, mais cracher sur l'armée, a toujours été une grande tradition militaire. Il y a deux ans, Michel Debré (3) m'a envoyé un jeune attaché de son Cabinet. Il m'a expliqué que le ministre était préoccupé parce que les jeunes profanaient le drapeau français et il me faisait demander ce que j'en pensais, ce qu'on pouvait faire. Je lui ai fait dire qu'il ne devait pas s'attrister, qu'il devait au contraire se réjouir. La France et l'Amérique sont aujourd'hui les seuls pays de l'Occident où l'on crache encore sur le drapeau. Cela veut dire que ce sont les seuls pays où le drapeau représente encore quelque chose. Ailleurs, on ne se dérange même plus...».

« Il y a une jeunesse qui ne veut plus se soumettre au gagne-pain comme existence. Huit heures par jour au bureau, deux heures de trajet, ce n'est pas un thème de vie, c'est des obsèques. La société n'a jamais été censée être un but en elle-même et c'est pourtant ce qu'elle est devenue. L'asservissement de l'homme au gagne-pain, c'est une monstruosité : la réduction de l'homme à l'état d'un jeton de présence. On l'introduit dans la machine sociale, qui le restitue à l'autre bout en l'état de retraité ou de cadavre... Toute société est un théâtre de répertoire, mais la nôtre est allée très loin dans l'absence de tout choix et d'inédit. La jeunesse rêve d'improvisation parce qu'elle est spontanée. Et nous vivons dans une société de figurants, avec impossibilité d'accéder au rôle, de choisir son canevas, d'improviser : c'est donc forcément une société qui demande aux jeunes de jouer les classiques...».

«Je choisis donc les Affaires étrangères contre la présidence du conseil d'administration d'une trentaine de bordels à travers toute la France et, je me retrouve en tant que secrétaire d'ambassade à la Légation de France à Sofia. C'était alors un pays communiste mais encore avec une reine et un roi, un roi-enfant. Son père Boris était mort dix-huit mois plutôt, empoisonné, revenant d'une entrevue avec Hitler qui commençait à se méfier de lui... Le nouveau roi, le vrai était, depuis l'arrivée des troupes soviétiques, le légendaire Georges Dimitrov (4), le héros du procès de l'incendie du Reichstag, qu'Hitler n'avait pas osé exécuter. Dimitrov, le chef du Komintern, l'Internationale communiste entre les deux guerres, le «patron» sous Staline de tous les partis communistes du monde. Un grand bolchevique internationaliste qui avait fait sa soumission au tsar géorgien. C'était déjà un mort vivant, gravement malade, artériosclérose et diabète, un visage de lion qu'on fardait de rouge avant de l'exhiber au public pour en cacher la pâleur mortelle. On ne peut qu'imaginer ce que pouvait éprouver cet internationaliste passionné à jouer le nationaliste bulgare... Il n'avait échappé à la balle dans la nuque, au moment des purges staliniennes, que grâce à sa stature internationale, et après trente ans de bolchevisme intégral il a dû accepter de se réincarner dans la peau d'un «patriote» balkanique... Au moment de son arrivée à Sofia, Staline mijotait une fédération des Slaves du Sud qui aurait réuni la Yougoslavie et la Bulgarie, neutralisant ainsi l'un par l'autre Tito (5) et Dimitrov, étape intermédiaire avant l'«accession» au rang de simple république soviétique. J'avais parlé russe avec lui à une réception à notre Légation et il parut étonné et même méfiant. Lorsque je lui expliquais mes origines et mon départ de l'U.R.S.S, en 1921, il me lança : «Mnogo poteriali, vous avez beaucoup perdu», avec une telle amertume dans l'ironie qu'il était impossible de dire si c'était du dédain pour la France ou de la haine pour la Russie».

«Il y avait donc dans ce pays enneigé jusqu'à l'âme, une reine et un petit roi cloîtrés dans leur palais, un club ancien régime, l'Union Club, où l'on voyait ceux qui allaient être pendus, pourrir en prison, réussir à fuir ou «s'arranger» : c'était de la folie pour les Bulgares d'y être vus en compagnie de diplomates occidentaux, mais ils continuaient à venir, car ils y trouvaient encore la dernière trace d'eux-mêmes. L'ambassadeur des États-Unis y régnait et y prodiguait la bonne parole, des contes de fées : les États-Unis allaient venir au secours de la démocratie et de la liberté bulgares. Il me prie en haine, parce que je suppliais ces malheureux ci-devant de ne pas y croire. Mon ami Nicolas Petkov, chef du parti agraire libéral et président de l'Alliance française, croyait à cette voix de l'Amérique : il parlait haut et ferme de liberté, de démocratie, de «fin du cauchemar» : le 5 juin 1947, il est arrêté en pleine séance du parlement, sous l'accusation de tentative de coup d'État et de menées terroristes. Il est condamné à mort et pendu le 23 septembre. Je ne sais pas si sa langue noire hanta plus les dernières nuits de Dimitrov ou celles de Son Excellence américaine. Il croyait vraiment que Gary Cooper (6) allait venir et que le héros juste, pur et dur allait gagner encore une fois à la fin. Garry Cooper n'est pas venu et Petkov fut pendu. Un de ceux qui l'avait envoyé à la potence, Traïtcho Kostov fut pendu lui aussi, deux ans plu tard. En juin 1949, il est exclu du comité central et du Parti communiste, avant d'être arrêté le 20 juin. Il est accusé d'avoir, lors de son arrestation en 1942, collaboré avec la police; on lui reproche également d'avoir fait nommer Tito à la tête du Parti communiste yougoslave (nomination effectuée, en fait, par Dimitrov), et d'avoir partie liée avec le régime yougoslave ainsi qu'avec le Royaume-Uni. Torturé en prison, il est exécuté dans la nuit du 16 au 17 décembre 1949. Les gens disparaissaient, on n'en entendait plus parler; certains réussissaient à fuir, tel Moloff, qui s'était fait expédier par bateau de Varna à Marseille, dans une caisse, comme graines de tournesol. Comment il a fait pour tenir quinze jours dans cette caisse, j'en rêve encore. Il vit à présent à Paris avec sa charmante épouse et leur très jolie fille».


A suivre...

Notes
1. Maxime Gorki, né le 28 mars (16 mars?) 1868 à Nijni Novgorod et mort le 18 juin 1936 à Moscou. Écrivain.
2. René Mouchotte, né le à Saint-Mandé  et abattu le au-dessus de la Manche. Aviateur de la Seconde Guerre mondiale. Figure de la France Libre.
3. Michel Debré, né le 15 janvier 1912 à paris (7arr) et mort le 2 août 1996 à Montlouis-sur-Loire. Homme d’État. Un des auteurs de la rédaction de la Constitution de la Ve République.
4.Georgi Mikhailov Dimitrov, né le 18 juin 1882 dans le village de Kovatchevtsi (Sofia) et mort le 2 juillet 1949 à Barvikha (Moscou). Dirigeant communiste bulgare.
5Josip Broz Tito, né le à Kumrovec (Autriche-Hongrie, actuelle Croatie) et mort le à Ljubljana (Slovénie). Plus connu sous le nom de maréchal Tito. Homme d’État yougoslave. 
6. Frank James Cooper, né le 7 mai 1901 à Helena et mort le 13 mai 1961 à Beverly Hills. Acteur américain.

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