Energie : il n'y a qu'une seule et même précarité des ménages

 On ne perçoit jamais aussi bien la profondeur d’une condition que lorsqu’on l’expérimente.
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Ancien médiateur national de l’énergie, Jean Gaubert a récemment achevé son mandat de six ans à la tête de cette autorité publique indépendante. Il revient sur l’évolution du marché de l’électricité, ses conséquences pour les consommateurs et les moyens de lutter contre la précarité énergétique.

Bio express
Ancien agriculteur, Jean Gaubert a enchaîné plusieurs mandats politiques, maire, conseiller général, conseiller régional, député PS des Côtes-d’Armor. Spécialiste des questions relatives à la consommation et à l’énergie, Jean Gaubert a été rapporteur du budget de la consommation à l’Assemblée nationale (2006-2012) et vice-président de la commission des affaires économiques (2007-2012).

En 2011, il a mené une mission d’information sur la sécurité et le financement des réseaux de distribution d’électricité. En 2013, il est nommé médiateur national de l’énergie pour une durée de six ans, mandat qui vient de s’achever. 


Comment a évolué le marché depuis votre nomination en 2013 ?
Quand je suis arrivé, le marché était déjà ouvert depuis 2007 mais, en réalité, il y avait encore peu d’activité. On y trouvait quelques opérateurs alternatifs comme Direct Énergie, qui a ensuite disparu, et EDF commençait à vendre du gaz tandis qu’Engie se mettait à l’électricité.
Depuis, le marché a beaucoup changé. Le premier élément notable est la multiplication des opérateurs. Quand j’ai quitté mes fonctions de médiateur de l’énergie, il y avait une trentaine d’opérateurs présents, et certains qui s’apprêtaient à entrer sur le marché. Ceux qui souhaitaient la concurrence devraient être satisfaits : on peut considérer qu’aujourd’hui le marché est largement ouvert. Mais schématiquement, nous avons deux gros opérateurs qui ont quasiment tous les moyens de production, EDF dans l’électricité et Engie dans le gaz, et des concurrents qui n’en ont pas.

EDF a perdu un certain nombre de clients ; certains considèrent que c’est beaucoup, d’autre pensent que ce n’est pas assez. Mais il faut rappeler que la concurrence ne joue que sur un tiers de la facture pour l’électricité et sur 45 % pour le gaz car, en fait, la concurrence n’est ouverte ni sur les réseaux ni sur les taxes, ce qui à mon sens est sain. Aujourd’hui, environ 20 % des consommateurs d’électricité ont quitté EDF. C’est à peu de chose près ce qui s’est passé dans les autres pays : en Allemagne, où l’ouverture du marché s’est effectuée il y a vingt ans, moins de 40 % des consommateurs ont quitté leur opérateur historique, car ils avaient le sentiment d’être bien servis.

Le deuxième élément est l’exacerbation de la concurrence, avec des méthodes pas toujours très honnêtes, ou à la limite de l’honnêteté, de la part des uns et des autres. J’ai toujours dit qu’il y a des gens qui ont l’art de marcher sur le bord de la table sans jamais tomber, mais c’est une réalité, qui a d’ailleurs donné lieu à des procès dont le plus important est celui que se sont récemment intenté Engie et EDF [le 18 octobre 2019, la Répression des fraudes a condamné Engie à payer près de 900 000 euros d’amende pour démarchage abusif, ndlr].
Mais c’est aussi un secteur dans lequel on met mal à l’aise le consommateur avec ce harcèlement – il n’y a pas d’autre terme – soit en porte à porte soit par téléphone. À mon sens, c’est d’ailleurs contre-productif mais il ne faut pas chercher à légiférer sur le démarchage : les consommateurs vont d’eux-mêmes fermer leur porte aux opérateurs.

L’obligation légale du médiateur de l’énergie est de dire que le marché est ouvert, que l’on peut changer d’opérateur, que l’on peut même gagner un peu d’argent dans certaines circonstances, mais elle n’est pas de dire “vous devez changer”. Même si certains auraient souhaité que je le fasse. 


Il y a eu récemment de fortes augmentations de la facture d’électricité, et d’autres sont annoncées. Comment l’ouverture à la concurrence a-t-elle influencé la tarification ?
C’est compliqué à déterminer, et jamais personne ne saura si l’ouverture à la concurrence a été vecteur de baisse ou de hausse des tarifs de l’énergie. Je pense que c’est impossible à savoir car il y a eu d’autres phénomènes qui sont venus affecter les prix : l’arrivée des énergies renouvelables, le renchérissement présent et à venir du nucléaire, l’augmentation du gaz et du pétrole…
Il y a par contre des éléments qui méritent attention. Le premier, c’est l’accès régulé à l’énergie nucléaire historique (Arenh), qui a été créé pour “amadouer” l’Union européenne en 2010-2011. J’aurais souhaité au minimum que l’on propose ce que l’on appelle un “tunnel”, c’est-à-dire que l’opérateur qui veut de l’ Arenh prenne une forme d’abonnement, et que même lorsque la Bourse baisse, il soit obligé de se fournir auprès d’EDF. C’est le système des marchés publics à bon de commande : vous êtes obligés d’acheter un volume minimum tous les ans.
Le fait qu’EDF vende à un prix plus bas que le marché génère un manque à gagner qui se répercute forcément sur le tarif régulé. D’ailleurs, l’ Arenh n’aurait jamais pu se faire si EDF n’était pas une société publique. Jamais, par exemple, on n’aurait demandé à Engie de faire ce genre de choses, et si on l’avait fait, il aurait évidemment refusé.

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Le deuxième élément, c’est que l’augmentation du printemps dernier n’a pas été demandée par EDF mais par ses concurrents. Ils en avaient besoin pour pouvoir continuer à tenir des tarifs plus bas. C’est quand même quelque chose de très pervers !
Toute ma vie j’ai exercé dans un milieu libéral : celui de la production porcine, qui est la seule production agricole française qui n’a aucune aide publique. Je sais donc comment fonctionne un marché avec des prix qui fluctuent fortement, avec ses avantages et ses gros inconvénients. Je trouve que cette situation dans l’énergie est complètement insatisfaisante et, finalement, très idéologique.
Ces augmentations et ce principe de l’empilement des coûts, notamment celui de la production d’EDF et celui du marché, ont même fait réagir l’Autorité de la concurrence…
L’empilement des coûts, c’est toujours quelque chose que l’on pratique quand il est favorable, et que l’on dénigre quand il est défavorable. Ce système a été inventé parce que l’on cherchait à maintenir le prix de l’électricité alors que le marché était bas. Mais lorsque les prix en Bourse montent, l’empilement des coûts se retourne aussi contre le consommateur.
On ne pouvait à mon sens réguler le marché qu’en faisant ce que j’ai déjà évoqué : un accès à l’Arenh par abonnement, avec une quantité d’achat minimale. C’est une formule qui aurait été plus stable et moins inflationniste. Malheureusement pour les consommateurs, les opérateurs alternatifs ont une écoute forte de la sphère dirigeante et, tout compte fait, la direction d’EDF n’est pas mécontente que les tarifs augmentent. 

 
La Commission européenne pousse à l’ouverture à la concurrence et prétend qu’elle permettra aux ménages en précarité de se fournir en énergie moins chère. Qu’en pensez-vous ?
Je ne suis pas du tout d’accord. L’électricité n’est pas stockable – et elle ne le sera pas de sitôt – et la loi de l’offre et de la demande non régulée fait qu’à certains moments les prix sont très élevés et qu’à d’autres ils sont très bas.
Or, ce que les gens en précarité redoutent par-dessus tout, ce sont ces sauts de prix. Leurs revenus sont tellement contraints que la moindre augmentation est un drame. Faire croire qu’on va limiter la précarité par la loi de l’offre et de la demande est totalement faux. Bien sûr, pendant quelques semaines, celui qui a quitté les tarifs régulés va gagner quelques euros par mois, mais sur la durée cela ne peut pas fonctionner, tout simplement parce que l’électricité est un bien spéculatif. Si Bruxelles croit vraiment à ce discours, c’est une vaste erreur. Mais je crains que cela ne relève plutôt de l’idéologie. 


Vous avez dénoncé le fait que des opérateurs coupent le gaz ou l’électricité à des ménages pendant la trêve hivernale. Est-ce lié au fait que la concurrence s’accentue sur les marchés de l’énergie ?
Il y a assez peu de coupures pendant la trêve, mais elles sont en augmentation. La responsabilité n’en est pas seulement imputable au privé : l’opérateur historique a de tout temps coupé l’électricité, et j’ai parfois dû intervenir sur des coupures qu’il effectuait de manière illégale, malheureusement.
La loi Brottes [votée en 2013, ndlr] a amélioré la situation en instaurant la trêve hivernale. S’il y a toujours des coupures, c’est sans doute à cause de l’augmentation de la précarité. Cette loi Brottes envisageait d’ailleurs d’instaurer un tarif progressif, ce qui fut retoqué par le Conseil constitutionnel.
Mais je pense que ce n’est pas au consommateur d’assurer cette solidarité : c’est au contribuable de le faire. Aujourd’hui, être consommateur est le nec plus ultra, mais je préfère que l’on soit citoyen. Dans ce pays, quels que soient les régimes, on n’assure jamais la solidarité entre ceux qui sont très au-dessus et ceux qui sont très en dessous de la moyenne. On le fait toujours entre ceux qui sont à “moins 1” et ceux qui sont à “plus 1”, pas entre ceux qui sont à “moins 1” et ceux qui sont à “plus 10”.
Si l’on met en place la tarification progressive de l’énergie, il faudra bien que les opérateurs équilibrent leurs comptes, et ce sont les classes moyennes qui paieront. Il faut faire très attention à ces effets pervers. C’est donc la collectivité nationale, par le biais de l’impôt, qui doit prendre en charge cette solidarité. 


Alors comment peut-on lutter réellement contre la précarité énergétique ?

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La précarité énergétique, c’est la précarité tout court

Aurélien Bernier 
30 décembre 2019 



Pour Jean Gaubert, ancien médiateur national de l’énergie, que l’électricité soit un bien spéculatif entraîne mécaniquement la précarisation des ménages. ©DR

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