Au Rojhelat (Kurdistan iranien), être "kolbars" pour survivre

"Nous  n'appartenons  à personne sinon au point d'or de cette lampe inconnue de nous, inaccessible à nous qui tient éveillés le courage et le silence"
Raymond Char, Feuillets d'Hypnos, 1943-1944

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Décembre 2019. Tandis que le pouvoir théocratique iranien continue de réprimer, des plus violemment, la mobilisation initiée le mois dernier contre la vie chère et le régime tout entier, un adolescent vient d’être retrouvé mort, enseveli sous la neige. Farhad, 14 ans, kolbar. Kolbar ? C’est le nom donné à celles et ceux qui franchissent illégalement les frontières régionales afin de transporter des marchandises pour survivre. L’essentiel d’entre les kolbars vivent au Rojhelat, le Kurdistan iranien. Si la plupart sont des hommes, on compte quelques femmes, sans autres sources de revenus. Une activité dangereuse et tout sauf marginale : s’y livre jusqu’à une centaine de milliers de personnes. Un reportage réalisé cette année à la faveur de deux séjours. ☰ Par Loez et Hataw



Les 8 à 10 millions de Kurdes qui peuplent le Rojhelat1 ont la vie difficile. En plus de réprimer brutalement toute contestation politique et toute revendication liée à l’identité kurde, le régime iranien bride délibérément le développement économique de la région, en la privant, par exemple, d’industries 2. Le chômage y est endémique : s’il est très difficile d’avoir accès à des données chiffrées, les activistes interrogés avancent un taux situé entre 50 et 60 %. Des chiffres qui font sens au regard d’autres données, officielles cette fois : les habitants du Rojhelat, qui représentent entre 10 et 13 % de la population iranienne, ne contribuent qu’à environ 5 % du PIB.
  La frontière montagneuse qui sépare le Kurdistan entre l’Irak et l’Iran donne lieu à différents types de circulations, qu’elles soient familiales, politiques ou économiques. Les échanges transfrontaliers de marchandises constituent la seule alternative économique pour une grande partie de la population du Rojhelat. Cette activité porte le nom de l’effort : les kolbars — kol, le dos, et bar, la marchandise — traversent les montagnes et cheminent à leurs risques et périls entre les frontières iraniennes et irakiennes, charriant à dos d’homme ou de mule toutes sortes de biens. Des couches pour bébé aux appareils électroménagers en passant par le thé, les vêtements, couvertures, pneus de voiture… Mais également des produits interdits en Iran : antennes paraboliques, alcool, cigarettes. En sens inverse, l’essence, fort bon marché en Iran (jusqu’à la crise de novembre 2019), est amenée en Irak pour être vendue en contrebande.


Une marge kurde maintenue dans la précarité
  Le sous-développement économique des régions kurdes d’Iran a occasionné un fort exode rural, lequel vidé les villages de leurs jeunes, partis travailler dans les régions industrialisées, souvent perses. « Le nombre de Kurdes qui travaillent comme ouvriers dans les autres régions du pays est beaucoup plus élevé que le nombre de Kurdes kolbars. Les gens qui travaillent comme kolbar ne pouvaient pas trouver d’emploi dans les autres régions du pays ou ne pouvaient pas émigrer à cause de la situation de leurs familles », nous explique Cemîl 3, un militant écologiste du nord du pays. Comme une grande partie des hommes de la région, lui et son père ont exercé cette activité. « Quand je pense aux kolbars, la première chose qui me vient à l’esprit, c’est le chagrin. La colère envers la situation économique et politique actuelle du pays qui nous oblige à faire ce travail. Les kolbars sont apparus après la Révolution iranienne de 1979. Les boissons alcooliques étant depuis interdites en Iran, ces produits entraient dans le pays grâce à eux. C’était un commerce très rentable. »


(Loez)

La géographie de la frontière, qui serpente entre les hauts monts de la chaîne du Zagros, la rend d’autant plus complexe à surveiller — facilitant par là même le développement de la contrebande. La fin de la guerre du Golfe et la création d’une région autonome kurde en Irak à partir de 1991 ont marqué le début d’une intensification des échanges de marchandises. « Dans le pays, poursuit Cemîl, la demande en marchandises étrangères était importante parce que les denrées iraniennes n’étaient pas de bonne qualité. Ce marché a commencé à exister à partir de 1991 mais il s’est beaucoup développé dans les années 1996–1997. À cette époque, c’était facile. Quand le gouvernement s’est vu confronté à l’activité des kolbars — le kolbari —, il a décidé de la restreindre à des endroits précis et de l’encadrer. Il a donné entre 17 000 et 20 000 cartes électroniques de kolbari aux habitants des villages frontaliers qui y résidaient depuis au moins trois ans. Pour ce kolbari soi-disant officiel, le travail n’était pas constant, et ce n’était pas suffisant. Maintenant, le nombre de chômeurs est assez important. C’est pourquoi même si le kolbari ne rapporte pas assez, beaucoup de gens le font. »
  Hasan a une trentaine d’années, une barbe fournie et les épaules larges. Passionné de cinéma, il travaille aujourd’hui dans un café culturel d’une grande ville kurde. Il a été kolbar. Situation économique oblige, mais aussi par curiosité. Il nous raconte : « J’ai commencé parce que j’avais des dettes. La pression financière était difficile. Des gens me disaient : Chaque nuit tu vas gagner 500 000 toumans4, tu n’es pas plus faible que d’autres. Je n’étais jamais monté sur un âne. Et puis j’ai décidé d’y aller. » Sous son épaisse moustache, le visage de Farouk, 34 ans, est vieilli avant l’heure. S’enfonçant dans la neige sur un sentier verglacé à flanc de montagne, sous un ciel chargé de nuages gris menaçants, il vient avec ses mules chercher des marchandises à Tawela, en Irak. Leurs naseaux fument dans l’air froid. « Nous n’avons pas d’autre boulot, ce n’est pas par choix, on est forcés. Je fais vivre cinq personnes avec mon travail. Si j’étais libre de choisir, j’aimerais avoir par exemple un magasin pour pouvoir rester proche de ma famille. Mais quand il n’y a pas de choix, tu es contraint, n’est-ce-pas ? »


Une activité structurée
  Dans la région de Hewraman — côté iranien —, connue pour ses villages en terrasse qui s’étalent sur les flancs des hautes montagnes, les points de passage des kolbars sont autant de secrets de polichinelle. Si, le week-end, la maison de thé du mont Tahta accueille des dizaines de familles venues passer un moment à la montagne, en semaine, seuls quelques voyageurs occasionnels s’y arrêtent pour manger un kebab en admirant la vue. La chaleur cogne sur la roche nue couleur de terre. Suspendus à leurs téléphones, des hommes en tenue kurde tournent autour de la maison, enchaînant les verres de thé. L’un d’eux s’énerve. En tendant l’oreille, on comprend qu’il s’agit d’une histoire de marchandises bloquées côté irakien. En face, un sentier se faufile à travers la montagne. Une voiture s’arrête en pilant. Des hommes en sortent, à larges pantalons traditionnels et ceintures en toile nouées autour de la taille, baskets aux pied, de petits sacs en tissu ou en plastique sur le dos. Ils se précipitent sur le chemin au pas de course puis le dévalent, direction l’Irak. Soudain, on entend crachoter une radio. Un garde-frontière surgit sur la crête rocheuse, casque et tenue couleur sable, arme à la main. Trop tard. Les kolbars sont déjà loin. Ils ne reviendront qu’une fois la nuit tombée, chargés de marchandises.


(Loez)


  L’activité est soigneusement organisée et hiérarchisée. Baran, qui connaît bien la région, a commencé comme kolbar afin d’aider un ami, par hasard en somme, avant de gravir les échelons. « Il y a différents niveaux. On a des kolbars, des conducteurs de mules [ou « olardars », nda], des gardiens, des chauffeurs. Tous ces postes sont dangereux, ils jouent avec la mort. Et puis il y a aussi des entrepôts. Je suis passé par tous les postes. Maintenant, je m’occupe d’organiser le transfert des marchandises. Elles sont amenées de l’autre côté jusqu’à la frontière et d’ici on envoie des kolbars ou des mules. » Le travail de kolbar permet tout juste de survivre, nous assure quant à lui Hasan : « Le kolbar, c’est la personne qui gagne le moins d’argent alors qu’il a plus de difficultés, de fatigue, de danger. Pour gagner juste de quoi se nourrir, il faut y aller tous les jours. En réalité, kolbari, ce n’est pas gagner de l’argent. Aujourd’hui, 90 % de notre population est devenue kolbar. Le kolbar gagne 200 000 toumans [à peine plus de 4 euros, nda] à chaque voyage. Sur cet argent, 100 000 toumans sont dépensés en chemin, notamment pour acheter à manger ; 30 000 toumans sont dépensés pour arriver sur le lieu de travail en voiture. »
  Côté irakien, à Tawela, Sarmand organise le chargement des mules à destination de l’Iran non loin d’un petit entrepôt — un cube de béton fermé par un rideau de fer. Si les conditions météorologiques le permettent, il affirme voir passer plus de 2 000 personnes chaque jour. Parfois, la pluie et la neige empêchent la montée. Certains font jusqu’à cinq allers-retours par jour. Hasan, lui, se souvient : « Si tu regardes de Tahta, ils sont comme de petits insectes. Il y a parfois plus de 1 000 personnes sur le chemin, de tous les âges. Avec nous, il y avait un père avec ses deux garçons : il était lui-même kolbar et ses fils olardars. L’année dernière, la frontière était plus ou moins ouverte, on pouvait voir jusqu’à 150 animaux en file. Il fallait avancer vite. » Baran assure que tout le monde connaît l’existence des kolbars. Et que tout le monde, à dire vrai, est kolbar à un moment ou un autre. « Ce matin, j’avais un kolbar de 67 ans. Sa barbe était blanche. Il a fait deux voyages et voulait 400 000 toumans au lieu de 200 000. Parce qu’il n’y a pas de travail, qu’il a des enfants et besoin d’argent pour se nourrir. »
  Jiyan approche de la soixantaine. Elle habite avec ses filles dans un quartier d’une ville kurde du Rojhelat. Aux murs, les graffitis font état de l’opposition au régime. Elle a commencé à faire kolbar au milieu des années 1990 après avoir perdu son mari, un militant du PDKI 5 tué par les forces de sécurité. Elle est inquiète à l’idée de témoigner — par peur des représailles. « J’ai travaillé pendant six ans, confie-t-elle après un long moment d’hésitation. Parfois j’emmenais mes enfants avec moi pour que les agents aient pitié d’eux et nous permettent de passer. Nous étions entre 10 et 15 femmes. Elles aussi emmenaient leurs enfants avec elles. J’y allais trois fois par jour. J’étais vraiment obligée de faire le kolbari. J’ai beaucoup souffert. » Jiyan se remémore un soir, en particulier, lequel la vit chuter tandis qu’elle transportait sur son dos une imposante télévision. Si d’autres kolbars ne l’avaient pas relevée, elle aurait étouffé. « Au début, je prenais mes fils avec moi et je leur donnais à chacun cinq kilos de thé sec. Ils avaient 11–12 ans. Que dois-je dire ? Tous mes souvenirs sont empreints de chagrins et de misère. Je l’ai fait pour que mes enfants puissent vivre et qu’ils ne tendent pas la main devant les autres. »


(Loez)

Des profits capitalistes
  Du fait du renforcement des sanctions des États-Unis par les faucons de l’administration Trump, ni le gouvernement iranien, ni les commerçants (parfois kurdes) qui s’enrichissent sur le dos des kolbars n’ont intérêt à voir disparaître cette activité. Elle constitue un élément-clé des importations à destination de la société de consommation, comme nous l’explique Cemîl : « Les taxes douanières que le gouvernement iranien impose sont très élevées. C’est plus économique pour les hommes d’affaires comme pour les acheteurs que les marchandises soient directement importées par les kolbars. Un paquet de couches de la marque Prima coûtait il y a trois ans 19 000 tomans. Quand les sanctions ont été rétablies et que les frontières ont été fermées, le prix a grimpé jusqu’à 60 000 tomans, voire 150 000 avec l’augmentation du taux du dollar. La qualité des produits pose également question : par exemple, la plupart des couches fabriquées en Iran ne sont pas de bonne qualité. Certains bébés y sont allergiques, c’est pourquoi on ne les achète pas beaucoup. »
  « C’est une chaîne », déclare pour sa part Baran. « Le businessman vient de Téhéran, Chiraz ou Isfahan : il achète sur Internet ses marchandises en grande quantité à Oman, en Chine, à Dubaï, n’importe où. Il les fait apporter à la frontière et on s’en occupe ; on les rapporte jusqu’à Mariwan et, de là, ils les distribuent dans les grandes villes. Les capitalistes, les riches, ce sont eux qui en tirent avantage et font des profits. Et tous les kolbars travaillent pour ce système. » Un système qui écrase le kolbar, allant jusqu’à le rendre financièrement responsable des marchandises transportées, ainsi que nous le raconte Jiyan : « Il fallait qu’on donne autant d’argent que la valeur des marchandises qu’on portait. Si le gouvernement nous arrêtait et qu’il prenait nos charges, on perdait tout et le propriétaire des produits gardait notre argent pour lui. »
  À deux heures de route au nord de Hewraman, la ville de Baneh, ses immeubles de béton et ses bâtiments récents. C’est l’un des points centraux de l’activité des kolbars. On y vient de tout l’Iran pour acheter dans son bazar, moderne, les marchandises qu’ils y ont rapportées. Elles s’étalent dans les vitrines et sur les trottoirs. La ville est riche : la présence des hommes d’affaires qui organisent le commerce est manifeste. On les voit circuler à bord d’imposants 4x4 flambant neufs, lesquels contrastent avec les vieilles Peugeot ou Saipan du reste de la population. Zanyar est l’un d’entre d’eux. Après des études d’anglais, il a vécu plusieurs années en Chine afin de se créer un « réseau de contacts ». Aujourd’hui revenu au Rojhelat, il a monté une société d’importation de produits en provenance de Chine. Sans état d’âme, il nous confie attendre d’accumuler assez d’argent pour pouvoir quitter l’Iran. Il estime ses revenus mensuels entre 3 000 et 4 000 dollars — une fortune, quand le salaire de la plupart des habitants est inférieur à 200 dollars. Il commande ses marchandises en Chine grâce à ses contacts locaux, les fait acheminer par bateau jusqu’aux ports du sud de l’Irak, puis par camion jusqu’à la région kurde autonome. Il embauche ensuite des kolbars pour faire entrer sa cargaison en Iran. Sans vergogne, il assume verser des pots-de-vin à des officiers et à certains fonctionnaires pour garantir le passage de ses produits. Les montages financiers parfois complexes qui se jouent également avec l’Irak (d’où proviennent les dollars nécessaires aux transactions) permettent d’échapper aux sanctions américaines.


(Loez)


Un état d’exception


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Loez et Hataw
21/12/2019 


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