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Ainsi le général Alexandre de Lameth, successivement préfet des Hautes-Alpes, de Rhin-et-Moselle et de la Roër [ancien département français, 1797-1814 ; le territoire correspond aujourd'hui à la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Cologne, plus une grande partie de la province Limbourg des Pays Bas, Venlo et Roermond] ; Descorches de Sainte-Croix, ancien maréchal de camp, préfet de la Drôme, Goyon de Matignon, ex-major des Gardes françaises [corps d'élite créé pour protéger Charles IX, en 1563, les Gardes françaises formaient un régiment de 3600 hommes, cantonné à Paris en 1789. Les Gardes françaises entrèrent massivement dans la Garde nationale et leur régiment fut dissous, le 1er septembre 1789], préfet de la Méditerranée ; le général ci-devant marquis d' Herbouville, déjà cité, un Voyer d' Argenson, un de Castellane, un de La Rochefoucauld, etc. L' Ecole polytechnique avait vu passer dans ses rangs Busche ou Chabrol de Volvic. Les anciens conseillers ou avocats auprès des anciens Parlements ne se retrouvent en revanche dans le corps préfectoral qu'au nombre d'une vingtaine : Pelet de la Lozère ou d' Arbaud-Jouques venant d' Aix-en-Provence, Defermon de Rennes, Savoye-Rollin et Montalivet de Grenoble. On constate que les carrières proprement intellectuelles, scientifiques ne débouchent presque jamais sur la carrière préfectorale. Le journalisme se trouve représenté par Fiéviée et par Trouvé. L'ancien monde de la finance, les milieux du négoce sont à peu près absents de l'échantillon préfectoral, encore qu'un Taillepied de Bondy, ancien receveur général des finances, l'un des administrateurs des Fonderies de Romilly, occupe, successivement les préfectures importantes de Lyon et de Paris ; tandis que Legendre de Luçay, marié à une Papillon d' Autroche, à qui Talleyrand acheta en l'an XI les 3 600 ha de Valençay et de Luçay pour 1 600 000 F, apporte dans la préfecture du Cher, qu'il quitte bientôt pour la préfecture du Palais, un écho du monde aboli de la Ferme générale [sous l'Ancien Régime, organisme qui prenait à bail la perception des impôts indirects, adjugée tous les six ans.Créée en 1681 par Colbert qui adjugea les aides, traites et gabelles à une association de financiers, les fermiers généraux, pour un prix annuel de 56 millions de livres, elle fut reconstituée en 1726 et s'étendit au tabac en 1747. La Constituante la supprima en 1791 après avoir aboli les impôts mis en ferme. Larousse]
Peut-être un bref coup d’œil sur ce qui s'est passé à Paris résumera-t-il assez nettement le glissement qui s'est produit, au fil du "règne" au sein du personnel administratif. En 1800, le préfet de la Seine est Frochot, le préfet de police est Dubois. En 1814, ce sont respectivement Chabrol et Pasquier. Indépendamment des circonstances et des caractères, ces mutations de personnel revêtent un sens social. Frochot comme Dubois, nés tous deux autour de 1760, appartenaient à l'ancienne bourgeoisie des magistrats et gens de loi : le premier, prévôt d' Aignay-le-Duc ; le second, avocat à la Grande Chambre du Parlement de Paris, puis procureur au Châtelet. L'un comme l'autre avait été marqué par la Révolution : Frochot, dans l'équipe de Mirabeau, incarcéré au temps de la Terreur, rallié à la préparation du coup d’État de Brumaire ; Dubois, épaulé par le jacobin Réal, passant de la magistrature au Bureau central de la police. Pasquier et Chabrol, nés autour de 1770, plus jeunes de dix à quinze ans que leurs prédécesseurs, sont d'un autre monde. Le premier, issu d'une illustre et ancienne famille parlementaire, est un bon représentant de cette aristocratie monarchiste de coeur, qui accepte de servir mais non de soutenir l' Empire, mais que Napoléon en tout cas a tenu expressément à réinsérer dans la haute administration. Le second, tout en appartenant lui aussi à la noblesse provinciale par sa famille comme par celle de sa femme, évoque un type différent et nouveau de haut fonctionnaire, déjà technocrate, passionné d'économie, de statistique, de construction urbaine, pourvu d'une haute formation scientifique et technique. Le temps d'après la Révolution suggère ainsi, à un certain niveau, à la fois un rétablissement des vieilles positions et de nouveaux profils professionnels.
Étienne-Denis Pasquier, 1767-1862
Gilbert, Joseph, Gaspard Chabrol de Volvic, 1773-1843 ; ancien élève major de l'École polytechnique, ingénieur des Ponts et chaussées ; membre de la Commission scientifique d'Égypte ; Conseiller d'État ; préfet de la Seine, 1812-1830 ; Député du département de la Seine, puis du Puy-de-Dôme
[...]
2. Les élites selon Napoléon : noblesse, notables
Le personnel administratif tel qu'on vient de l'envisager, le personnel politique lui-même ne permettent de toute façon de prendre qu'une vue partielle et particulière des élites de la société française post-révolutionnaire. D'abord, on n'a pas encore envisagé ici les cadres de l'armée. Ensuite, politique ou administratif, le personnel napoléonien n'est que la frange active d'élites dont l'une des caractéristiques reste de comporter beaucoup de non-actifs, frange dont la composition, mise à part la question de la loyauté à l'égard du régime et bientôt du souverain, reste objectivement dominée par un éventail de compétences héritées d'avant 1789 ou acquises dans des circonstances créées par la Révolution. Enfin il importe de connaître, tout autant que les choix individuels des nominations, les principes qui ont inspiré Napoléon Bonaparte dans une oeuvre d'organisation volontariste de la société française. Le Consulat et surtout l'Empire ont voulu plaquer sur cette dernière une sorte de "Table des Rangs" [en Russie, sous Pierre le Grand, 1672-1725, les nobles avaient pour obligation de servir, soit à titre militaire, soit à titre civil ; ils sont placés autoritairement dans une hiérarchie de titres officiels, la table des rangs, correspondant à des niveaux différents de fonctions dans l'État, 1722. La table des rangs permettait d'autre part à de simples roturiers de s'élever à la noblesse par la fonction, écrémant ainsi une bourgeoisie déjà peu nombreuse]. Conception bien hardie si l'on songe, d'une part, que l'ancienne aristocratie, irrémédiablement atteinte dans ses privilèges par la Révolution, était encore vivante dans beaucoup de ses membres, de ses familles, de ses moyens d'existence ; et, d'autre part, que cette même Révolution avait été nourrie d'un puissant courant d'égalitarisme juridique : les carrières ouvertes aux talents, c'était bien ce qui lui attachait si fort tant d'hommes de l' ancien Tiers. Et pourtant, qu'il s'agît de nouveaux titres ou de l'organisation des collèges électoraux en fonction de la fortune, conception suffisamment en harmonie avec les tendances profondes pour que la Charte de 1814 [à la suite de l'effondrement de l'Empire, le Sénat conservateur prononce la déchéance de l'Empereur et appelle Louis XVIII sur le trône, le 6 avril 1814. Le projet de Constitution avancé par le Sénat est rejeté par le nouveau roi. Cependant, celui-ci ne peut faire abstraction de la rupture qui s'est opérée en 1789. S'il veut « renouer la chaîne des temps » et effacer des mémoires les « funestes écarts » qui se sont produits, il n'en concède pas moins « volontairement, et par le libre exercice de [son] autorité royale », une Charte constitutionnelle, le 4 juin 1814] ait simultanément consolidé le système censitaire, laissé l'ancienne noblesse reprendre ses titres et autorisé la nouvelle à conserver les siens.Premiers jalons
Il ne fait pas de doute que l'entreprise napoléonienne de réorganisation de la nation sur le plan hiérarchique trouve son point de départ dans un modeste article de la Constitution de l'an VIII elle-même, qui instituait des "armes d'honneur", récompenses nationales destinées aux militaires qui se seraient distingués par une action d'éclat. Toutes s'accompagnaient de la remise d'un brevet ; la plus haute - le sabre d'honneur - valait à son bénéficiaire une double paie. Il en fut décerné pour les journées de Brumaire, mais surtout à l'occasion de la seconde campagne d'Italie. Quelques "écharpes d'honneur" furent d'autre part distribuées à des maires. Ces distinctions allaient donc à tous les grades, à des civils comme à des militaires. Mais on ne pouvait oublier que toutes ces distinctions avaient été abolies par la Révolution, comme liées à l'ancienne société d'ordres, mêmes celles qui comme l'ordre de Saint-Louis [ créé par l'édit royal de Louis XIV le 9 avril 1693, il était destiné de par la volonté du Roi aux officiers catholiques qui s'étaient distingués dans les armées royales par le courage et le mérite. Il fut supprimé, le 15 octobre 1793, par un arrêté de la Convention. Louis XVIII le rétablit le 28 septembre 1814, tel à peu près qu'il était à l'époque de sa suppression] récompensaient des militaires sans considération de naissance. 22
Dans une troisième étape, qui est celle de la création des sénatoreries, définies en 1803 et pourvues en 1804, apparaît une notion différente et déjà bien proche de celle de la noblesse impériale. Un certain nombre de sénateurs, promus en quelque sorte super-préfets ou préfets régionaux, dans l'étendue du ressort d'un tribunal d'appel, se voient attribuer des sénatoreries définies par un siège urbain, un palais résidentiel et des revenus de 20 à 25 000 F par an - ce qui double leur traitement sénatorial - tirés des biens nationaux non aliénés. Par exemple Berthollet, titulaire de la sénatorerie de Montpellier, reçoit l'usage du palais épiscopal de Narbonne, et perçoit 22 690 F de revenus annuels. Le titulaire a le droit de faire une fois son entrée solennelle, au son du canon et avec les honneurs militaires. Jean Thiry parle à ce propos d'un retour aux gouverneurs de province d'Ancien Régime. Nommés dans leur pays d'origine, distingués par une faveur spéciale parmi leurs collègues du Sénat, les bénéficiaires concentrent sur eux à la fois l'importance de la fonction et le niveau élevé des revenus, auxquels il faudrait dans certains cas ajouter d'importantes ressources personnelles, et de revenus fonciers. L'idée, chère à Napoléon et en accord avec l'esprit du temps, est que l'importance du service public rempli doit être obligatoirement associée à la propriété immobilière, qui reste la forme aristocratique, au sens le plus large du terme, de la richesse. En fait, dès 1800, Sieyès avait déjà, le premier mais alors le seul, reçu une dotation exceptionnelle, pour services rendus à la nation ; les critiques acerbes et malveillantes qui avaient accompagné cette mesure ne devaient pas survivre à son extension à toute une catégorie.
Narbonne, le palais épiscopal et l'hôtel de Ville
Les jardins du palais des archevêques.
Source des photos, c'est ICI
La noblesse d'Empire
Légion d'honneur et sénatoreries étaient des dignités viagères, des aristocraties du mérite ou de la fonction créées par l'Etat. Les décisions de 1804, liées à la proclamation de l' Empire et à l'organisation de la famille et de la cour impériales, sont d'un autre ordre. Autant dans les institutions consulaires pouvaient se reconnaître des idées largement reçues dès le XVIIIe siècle sur la nécessité de conserver une noblesse à titre personnel, sans barrière de caste ni privilège héréditaire, ouverte à toutes les illustrations, autant les institutions impériales pouvaient surprendre par le caractère rétrograde des titres et aussi par d'indéniables tendances à une "reféodalisation".
La création de dix-huit maréchaux, 14 mai 1804, dont quatorze en activité et quatre, honoraires, déjà membres du Sénat, confirme avec éclat l'installation des militaires au sommet de la nouvelle hiérarchie sociale. Leur "collège" réalise une curieuse synthèse 23. Quatre seulement d'entre eux étaient d'origine populaire :
- Ney, fils d'un artisan tonnelier [Michel Ney, Duc d' Elchingen, Prince de la Moskowa, 1769-1815]
- Murat, fils d'un aubergiste ; [Joachim, Roi de Naples, 1767-1815]
- Augereau, né d'un domestique ; [Charles Pierre François, duc de Castiglione, 1757-1816]
- Lefebvre, d'un bas-officier et commissaire de police. [François Joseph, duc de Dantzig, 1755-1820]
Leurs mariages les avaient élevés autant que leurs carrière : Murat, on le sait, dans la famille Bonaparte ; Augereau, en secondes noces, avec une Bourlon de Chavange, de noblesse lorraine ; Ney, avec la fille d'un munitionnaire général [...Depuis 1574, date du premier traité sur les vivres et les fourrages, la fourniture de pain aux soldats, comme celle de la viande et de l’avoine, était assurée par le « munitionnaire général » ou « entrepreneur général des vivres » [...] Le pain de munition était le pain distribué aux soldats, « munition » étant synonyme de provision dans le vocabulaire militaire ancien1. Le pain étant une « munition de bouche », chaque soldat en recevait une ration journalière pour sa subsistance.] et nièce de Mme Campan. En revanche, trois autres avaient hérité ou acquis la noblesse dès l'Ancien Régime :
- d' Avout appartenait à une petite noblesse de hobereaux [péjoratif : petit gentilhomme campagnard vivant sur ses terres. Larousse] et officiers bourguignons, remontant au XVe siècle ;
- le père de Berthier, ingénieur géographe en chef et gouverneur de l' Hôtel de la Guerre, avait été anobli en 1763, et Alexandre Berthier lui-même, lieutenant-colonel en 1789, avait épousé une duchesse bavaroise ;
- Kellermann enfin, chevalier de Saint-Louis dès 1771, avait acquis comme maréchal de camp la noblesse héréditaire en 1788.
Les autres - les plus nombreux - sortaient de divers degrés de la bourgeoisie : bourgeoisie de robins [personne qui appartenait à la noblesse de robe, magistrat] et de légistes le plus souvent.
- Bernadotte était le fils d'un procureur de la sénéchaussée de Pau ;
- Bessières, petit-fils de notaire et gendre d'un magistrat du président de Cahors ;
- Brune, fils d'un magistrat au présidial de Brive, neveu d'un chanoine et d'un médecin ;
- Jannot, devenu seigneur de Moncey en 1789, d'un avocat et lieutenant d'une maîtrise des Eaux et Forêts ;
- Pérignon, d'un prévôt de la maréchaussée de Saint-Domingue, etc.
Joséphine, impératrice des Français, Guillon-Lethière, Guillaume Guillon 1807 © RMN-GP (Château de Versailles) / © Franck Raux
-Quels furent les résultats d'une telle politique?
À suivre...
Louis Bergeron, L'épisode napoléonien, Aspects intérieurs, 1799-1815, p. 72-83, Nouvelle histoire de la France contemporaine, Editions du Seuil, 1972
25. M.Senkowska-Gluck, "Les donataires de Napoléon", A.C.N, p. 680-293.
26. Nous suivons ici l'excellent exposé de Pierre Durye, "Les chevaliers de la noblesse impériales", A.C.N, p. 671-679.
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