Haute-Marne : une histoire de trains, épisode IX et fin

"Les villageois s'attardaient au seuil de leurs maisons. Au loin, roulaient des trains, qui clamaient des cris éperdus. Les femmes se penchaient vers l'ombre, incurablement tristes de n'avoir pas connu les beaux départs. Et quand le train était passé, elles prêtaient encore l'oreille : la grande plaine d'été chantait sur les grillons, les grenouilles et le silence. Elles pensaient alors qu'elles étaient nées de ce village, qu'elles avaient vécu comme leurs mères, ni heureuses, ni malheureuses et qu’après tout, il n' y avait rien à redire à cela."

Marcel Arland, Terres étrangères, Varennes, 1923.


Quelques utilisateurs

  Parfois les Langrois qui veulent aller aux champignons, empruntent ce petit train et descendent à la gare d'Aprey-Flagey ou à celle de Vivey-Chalmessin. Ayant arpenté plaine et bois et pris un bon bol d'air, ils se restaurent au café de la gare proche et le soir reviennent en ville, contents d'avoirs trouvés de quoi faire une omelette de morilles, de girolles ou de mousserons.
  Marcel Testevuide de Perrogney prend souvent le train en gare d' Aprey. Il va de village en village pour relever les compteurs électriques. Il préfère, dit-on, les villages situés près de la ligne car pour visiter les autres, il doit utiliser plus longuement son grand vélo noir à une seule pédale.
  Avant guerre, les instituteurs partent de Langres chaque dimanche soir et chaque jeudi soir. Ils vont transmettre leur savoir et éveiller les enfants de la Montagne. En 1938, le plus chanceux, Robert Steiner, descend du train à la gare d'Aujeurres et rapidement arrive à l'école proche. Les autres tels Mme Gloriod à Brennes, Mlle Theveny à Aprey, Mlle Varney qui deviendra Mme Lorimier à Mouilleron et Naux à Vesvres sous Chalencey, doivent marcher assez longtemps avant d'atteindre leur lieu de travail.





Les frères Jourdheuil


  Entre les deux guerres, Charles et Henri Jourdheuil sont des maquignons importants qui achètent des bovins surtout en Côte d'Or dans la région de Minot et jusqu'à Aignay-le-Duc. Ils les conduisent ou les font livrer à la gare de Poinson-Beneuvre. Les animaux sont chargés dans des wagons dès 4 heures du matin l'été, afin de pouvoir prendre le train de 6 heures.



 Villiers lez Aprey - Vue panoramique



  Après un petit voyage jusqu'à Vaillant, les bêtes sont déchargées puis conduites à pied à Villers les Aprey où elles sont triées avant de repartir à la demande. Mais cette fois le troupeau de 20 ou 40 bovins se dirige vers la gare d' Aprey pour être embarqué et convoyé vers l' Aube ou la Marne.
 C'est tout un art bien connu de M. Joseph Kaïser que de conduire sur les 7 km un troupeau de vaches qui ne se connaissent pas. D'abord, un cheval est attelé à un tombereau auquel deux ou trois vaches sont attachées. Le cheval part seul devant et il faut que les 20 ou 30 génisses suivent, poussées par deux hommes et quelques bons chiens. Dans la traversée d' Aprey et aux carrefours, il faut anticiper les idées de liberté que voudraient prendre quelques animaux têtus, mais en général un troupeau bien "enrouté" se conduit assez facilement.


L'usine Jeoffroy

 
  Au début du siècle, Paul Jeoffroy s'associa à Moniot de Bar-sur-Aube pour créer une saboterie industrielle au milieu de cette forêt d' Auberive aux hêtres de si bonne qualité.
  L'usine s'élève route de Santenoge. elle fonctionne en autarcie, les copeaux servent à alimenter la machine à vapeur qui met en mouvement toutes les parties mécaniques. Une haute cheminée de briques évacue les fumées.
  Après la mort du père en 1929, le fils Raymond lui succède. On fabrique des sabots d'hommes à dessus de bois qui utilisent beaucoup de matière première mais aussi des sabots plats et des sabots de pêcheurs, plus avantageux, formés d'une simple semelle bois et d'une grosse bride en cuir. Ces derniers partent essentiellement vers la Bretagne.
  Le patron est très humain et charitable. Il n'hésite pas à aider les ouvriers de l'autre entreprise d' Auberive et ses employés sont chauffés à leur poste de travail, ce qui est exceptionnel pour l'époque.
  Raymond Jeoffroy veut moderniser son entreprise. Des essais sont faits d'un sabot avec dessus en tôle. Pendant la dernière guerre mondiale, les clients ne sont pas difficiles : tous les sabots partent bien puisqu'on ne trouve plus de chaussure en cuir! Plus tard, on commence la fabrication des sabots avec de la matière plastique. Mais cette industrie naissante n'est pas au point et la matière utilisée est trop cassante. C'est un échec.
  Les commandes s'espacent. Les finances font défaut. Deloix qui devine la situation reprend les créances et finit par posséder l'usine qui lui faisait concurrence dans l'industrie locale (1955).
  Une scierie mobile est installée dans l'usine. Elle fonctionne peu de temps. Voilà environ 15 ans, les bâtiments sont achetés par les Pontes et Chaussées.




 

Les établissements Deloix
 
  La première scierie est installée en 1871 à Rouvres.
  Au début du siècle, Gaston Deloix exploite cette usine, mais fortement gazé pendant la guerre, il est réformé et meurt en juin 1918.
  Sa femme, veuve à 32 ans, a trois garçons et une fille. C'est une personne énergique qui va monter deux sociétés forestières avec ses enfants. À Auberive, dans l'ancien moulin d' Entre Deux Eaux fonctionne une tonnellerie. Les ouvriers fendent des merrains, sèchent le bois, le chauffent sur des braseros pour le courber avant de travailler sur des machines. La demande est forte. La Bourgogne utilise peu de bouteilles pour son vin et l'expédie en fûts. Il en faut 50 000 chaque année dans la région de Beaune.
  Après la dernière guerre, les entreprises prennent de l'importance. Robert est à Troyes, George dirige à Auberive et son frère Jules s'occupe de la comptabilité tout en représentant le canton au Conseil Général.
  En 1945, en compensation des dommages de guerre, la SNCF reçoit des forêts en Corse et en Allemagne. C'est bien nécessaire pour la reconstruction rapide des ponts et des lignes détruites. Les établissements Deloix travaillent en régie pour exploiter ces bois. Deux bateaux de traverses arrivent à Marseille chaque semaine. Un avion bimoteur qui peut transporter 8 passagers permet les déplacements rapides. Une quinzaine de scieries mobiles tournent à plein. L'une d'elle s'installe dans le parc du château de Grangey dont il faut tuer les daims.
  Il devient difficile de gérer cette affaire qui compte 800 employés. Un capitaliste allemand se propose d’aider la nouvelle société Europa-Bois, mais il est tué dans un accident de voiture.






Le dernier train

 
  Au printemps 1955, le service voyageurs devenu quasiment inutile est abandonné. Le 1er décembre 1963, c'est la desserte marchandises qui est supprimée sauf entre les deux gares Langres-Marne et Langres-Bonnelle.
  La ligne est déclassée puis démontée. La dépose est confiée à l'entreprise Lautard de Bobigny qui fait sous-traiter par la Société des Wagons Foudres de la Touraine (SWFT).
  Douze hommes sont employés à ce travail qui commence le 22 octobre 1966 à Saints-Geosmes. L'entreprise utilise des wagons SNCF tirés par un locotracteur. Une grue fixée en queue du train relève les rails et les traverses qui sont posés sur les wagons puis stockés à Poinson-Beneuvre en tas énormes.
  Le chantier avance de 200 à 800 m par jour, parfois gêné par la neige. Tout s'arrête de Noël à fin janvier mais la dépose est terminée le 17 avril 1967.
  La SNCF a repris 26 000 traverses et 5 000 éclisses à patins. Tout le reste, en bon état, serait parti -pense-t-on - vers Dunkerque pour être transporté en Afrique, au Gabon ou à Madagascar. Les rails usés sont destinés à la ferraille. Quelques habitants de la région en achètent. Les éleveurs s'intéressent aux traverses réformées qui serviront pour les clôtures.
  Les bâtiments et les terrains sont mis à la vente. L'acheteur doit proposer un prix. Quelques maisons trouvent acquéreurs, les autres peu à peu se détériorent. Finalement les terrains restants sont soldés aux communes traversées. Les remembrements et les bulldozers vont faire ensuite disparaitre cette ligne petit à petit.
  Restent les souvenirs... et quelques bâtiments isolés qui, s'ils sont entretenus, indiqueront aux curieux et aux générations futures le parcours approximatif du sympathique tortillard de la Montagne Langroise.





FIN.


Bernard Sanrey, Le petit train de la montagne haut-marnaise, de Langres à Poinson-Beneuvre, pp. 43-47, 1990.

 Sources


 


Aujourd'hui
 


- Auberive, l'ancien  moulin d' Entre-deux-Eaux 
"Le lavoir est situé au fil de l'Aube, au bord de la promenade de l'entre deux eaux, ce qui lui donne une atmosphère très bucolique. Il se compose d'un bassin de lavage ou les lavandière s'agenouillaient pour laver leur linge. Cette agréable promenade à l'ombre des tilleuls pluri-séculaires, court entre la rivière de l'Aube, à gauche, et son canal déférent, à droite. A l'origine, il servait de bief pour le moulin situé dans l'enceinte de l'abbaye, d'où son nom de "Promenade d'Entre-deux-eaux". Il est tout à fait probable que cette banquette soit contemporaine du moulin dont les pierres semblent appartenir au XIIIe siècle, mais son usage comme "promenade" n'est pas attesté à cette époque reculée. Il semble plus probable que cette banquette servait à l'origine de chemin d'entretien du canal du moulin. Le tout début de la promenade servait à l'origine d'entrée monumentale à l'abbatiale comme à l'abbaye depuis l'hôtellerie (Le Lion d'Or).
Les tilleuls visibles aujourd'hui sont remarquables et tout à fait impressionnants par la taille de leur tronc. Les plus anciens ont été plantés dès 1735 et ont donc eu 265 ans en 2000.
Cette "Promenade d'Entre-deux-eaux", aujourd'hui site classé par arrêté du 11 octobre 1963, a jadis été chantée par le poète-littérateur local André THEURIET de l'Académie Française : "Le soleil déjà oblique allongeait les ombres des tilleuls de la promenade d'Entre-deux-eaux et un frisson d'or courait à la surface de la rivière sautillante" ("Sauvageonne").
"

Source : Office de Tourisme, Pays de Langres

 
© Jean-François Feutriez

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