Le système électrique : quand la politique met aux pas les contraintes physiques...

"C'est bien connu : dans les périodes d'inquiétude générale, l'animal humain perd les pédales, rejette - plus encore qu'à l'accoutumée - les arguments de sa raison et plonge à corps perdu dans les tentations de l'irrationnel rassurant et exaltant. La crédulité s'engraisse sur le désarroi comme la mouche verte sur la charogne."
François Cavanna - 1923-2014

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Le système électrique : contraintes physiques et décisions politiques
Françoise Ficheux*
18/12/2019


* Françoise FICHEUX est ingénieure, expert à l’Institut énergie et développement

La qualité de la fourniture d’électricité ne se réduit pas à un bilan quantitatif annuel global. Il s’agit certes de produire l’électricité dont la nation à besoin, et surtout de la produire à tout instant. Cela induit des contraintes redoutables que le gestionnaire du système doit surmonter par les dispositifs techniques adéquats. L’introduction massive des énergies éolienne et solaire aggravent considérablement ces contraintes.
Au début du débat public de 2018 sur la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), il fut demandé comment seraient prises en compte les contraintes imposées par les lois de la physique dans la redéfinition de cette PPE. La réponse fut cinglante: « Il sera, dans ce débat, moins question de physique que de décisions et d’orientations gouvernementales. Les citoyens n’auront pas tant à s’exprimer sur les lois de la physique que sur les choix politiques qui doivent être faits en matière d’énergie pour les dix années qui viennent. »
Il ne s’agit pas pour les physiciens d’imposer un choix mais d’informer les politiques des conséquences de leurs choix. Comment, en effet, construire et faire fonctionner un système électrique répondant à l’objectif largement majoritaire de réduction des émissions de gaz à effet de serre, tout en garantissant la sécurité d’approvisionnement, sans tenir compte des contraintes imposées par les lois de la physique ?

Injecter à tout instant ce qui est consommé
Un réseau électrique est soumis à une contrainte de base : il est nécessaire d’y injecter à chaque instant la quantité exacte d’électricité qui en est soutirée. Si on ne respecte pas cette contrainte et que la consommation devient inférieure à la production, ou supérieure, la fréquence se met à descendre en dessous de 50 Hz, ou à monter au-delà de 50 Hz, puis, très vite, certains équipements de production se mettent en sécurité en se déconnectant du réseau et, par effet domino, on peut arriver au black-out.
Concrètement, l’électricité ne se stockant pas1, cela signifie qu’il faut produire à chaque instant l’électricité qui est consommée. Fort heureusement, il est possible de transformer l’énergie électrique en d’autres formes d’énergie, par exemple en énergie potentielle lorsqu’on remonte de l’eau dans le bassin supérieur d’une STEP [station de transfert d’énergie par pompage], ou en énergie chimique dans des batteries, mais ces possibilités coûtent cher, sont disponibles en quantité limitée sur le territoire français, et bien sûr l’aller-retour pour reproduire de l’électricité se fait avec un rendement inférieur à 1.

Rôle essentiel du nucléaire

Avant les années 2000, le gestionnaire de réseau établissait chaque jour une prévision de la courbe de consommation et, suivant cette courbe, « appelait » les groupes de production disponibles suivant le principe du merit order, c’est-à-dire sur la base du coût marginal de production, optimisant ainsi le coût global de la production.
Aujourd’hui, le gestionnaire de réseau établit toujours quotidiennement une prévision de consommation, mais ce n’est plus lui qui appelle les groupes. Chaque fournisseur2 est censé injecter dans le réseau, à chaque instant, l’électricité consommée par l’ensemble de ses clients. Outre ses propres moyens de production, s’il en a, il dispose pour s’approvisionner du dispositif ARENH3, des marchés à terme et des marchés spot, mais il ne pourra s’y procurer que des blocs horaires qui, même s’il était capable de prévoir exactement la consommation de ses clients, ne lui permettent pas de la couvrir complètement. La courbe de prévisions de consommation faite chaque jour par RTE sert aux fournisseurs à « intuiter » ce que sera la consommation de leurs clients.
L’exercice est assez facile actuellement, car la procédure de « règlement des écarts » ne se fonde pas sur la consommation réelle mais sur du profilage, qui ne reflète pas toujours la situation réelle, d’où l’apparition de « niches », comme celle des boulangers, censés consommer essentiellement la nuit. La situation pourrait changer avec la mise en place des compteurs Linky, qui sont capables de fournir les courbes de charge correspondant à la consommation réelle heure par heure des clients.
D’autre part, une partie de l’électricité provient de sources intermittentes et non pilotables, dont l’éolien, qui est très variable et difficilement prédictible. Il a été décidé que cette électricité, dite « fatale », bénéficie d’une priorité d’injection, ce qui perturbe fortement le fonctionnement du réseau, ainsi que celui des marchés spot, avec l’apparition de prix négatifs.
Avant l’introduction massive de ces énergies intermittentes, la production devait simplement s’adapter à la consommation. Aujourd’hui, les productions pilotables, nucléaire, hydraulique de barrage et thermique, doivent s’adapter à la fois aux variations de la consommation et à celles des productions éolienne et photovoltaïque.
Le rôle du nucléaire est particulièrement important dans la compensation de ces variations, ce qui conduit même EDF à affirmer que nucléaire et énergies renouvelables sont complémentaires. Il est vrai qu’une partie des réacteurs du parc nucléaire a été conçue pour faire du « suivi de charge » et que la sûreté reste assurée.
Ce suivi de charge permet de baisser la puissance d’un réacteur de 100 % à 20 % en une demi-heure, et de la remonter aussi vite après un palier d’au moins deux heures, et ce deux fois par jour. Ce type de fonctionnement n’est toutefois pas optimal, augmentation du coût de production du kilowattheure nucléaire, et, de plus, il n’est plus efficace au-delà d’un taux de pénétration des énergies renouvelables intermittentes compris entre 20 et 30 %.
Les énergies intermittentes n’apportent aucun secours.

 

La variabilité des énergies intermittentes et leur couplage au réseau via des dispositifs électroniques n’apportent aucune inertie mécanique ni autorégulation au réseau. Ce qui augmente le risque de black-out.

Contrainte d'équilibre et maintient de la fréquence

Pour le bon fonctionnement des moteurs connectés au réseau, la fréquence du courant doit être maintenue à 50 Hz. Dès que la fréquence varie, tous les alternateurs des centrales « traditionnelles » exercent instantanément et de façon automatique des actions stabilisatrices via l’inertie de la masse tournante de leurs rotors, qui agissent comme des volants d’inertie. La variabilité des énergies intermittentes et leur couplage au réseau via des dispositifs électroniques n’apportent aucune inertie mécanique ni autorégulation au réseau.
Les études montrent que les technologies disponibles aujourd’hui permettent au plus une puissance délivrée par les énergies intermittentes ne dépassant pas 30 % à 60 % de la puissance instantanée appelée par la consommation, suivant le niveau de cette puissance. Plusieurs zones non interconnectées, comme l’Australie du Sud, ont connu des black-out dès 30 %, et il a été évalué que, pour le réseau européen, ce niveau se situait à environ 60 %.
Dans l’état actuel de la technique, le « 100 % renouvelables » de l’ ADEME est une utopie. Des projets4 sont en cours pour étudier l’intégration d’éléments d’électroniques de puissance dans les réseaux. Il s’agirait de changements considérables, d’une véritable migration des réseaux de transport et de distribution qui va exiger des investissements considérables. De plus, il n’est pas sûr que le niveau de sécurité d’approvisionnement actuel puisse être assuré avec ces nouveaux réseaux dont le fonctionnement est fondé sur du logiciel.
Le fait que le marché de l’électricité fonctionne par blocs horaires n’est pas neutre pour la sécurité d’approvisionnement : à chaque passage à l’heure suivante, suivant les propositions retenues en bourse pour l’heure suivante, des groupes de production s’arrêtent, d’autres démarrent, d’autres encore modifient leur niveau de production. Les productions pilotables, principalement le nucléaire pour ce qui concerne la France, doivent assurer la continuité pour que la fréquence reste dans les marges autorisées. Mais il peut y avoir des difficultés.
C’est la cause principale de la baisse de tension, à 49,81 Hz, qui s’est produite le 10 janvier 2019 à 21 heures où l’Europe est passée très près, si ce n’est d’un black-out, au moins de délestages étendus.
Pour gérer l’équilibre à tout instant, le gestionnaire de réseau dispose des différents « services », voir encadré ci-dessous. L’évolution du réseau et des risques inhérents a conduit RTE à mettre en place des contrats d’effacements avec des consommateurs industriels qui acceptent, moyennant rémunération, de baisser leur consommation à l’appel de RTE. Ce mécanisme n’a, pour l’instant, été utilisé qu’une seule fois, le 10 janvier 2019. Si tous ces moyens empilés ne suffisent pas à faire remonter la fréquence, le RTE a recours à des délestages localisés de consommation.

 

Le réseau électrique français est interconnecté avec les réseaux des pays limitrophes, à l’exception du Luxembourg, et l’équilibre injection/soutirage doit être assuré en prenant en considération toute la plaque européenne continentale

L’interconnexion ne suffira pas
Enfin, le réseau de transport français est interconnecté avec les réseaux des pays limitrophes, à l’exception du Luxembourg, et l’équilibre injection/ soutirage doit être assuré en prenant en considération toute la plaque européenne continentale. En principe – c’est-à-dire d’après les règles de fonctionnement du marché –, les interconnexions doivent permettre les échanges commerciaux entre les États membres et créer ainsi un marché unique de l’électricité couvrant toute l’UE, ce qui est censé faire baisser les coûts.
Or les électrons n’obéissent pas aux lois de Bruxelles mais à celles de Kirchhoff. Les jours de vent, les réseaux des pays limitrophes de l’Allemagne sont perturbés par des électrons produits dans le Nord, au bord de la Baltique, et rejoignent le sud du pays, très consommateur, en empruntant les réseaux voisins, à défaut des lignes intérieures que l’Allemagne n’a pas encore construites.
La Commission européenne pousse au développement des interconnexions, ce qui suppose de lourds investissements et qui rencontre souvent l’opposition de la population qui ne comprend pas pourquoi décentraliser la production impose la construction de nouvelles lignes.
À défaut, dans sa volonté d’augmenter les échanges commerciaux, la Commission cherche à rogner sur les capacités d’interconnexion réservées aux gestionnaires de réseau pour assurer le bon fonctionnement du réseau. Elle justifie ses demandes par une prétendue amélioration de la sécurité d’approvisionnement, mais, en même temps, elle impose à tous les États membres une standardisation de leur mix électrique en y renforçant la part des énergies intermittentes ; or il a été observé que les régimes des vents et les heures d’ensoleillement sont globalement les mêmes au niveau de la plaque européenne interconnectée.

On voit mal comment un secours mutuel serait possible.



1. On peut certes stocker quelques électrons en mouvement dans une boucle supra-conductrice, mais en laboratoire uniquement.
2. Fournisseur : entreprise chargée de la commercialisation auprès des clients finals.
3. ARENH: accès régulé à l’énergie nucléaire historique, instauré en 2011 par la loi NOME et dont les modalités sont définies par décret
4. Par exemple, le projet européen Migrate, auquel participe RTE.

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