" Le 21 février 2005, Hunter S. Thompson se tirait une balle dans la tête. Une mort en accord avec la vie qu'il avait choisie - et un point final mis à l’œuvre la plus délirante et la plus féroce de la littérature américaine. Inventeur du journalisme "gonzo", où le reporter est à la fois l'auteur et le héros de ses articles, Thompson était alors reconnu depuis peu comme un véritable écrivain. [...] Il s'y montre à son meilleur, trublion politique et voyageur lucide, portant haut sa fascination teintée de haine pour le rêve américain - qu'il perpétue en s' acharnant à le détruire."
RICHARD Nicolas, extrait.
Œuvres principales
- Hell's Angels, 1966.
- Las Vegas Parano, 1971.
- La Grande Chasse au requin, 1979.
- Rhum express, 1998.
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Owl Farm- Hiver 68
Hunter S. Thompson
1967 a été l'année hippie. Comme c'est la dernière méditation que j'ai l'intention d'écrire sur le sujet, j'ai décidé de me mettre dans des bonnes conditions. Du coup, dans la pièce où je suis installé avec ma machine à écrire, j'ai deux haut-parleurs énormes et un amplificateur de 100 watts qui crache le " Mr. Tambourine Man " de Bob Dylan. Pour moi, c'est l'hymne national hippie par excellence. Une chanson à l'acide, LSD — et comme pratiquement toute musique hippie, les paroles ne sont pas très claires pour quelqu'un qui n'est pas " cool ", ou " dans le bain " ou qui est extérieur à la " scène de la dope ". J'habitais dans le quartier Haight-Ashbury de San Francisco quand le terme " hippie " a été lancé par Herb Caen du San Francisco Chronicle — le même qui, à la fin des années 1950, avait forgé le terme " beatnik " —, j'estime donc pouvoir m'appuyer sur mon expérience personnelle pour traiter de ce sujet. Pour tous ceux qui ont fait partie de cette scène, post-beat, avant que le mot " hippie " ne devienne une marque publicitaire nationale, en 1966 et 1967, " Mr. Tambourine Man " est la fois l’épitaphe et le chant du cygne d'un mode de vie et d'idées qui ont finalement conduit au " phénomène hippie ", dont on a fait si massivement la publicité.
Mr. Tambourine Man : Live at the Newport Folk Festival. 1964*
album Bringing It All Back Home, 1965.
Mr. Tambourine Man : Live at the Newport Folk Festival. 1964*
album Bringing It All Back Home, 1965.
Bob Dylan était le hippie originel, et quiconque est curieux de savoir comment raisonnait la " jeune génération " du début des années 1960 n'a qu'à écouter ses disques par ordre chronologique. On est passé d'une de folk grand public à un humour tordu puis, de là, on a basculé dans la protestation virulente, pendant les marches pour les droits civiques et les manifestations du Mississipi, au cours des étés 1963 et 1964. Ensuite, lors des mois qui ont suivi la mort du président Kennedy, Dylan s'est dégagé d'un ancrage dans le réalisme social pour accéder aux " réalités " plus abstraites de la nouvelle contestation et du désengagement. Son style revêtit l'éloquence du désespoir, prônant un anarchisme personnel. Ses textes ont évoqué de plus en plus souvent la drogue, avec allusions de plus en plus limpides, jusqu'à ce que son " Rainy Day Women # 12 & 35 " [album Blonde on Blonde, 1966] soit censuré des ondes d'une côte à l'autre... essentiellement en raison du refrain proclamant " Everybody must get stoned ".(1)
À cette époque, c'était un héros de la " génération des moins de trente ans " qui semblait en totale révolte contre tout ce en quoi ses aînés essayaient de croire. À cette époque, également, Dylan sillonnait le pays en avion — enchaînant les concerts à guichets fermés — dans son jet privé à 500 000 dollars. À ses rares conférences de presse se pressaient des journalistes qui croyaient assister à des audiences accordées par un grand manitou plutôt qu'à des séances de questions posées à une personnalité accidentellement devenue personnage public. À cette même période, l'apparence de Dylan est devenue de plus en plus bizarre. Lorsqu’il commença à chanter à Greenwich Village, vers 1960, il s'appelait Bob Zimmerman et ressemblait à un vagabond adolescent dans la grande tradition de Huck Finn... ou du Nick Adams des premières histoires d' Hemingway. Mais en 1965, son nom s'était changé en Dylan & les cheveux lui arrivaient aux épaules; il arborait le pantalon serré et les vestes rayées reflétant l'image bisexuelle bigarrée et caustique qui, déjà à l'époque, était en train de devenir le style universel d'une sous-culture baptisée " hippie ".
Ce coup de projecteur sur Dylan n'est pas le fruit du hasard. Toute culture — et a fortiori toute sous-culture — peut être définie, du moins en un premier temps, par ses héros... et de tous les héros hippies, Bob Dylan a été le premier, et le plus grand. Il est apparu à une période où Joan Baez était la Queen Bee d'un monde composé de jeunes qui ne trouvaient pas leur place... mais, contrairement à Joanie, qui n'écrivait pas ses chansons et préférait les ballades mélancoliques aux hymnes contemporains à la drogue, Dylan a été promu voix de la génération des inquiets et des désespérés. Tout du moins d'une partie d'une génération qui se percevait comme inutile et maudite, dans l'atmosphère de statu quo et d'affairisme qui prévalait dans ce pays, tandis que la guerre du Vietnam dégénérait et que les États-Unis, aux yeux de la " génération des moins de trente ans " du monde entier, semblaient embarqués dans un militarisme vindicatif incontrôlé.
Il faut souligner que ce point de vue n'était pas, et n'est toujours pas, universellement partagé, mais ça ne regarde pas directement les hippies. Ils sont le produit d'une désillusion croissante face aux réalités militaro-industrielles des États-Unis, et, en termes purement quantitatifs, représentent une minorité qui double ou triple chaque année. En 1967, cette minorité a émergé dans les mass média américains... et a évidemment présenté un grand pouvoir d'attraction pour les éditeurs, les rédacteurs en chef et les journalistes qui, en sondant les goûts du public, ont découvert ledit public tout à fait mûr pour ingurgiter une bonne dose d'articles sur les hippies. La raison à cela est la même que celle qui explique l'existence des hippies : c'est moins leur valeur intrinsèque que le fait qu'ils mettent l'accent — de par leur simple existence — sur le vide et le malaise de la vie en Amérique, qui avait déjà engendré les beatniks, quelque dix ans plutôt. Même ceux qui pensent qu'il faudrait mettre tous les hippies en prison ou les envoyer en première ligne au Vietnam ne trouveront rien à redire dans ce qui est communément accepté comme étant l' éthique hippie : Paix, Amour, et Chacun pour soi dans une Orgie en Roue Libre où Chacun Vit Comme Il l' Entend Et Laisse les Autres Vivre à leur Guise.
Les hippies ont présenté une menace pour l' establishment en exhumant certaines " valeurs américaines " parmi les plus fondamentales pour essayer de les appliquer dans une technocratie tentaculaire à haute pression qui, en l'espace de presque deux cents ans, s'est beaucoup éloignée des valeurs agraires originelles, en vigueur à l'époque de la Boston Tea Party [révolte politique à Boston, capitale de la province de la baie du Massachusetts, contre le Parlement britannique en 1773]... Les hippies sont une menace en forme d' anachronisme, car ils rappellent à grands cris que ces valeurs ont été bafouées ou détournées... qu'il existe de douloureuses contradictions dans une société conçue comme un monument à la " liberté humaine " et aux " droits individuels ", une nation où tous les hommes sont censés avoir été " créés libres et égaux "... une nation que tout hippie avisé insistera pour décrire comme un " État guerrier " bâti sur la peur et ne pouvant plus se permettre les aberrations, même mineures, qui vont de pair avec la " liberté individuelle ".
Je me souviens de cette ère préhippie, à San Francisco, comme d'une époque désintéressée et légère, où tout semblait se goupiller à merveille. J'avais un livre excitant à écrire, un éditeur qui payait, une grosse moto rouge chromée pour rouler plein pot dans les rues à minuit, je portais un sweat-shirt, un jean coupé et une paire de Wellington, j'échappais à l'ire des policiers motorisés en remontant sur les hauteurs d' Ashbury Street, puis je revenais soudain à la charge, déboulant sur Masonic Street à 150 kilomètres/heure, direction Presidio... puis je rétrogradais en rigolant dans l'obscurité des virages rapprochés — la ligne blanche transperçait cette forteresse boisée, je passais devant la guitoune de la police militaire, filais jusqu'aux feux de Lombard Street, avec, sur la gauche, de l'autre côté, la Baie aux eaux glaciales, le yacht-club et Alcatraz, et toutes les cartes postales de San Francisco — ses collines et ses cable-cars. Je quittais Lombard pour éviter les feux, fonçais plein pot sur l' Union Street, passais l'appartement où avait habité cette nana, en me demandant qui y habitait à présent, puis je passais au coin du cabinet dentaire, je lui dois encore 211 dollars. Le payer, rembourser toutes ces vieilles dettes... À qui dois-je encore de l'argent ? Envoyez vos factures, bande de salauds. J'aimerais tirer un trait sur ces souvenirs de misère...
Passé le coin, quelques blocs plus bas, sur Union Street, j'arrivais au Matrix, un endroit qui ne payait pas de mine, sur la droite. Je montais sur le trottoir pour me gare entre les deux petits arbres, sachant que les flics radineraient et tenteraient de me coller une contravention pour parking illégal, gare donc ta motocyclette dans le caniveau, mon gars..., .Je verrais peut-être le chopper orange de Peter Knell garé aussi dans le caniveau. Pete était alors l'éminence grise des Angels à Frisco, et serait plus tard le président de la section de San Francisco de ce club grossier... Il jouait parfois du banjo à la Drinking Gourd, sur Union, mais ça, c'était avant qu'il ne devienne un fanatique.
Le Matrix : la matrice de Jefferson Airplane. Ils possédaient une partie du club à l'époque où on y servait encore de la bibine, et peut-être qu'aujourd'hui, ils en sont totalement propriétaires. De l'eau a coulé sous les ponts depuis le soir où, sans un sou en poche, j'ai poussé la porte en marmonnant :
Club Le Matrix : rendez-vous au 3138 Fillmore Avenue à San Francisco .Source.
1965/08/13 — À San Francisco, en Californie, Jefferson Airplane a fait ses débuts en live au Matrix Club, co-détenu par le chanteur principal Marty Balin. La photographie des membres de Jefferson Airplane qui figurait sur la couverture de leur album le plus connu " Surrealistic Pillow ", 1967, a été prise à l'intérieur du Matrix au 3138 Fillmore Street. Source.
À suivre..
THOMPSON Hunter S. , Gonzo Higway, pp 341-345, Pavillons Poche, Robert Laffont, février 2020.
1. " Tout le monde doit être défoncé "
* Traduction Mr. Tambourine Man - Bob Dylan
Hé l’homme au tambourin joue-moi ta chanson
Je n’ai pas sommeil, et je n’ai prévu d’aller nulle part.
Hé l’homme au tambourin joue-moi ta chanson,
Je vais te suivre dans le remue-ménage du petit matin
Je sais bien que l’empire du soir
Est retourné en poussière,
Qu’il file entre mes doigts, me laissant, aveugle mais toujours conscient.
Mes angoisses me taraudent, mes pieds sont marqués au fer rouge
Je n’attends personne
Et la vielle rue désolée est trop morte pour me faire rêver
Hé l’homme au tambourin joue-moi ta chanson
Je n’ai pas sommeil, et je n’ai prévu d’aller nulle part.
Hé l’homme au tambourin joue-moi ta chanson
Je vais te suivre dans le remue-ménage du petit matin
Emmène-moi faire un tour, sur ton bateau magique et tournoyant,
Tous mes sens sont à nu, mes mains ne peuvent plus rien saisir.
Mes orteils trop engourdis, ne comptent plus que sur les talons de mes bottes
Pour prendre le large.
Je suis prêt à aller n’importe où, je suis prêt à me faufiler
Dans le cortège de mon carnaval, Jette ton sort de danse endiablée sur mon chemin,
Je promets de m’y soumettre
Hé l’homme au tambourin joue-moi ta chanson
Je n’ai pas sommeil, et je n’ai prévu d’aller nulle part.
Hé l’homme au tambourin joue-moi ta chanson
Je vais te suivre dans le remue-ménage du petit matin
Si tu entends rire, tournoyer et chavirer, par delà le soleil,
Ne t’en offusque pas, c’est juste une petite échappée qui s’fait la belle,
Et je crois bien qu’à part le ciel, rien ne pourra l’arrêter.
Et si tu perçois l’écho d’un torrent de rimes sautillantes, s’accorder
Au rythme de ton tambourin, c’est juste un clown en guenilles, là bas.
Je ne m’en ferais pas trop, à ta place, ce n’est qu’une ombre
Que tu vois et qu’il poursuit
Hé l’homme au tambourin joue-moi ta chanson
Je n’ai pas sommeil, et je n’ai prévu d’aller nulle part.
Hé l’homme au tambourin joue-moi ta chanson
Je vais te suivre dans le remue-ménage du petit matin
Alors fais-moi disparaître a travers, les ronds de fumée de mon esprit,
Aux pieds des ruines fumantes du temps, au-delà des feuilles de givre,
Des arbres hantés par l’effroi, là-bas, vers la plage balayée par le vent
Loin de l’emprise inextricable des peines démentielles.
Oui, pour danser enfin sous un ciel de diamants, une main flottant libre dans l’air,
Mon ombre se détachant sur les reflets de la mer, au cœur d’un amphithéâtre de sable,
Avec l’empreinte du passé et la conscience du destin, profondément ancrées sous les vagues.
Laisse-moi oublier aujourd’hui, au moins jusqu’à demain.
Hé l’homme au tambourin joue-moi ta chanson
Je n’ai pas sommeil, et je n’ai prévu d’aller nulle part.
Hé l’homme au tambourin joue-moi ta chanson
Je vais te suivre dans le remue-ménage du petit matin
Je n’ai pas sommeil, et je n’ai prévu d’aller nulle part.
Hé l’homme au tambourin joue-moi ta chanson,
Je vais te suivre dans le remue-ménage du petit matin
Je sais bien que l’empire du soir
Est retourné en poussière,
Qu’il file entre mes doigts, me laissant, aveugle mais toujours conscient.
Mes angoisses me taraudent, mes pieds sont marqués au fer rouge
Je n’attends personne
Et la vielle rue désolée est trop morte pour me faire rêver
Hé l’homme au tambourin joue-moi ta chanson
Je n’ai pas sommeil, et je n’ai prévu d’aller nulle part.
Hé l’homme au tambourin joue-moi ta chanson
Je vais te suivre dans le remue-ménage du petit matin
Emmène-moi faire un tour, sur ton bateau magique et tournoyant,
Tous mes sens sont à nu, mes mains ne peuvent plus rien saisir.
Mes orteils trop engourdis, ne comptent plus que sur les talons de mes bottes
Pour prendre le large.
Je suis prêt à aller n’importe où, je suis prêt à me faufiler
Dans le cortège de mon carnaval, Jette ton sort de danse endiablée sur mon chemin,
Je promets de m’y soumettre
Hé l’homme au tambourin joue-moi ta chanson
Je n’ai pas sommeil, et je n’ai prévu d’aller nulle part.
Hé l’homme au tambourin joue-moi ta chanson
Je vais te suivre dans le remue-ménage du petit matin
Si tu entends rire, tournoyer et chavirer, par delà le soleil,
Ne t’en offusque pas, c’est juste une petite échappée qui s’fait la belle,
Et je crois bien qu’à part le ciel, rien ne pourra l’arrêter.
Et si tu perçois l’écho d’un torrent de rimes sautillantes, s’accorder
Au rythme de ton tambourin, c’est juste un clown en guenilles, là bas.
Je ne m’en ferais pas trop, à ta place, ce n’est qu’une ombre
Que tu vois et qu’il poursuit
Hé l’homme au tambourin joue-moi ta chanson
Je n’ai pas sommeil, et je n’ai prévu d’aller nulle part.
Hé l’homme au tambourin joue-moi ta chanson
Je vais te suivre dans le remue-ménage du petit matin
Alors fais-moi disparaître a travers, les ronds de fumée de mon esprit,
Aux pieds des ruines fumantes du temps, au-delà des feuilles de givre,
Des arbres hantés par l’effroi, là-bas, vers la plage balayée par le vent
Loin de l’emprise inextricable des peines démentielles.
Oui, pour danser enfin sous un ciel de diamants, une main flottant libre dans l’air,
Mon ombre se détachant sur les reflets de la mer, au cœur d’un amphithéâtre de sable,
Avec l’empreinte du passé et la conscience du destin, profondément ancrées sous les vagues.
Laisse-moi oublier aujourd’hui, au moins jusqu’à demain.
Hé l’homme au tambourin joue-moi ta chanson
Je n’ai pas sommeil, et je n’ai prévu d’aller nulle part.
Hé l’homme au tambourin joue-moi ta chanson
Je vais te suivre dans le remue-ménage du petit matin
Traduction : Georges Ioannitis
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