L'épisode napoléonien, aspects intérieurs, 1799-1815, épisode VIII

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Ainsi le général Alexandre de Lameth, successivement préfet des Hautes-Alpes, de Rhin-et-Moselle et de la Roër [ancien département français, 1797-1814 ; le territoire correspond aujourd'hui à la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Cologne, plus une grande partie de la province Limbourg des Pays Bas, Venlo et Roermond] ; Descorches de Sainte-Croix, ancien maréchal de camp, préfet de la Drôme, Goyon de Matignon, ex-major des Gardes françaises [corps d'élite créé pour protéger Charles IX, en 1563, les Gardes françaises formaient un régiment de 3600 hommes, cantonné à Paris en 1789. Les Gardes françaises entrèrent massivement dans la Garde nationale et leur régiment fut dissous, le 1er septembre 1789], préfet de la Méditerranée ; le général ci-devant marquis d' Herbouville, déjà cité, un Voyer d' Argenson, un de Castellane, un de La Rochefoucauld, etc. L' Ecole polytechnique avait vu passer dans ses rangs Busche ou Chabrol de Volvic. Les anciens conseillers ou avocats auprès des anciens Parlements ne se retrouvent en revanche dans le corps préfectoral qu'au nombre d'une vingtaine : Pelet de la Lozère ou d' Arbaud-Jouques venant d' Aix-en-Provence, Defermon de Rennes, Savoye-Rollin et Montalivet de Grenoble. On constate que les carrières proprement intellectuelles, scientifiques ne débouchent presque jamais sur la carrière préfectorale. Le journalisme se trouve représenté par Fiéviée et par Trouvé. L'ancien monde de la finance, les milieux du négoce sont à peu près absents de l'échantillon préfectoral, encore qu'un Taillepied de Bondy, ancien receveur général des finances, l'un des administrateurs des Fonderies de Romilly, occupe, successivement les préfectures importantes de Lyon et de Paris ; tandis que Legendre de Luçay, marié à une Papillon d' Autroche, à qui Talleyrand acheta en l'an XI les 3 600 ha de Valençay et de Luçay pour 1 600 000 F, apporte dans la préfecture du Cher, qu'il quitte bientôt pour la préfecture du Palais, un écho du monde aboli de la Ferme générale [sous l'Ancien Régime, organisme qui prenait à bail la perception des impôts indirects, adjugée tous les six ans.Créée en 1681 par Colbert qui adjugea les aides, traites et gabelles à une association de financiers, les fermiers généraux, pour un prix annuel de 56 millions de livres, elle fut reconstituée en 1726 et s'étendit au tabac en 1747. La Constituante la supprima en 1791 après avoir aboli les impôts mis en ferme. Larousse]
  Peut-être un bref coup d’œil sur ce qui s'est passé à Paris résumera-t-il assez nettement le glissement qui s'est produit, au fil du "règne" au sein du personnel administratif. En 1800, le préfet de la Seine est Frochot, le préfet de police est Dubois. En 1814, ce sont respectivement Chabrol et Pasquier. Indépendamment des circonstances et des caractères, ces mutations de personnel revêtent un sens social. Frochot comme Dubois, nés tous deux autour de 1760, appartenaient à l'ancienne bourgeoisie des magistrats et gens de loi : le premier, prévôt d' Aignay-le-Duc ; le second, avocat à la Grande Chambre du Parlement de Paris, puis procureur au Châtelet. L'un comme l'autre avait été marqué par la Révolution : Frochot, dans l'équipe de Mirabeau, incarcéré au temps de la Terreur, rallié à la préparation du coup d’État de Brumaire ; Dubois, épaulé par le jacobin Réal, passant de la magistrature au Bureau central de la police. Pasquier et Chabrol, nés autour de 1770, plus jeunes de dix à quinze ans que leurs prédécesseurs, sont d'un autre monde. Le premier, issu d'une illustre et ancienne famille parlementaire, est un bon représentant de cette aristocratie monarchiste de coeur, qui accepte de servir mais non de soutenir l' Empire, mais que Napoléon en tout cas a tenu expressément à réinsérer dans la haute administration. Le second, tout en appartenant lui aussi à la noblesse provinciale par sa famille comme par celle de sa femme, évoque un type différent et nouveau de haut fonctionnaire, déjà technocrate, passionné d'économie, de statistique, de construction urbaine, pourvu d'une haute formation scientifique et technique. Le temps d'après la Révolution suggère ainsi, à un certain niveau, à la fois un rétablissement des vieilles positions et de nouveaux profils professionnels.

 

Étienne-Denis Pasquier, 1767-1862


                   

Gilbert, Joseph, Gaspard Chabrol de Volvic, 1773-1843 ; ancien élève major de l'École polytechnique, ingénieur des Ponts et chaussées ; membre de la Commission scientifique d'Égypte ; Conseiller d'État ; préfet de la Seine, 1812-1830 ; Député du département de la Seine, puis du Puy-de-Dôme

[...]

2. Les élites selon Napoléon : noblesse, notables

   Le personnel administratif tel qu'on vient de l'envisager, le personnel politique lui-même ne permettent de toute façon de prendre qu'une vue partielle et particulière des élites de la société française post-révolutionnaire. D'abord, on n'a pas encore envisagé ici les cadres de l'armée. Ensuite, politique ou administratif, le personnel napoléonien n'est que la frange active d'élites dont l'une des caractéristiques reste de comporter beaucoup de non-actifs, frange dont la composition, mise à part la question de la loyauté à l'égard du régime et bientôt du souverain, reste objectivement dominée par un éventail de compétences héritées d'avant 1789 ou acquises dans des circonstances créées par la Révolution. Enfin il importe de connaître, tout autant que les choix individuels des nominations, les principes qui ont inspiré Napoléon Bonaparte dans une oeuvre d'organisation volontariste de la société française. Le Consulat et surtout l'Empire ont voulu plaquer sur cette dernière une sorte de "Table des Rangs" [en Russie, sous Pierre le Grand, 1672-1725, les nobles avaient pour obligation de servir, soit à titre militaire, soit à titre civil ; ils sont placés autoritairement dans une hiérarchie de titres officiels, la table des rangs, correspondant à des niveaux différents de fonctions dans l'État, 1722. La table des rangs permettait d'autre part à de simples roturiers de s'élever à la noblesse par la fonction, écrémant ainsi une bourgeoisie déjà peu nombreuse]. Conception bien hardie si l'on songe, d'une part, que l'ancienne aristocratie, irrémédiablement atteinte dans ses privilèges par la Révolution, était encore vivante dans beaucoup de ses membres, de ses familles, de ses moyens d'existence ; et, d'autre part, que cette même Révolution avait été nourrie d'un puissant courant d'égalitarisme juridique : les carrières ouvertes aux talents, c'était bien ce qui lui attachait si fort tant d'hommes de l' ancien Tiers. Et pourtant, qu'il s'agît de nouveaux titres ou de l'organisation des collèges électoraux en fonction de la fortune, conception suffisamment en harmonie avec les tendances profondes pour que la Charte de 1814 [à la suite de l'effondrement de l'Empire, le Sénat conservateur prononce la déchéance de l'Empereur et appelle Louis XVIII sur le trône, le 6 avril 1814. Le projet de Constitution avancé par le Sénat est rejeté par le nouveau roi. Cependant, celui-ci ne peut faire abstraction de la rupture qui s'est opérée en 1789. S'il veut « renouer la chaîne des temps » et effacer des mémoires les « funestes écarts » qui se sont produits, il n'en concède pas moins « volontairement, et par le libre exercice de [son] autorité royale », une Charte constitutionnelle, le 4 juin 1814] ait simultanément consolidé le système censitaire, laissé l'ancienne noblesse reprendre ses titres et autorisé la nouvelle à conserver les siens.

Premiers jalons
  Il ne fait pas de doute que l'entreprise napoléonienne de réorganisation de la nation sur le plan hiérarchique trouve son point de départ dans un modeste article de la Constitution de l'an VIII elle-même, qui instituait des "armes d'honneur", récompenses nationales destinées aux militaires qui se seraient distingués par une action d'éclat. Toutes s'accompagnaient de la remise d'un brevet ; la plus haute - le sabre d'honneur - valait à son bénéficiaire une double paie. Il en fut décerné pour les journées de Brumaire, mais surtout à l'occasion de la seconde campagne d'Italie. Quelques "écharpes d'honneur" furent d'autre part distribuées à des maires. Ces distinctions allaient donc à tous les grades, à des civils comme à des militaires. Mais on ne pouvait oublier que toutes ces distinctions avaient été abolies par la Révolution, comme liées à l'ancienne société d'ordres, mêmes celles qui comme l'ordre de Saint-Louis [ créé par l'édit royal de Louis XIV le 9 avril 1693, il était destiné de par la volonté du Roi aux officiers catholiques qui s'étaient distingués dans les armées royales par le courage et le mérite. Il fut supprimé, le 15 octobre 1793, par un arrêté de la Convention. Louis XVIII le rétablit le 28 septembre 1814, tel à peu près qu'il était à l'époque de sa suppression] récompensaient des militaires sans considération de naissance. 22 
 Tous ceux qui avaient reçu des armes d'honneur furent d'ailleurs intégrés dans la Légion d'honneur dans la première promotion, celle du 24 septembre 1803. La Légion avait été créée le 19 mais de l'année précédente, sur l'initiative personnelle de Bonaparte. Les rapports qui l'introduisirent définissent clairement l'esprit de l'institution. Bonaparte entendait jouer de "ce ressort de l'honneur qui tient si puissamment la Nation française". Entendons plutôt : la vanité. Le régime s'enracinait d'autant mieux qu'il rétablissait la course aux dignités. Il s'agissait d'autre part de rétablir une structure organique de la société "atomisée" par la destruction de l' Ancien Régime ; c'est un thème sur lequel a bien insisté Georges Lefebvre. Les légionnaires seraient un corps intermédiaires entre le pouvoir et l'opinion. Enfin, selon Carrion-Nisas, la Légion d'honneur récompenserait "tous les genres de mérite et de bons services, toutes les vertus dans tous les grades, dans tous les rangs". Mais il était bien sensible qu'elle accueillerait surtout des militaires, à une écrasante majorité : la Légion d'honneur venait consacrer la place éminente de l'armée dans la société. Si l'armée ne joue pas de rôle politique, rappelle René Rémond, "la société est dominée par les valeurs militaires...La gloire des armes paraît le bien suprême, la mesure de caractère". C'est en sabrant qu'on acquiert de la considération et aussi, on le verra, de la fortune. À la cérémonie du camp de Boulogne, 16 août 1804, l'empereur décore une douzaine de civils sur 2 000 légionnaires. En 1814, il y en aura environ 1 500 sur plus de 32 000. Il y a, dans ces 5% de légionnaires, 90 sénateurs, 80 députés, les conseillers d’État, les ministres, les directeurs des grandes administrations, quelque deux cents préfets, trois cardinaux, 70 évêques et archevêques, une centaine de membres de l'Institut, tous les présidents de cours de justice ; mais très peu de médecins, de membres de l'Université, de gens d'affaires, de fonctionnaires subordonnés ; 150 maires, 40 prêtres. L'organisation même de la Légion d'honneur est de type militaire : le territoire de l'empire est divisé en seize cohortes, la plupart sous le commandement d'un maréchal.
  Dans une troisième étape, qui est celle de la création des sénatoreries, définies en 1803 et pourvues en 1804, apparaît une notion différente et déjà bien proche de celle de la noblesse impériale. Un certain nombre de sénateurs, promus en quelque sorte super-préfets ou préfets régionaux, dans l'étendue du ressort d'un tribunal d'appel, se voient attribuer des sénatoreries définies par un siège urbain, un palais résidentiel et des revenus de 20 à 25 000 F par an - ce qui double leur traitement sénatorial - tirés des biens nationaux non aliénés. Par exemple Berthollet, titulaire de la sénatorerie de Montpellier, reçoit l'usage du palais épiscopal de Narbonne, et perçoit 22 690 F de revenus annuels. Le titulaire a le droit de faire une fois son entrée solennelle, au son du canon et avec les honneurs militaires. Jean Thiry parle à ce propos d'un retour aux gouverneurs de province d'Ancien Régime. Nommés dans leur pays d'origine, distingués par une faveur spéciale parmi leurs collègues du Sénat, les bénéficiaires concentrent sur eux à la fois l'importance de la fonction et le niveau élevé des revenus, auxquels il faudrait dans certains cas ajouter d'importantes ressources personnelles, et de revenus fonciers. L'idée, chère à Napoléon et en accord avec l'esprit du temps, est que l'importance du service public rempli doit être obligatoirement associée à la propriété immobilière, qui reste la forme aristocratique, au sens le plus large du terme, de la richesse. En fait, dès 1800, Sieyès avait déjà, le premier mais alors le seul, reçu une dotation exceptionnelle, pour services rendus à la nation ; les critiques acerbes et malveillantes qui avaient accompagné cette mesure ne devaient pas survivre à son extension à toute une catégorie.

 

Narbonne, le palais épiscopal et l'hôtel de Ville

 

 
La cour d'honneur du palais épiscopal

 


Les jardins du palais des archevêques.
Source des photos, c'est ICI

La noblesse d'Empire

  Légion d'honneur et sénatoreries étaient des dignités viagères, des aristocraties du mérite ou de la fonction créées par l'Etat. Les décisions de 1804, liées à la proclamation de l' Empire et à l'organisation de la famille et de la cour impériales, sont d'un autre ordre. Autant dans les institutions consulaires pouvaient se reconnaître des idées largement reçues dès le XVIIIe siècle sur la nécessité de conserver une noblesse à titre personnel, sans barrière de caste ni privilège héréditaire, ouverte à toutes les illustrations, autant les institutions impériales pouvaient surprendre par le caractère rétrograde des titres et aussi par d'indéniables tendances à une "reféodalisation".
  La création de dix-huit maréchaux, 14 mai 1804, dont quatorze en activité et quatre, honoraires, déjà membres du Sénat, confirme avec éclat l'installation des militaires au sommet de la nouvelle hiérarchie sociale. Leur "collège" réalise une curieuse synthèse 23. Quatre seulement d'entre eux étaient d'origine populaire :
  • Ney, fils d'un artisan tonnelier [Michel Ney, Duc d' Elchingen, Prince de la Moskowa, 1769-1815]
  • Murat, fils d'un aubergiste ; [Joachim, Roi de Naples, 1767-1815]
  • Augereau, né d'un domestique ; [Charles Pierre François, duc de Castiglione, 1757-1816]
  • Lefebvre, d'un bas-officier et commissaire de police. [François Joseph, duc de Dantzig, 1755-1820]     

 Leurs mariages les avaient élevés autant que leurs carrière : Murat, on le sait, dans la famille Bonaparte ; Augereau, en secondes noces, avec une Bourlon de Chavange, de noblesse lorraine ; Ney, avec la fille d'un munitionnaire général [...Depuis 1574, date du premier traité sur les vivres et les fourrages, la fourniture de pain aux soldats, comme celle de la viande et de l’avoine, était assurée par le « munitionnaire général » ou « entrepreneur général des vivres » [...] Le pain de munition était le pain distribué aux soldats, « munition » étant synonyme de provision dans le vocabulaire militaire ancien1. Le pain étant une « munition de bouche », chaque soldat en recevait une ration journalière pour sa subsistance.] et nièce de Mme Campan. En revanche, trois autres avaient hérité ou acquis la noblesse dès l'Ancien Régime : 

  • d' Avout appartenait  à une petite noblesse de hobereaux [péjoratif :  petit gentilhomme campagnard vivant sur ses terres. Larousse] et officiers bourguignons, remontant au XVe siècle ;
  • le père de Berthier, ingénieur géographe en chef et gouverneur de l' Hôtel de la Guerre, avait été anobli en 1763, et Alexandre Berthier lui-même, lieutenant-colonel en 1789, avait épousé une duchesse bavaroise ; 
  • Kellermann enfin, chevalier de Saint-Louis dès 1771, avait acquis comme maréchal de camp la noblesse héréditaire en 1788. 

Les autres - les plus nombreux - sortaient de divers degrés de la bourgeoisie : bourgeoisie de robins [personne qui appartenait à la noblesse de robe, magistrat] et de légistes le plus souvent. 

  • Bernadotte était le fils d'un procureur de la sénéchaussée de Pau ; 
  • Bessières, petit-fils de notaire et gendre d'un magistrat du président de Cahors ; 
  • Brune, fils d'un magistrat au présidial de Brive, neveu d'un chanoine et d'un médecin ; 
  • Jannot, devenu seigneur de Moncey en 1789, d'un avocat et lieutenant d'une maîtrise des Eaux et Forêts  ; 
  • Pérignon, d'un prévôt de la maréchaussée de Saint-Domingue, etc.
Masséna, issu d'une famille de commerçants et gendre d'un maître-chirurgien, et Jourdan, fils d'un maître-chirurgien et neveu de manufacturiers et négociants en soie, appartiennent à des filières de bourgeoisie différentes. Presque tous venaient de l' Est de la France et, plus encore, du Midi aquitain. Certains éprouvèrent aussi le besoin de rehausser la bourgeoisie, tel Lannes, marié une première fois à la fille d'un banquier de Perpignan, la seconde à celle d'un noble breton, Guéhéneuc, directeur général des Eaux et Forêts et plus tard sénateur. Les promotions ultérieures de maréchaux, qui en créèrent sept de 1807 à 1813, s'analyseraient de façon semblable : pour un Marmont, noble, on y trouverait aussi un Victor, fils d'huissier de bailliage, un Suchet, fils de soyeux, ou un Oudinot, fils d'un gros cultivateur.
  Le sénatus-consulte organique du 18 mai 1804 prévoyait "une organisation du palais impérial conforme  à la dignité du trône et à la grandeur de la nation". C'est à quoi répondait, d'autre part, l'institution des six grands dignitaires de l'Empire, et des dix grands officiers civils de la Couronne, auxquels s'adjoignaient le grand chancelier et le grand trésorier de la Légion d'honneur. En fait, une première esquisse modeste datait du Consulat 24. Les Tuileries avaient depuis novembre 1801, leur gouverneur militaire, Duroc, ancien camarade de Brienne, ami proche du Premier Consul, confirmé en juillet 1804 dans ses fonctions comme grand maréchal du palais ;  son traitement de 24 000 F par an l'assimilait à un sénateur. Elles avaient aussi leur Garde consulaire, que commandait Murat, l'homme de l'assaut donné aux Cinq-Cents à Saint-Cloud, en Brumaire [lors du coup d’État des 18 et 19 Brumaire an VIII, le général Bonaparte a ainsi donné l’ordre aux grenadiers de Leclerc et Murat d’investir la salle et de faire évacuer les députés], le beau-frère époux de Caroline, passé au début de 1804 gouverneur de Paris - encore une résurrection d'un titre monarchique -, "premier cavalier de l'Empire". Une maison civile s'était également ébauchée, avec les préfets : l'ancien ministre Bénézech, sorte de chef du protocole, Didelot, de Luçay, de Rémusat ; et avec les dames protégeant la moralité de Joséphine [de Beauharnais, née Marie-Joseph-Rose Tascher de La Pagerie, 1763-1814 ;  première épouse de l’empereur Napoléon Ier. Aussi, impératrice des Français de 1804 à 1809] : Mesdames de Luçay, de Rémusat, de Talhouët et de Lauriston. À cette occasion, le problème du ralliement de l'ancienne aristocratie avait commencé à se poser : les débuts étaient timides, c'étaient des familles de la haute finance, Didelot, de Luçay, de Lauriston, ou de la robe, de Rémusat, ex-avocat général de la Chambre des comptes d'Aix, allié aux Vergennes, qui faisaient les premiers pas. Les développements pris par la cour étoffèrent les effectifs, multipliant sous l'autorité des grands officiers, les gouverneurs, sous-gouverneurs, écuyers, intendants, administrateurs, chambellans..., et accentuèrent les ralliements parmi les vieilles familles de l'ancienne noblesse : cas particulièrement nets dans la Maison de l'impératrice, où apparaissent  les noms de Rohan, La Rochefoucault, Colbert, Ségur, Turenne, Bouillé, Chevreuse, Mortemart, Montmorency. Entrée avec la Légion d'honneur dans l'ère des décorations, la société napoléonienne entre avec la cour impériale dans celle des costumes. "Cela impose, il faut des de ces choses-là pour le peuple", Napoléon. Un décret du 13 juillet 1804 règle les préséances et l'étiquette.

 
 
Séance du Conseil des Cinq-Cents tenue à St Cloud le 19 brumaire an huit : les braves grenadiers du corps législatif en sauvant Buonaparte ont sauvé la France, par Jean-Baptiste MORRET © BnF
 
 

Joséphine, impératrice des Français, Guillon-Lethière, Guillaume Guillon 1807 © RMN-GP (Château de Versailles) / © Franck Raux
       
   La reprise des conquêtes au début de l' Empire et l'organisation des Etats vassaux suscitèrent de nouvelles initiatives napoléoniennes, à l'occasion desquelles acheva de se préciser la conception impériale d'une noblesse à la fois irréductible à celle de l'Ancien Régime et pourtant féodale dans certains de ses aspects. Ce fut d'abord la création de fiefs ducaux héréditaires en Italie, 30 mars 1806 : douze dans le royaume d'Italie, six dans le royaume de Naples, trois à Parme et Plaisance. Distincts en cela des principautés de Lucques et Piombino, et de Neuchâtel, ces fiefs ne comportaient l'exercice d'aucune forme de souveraineté, et leurs revenus étaient détachés de toute propriété foncière directe ; trente millions prélevés sur les recettes des provinces vénitiennes et sur le produit des biens nationaux de celles-ci, plus 1 200 000 francs de rentes annuelles sur le Monte Napoleone, caisse d'amortissement fondée à Milan en 1805, en constituaient la dotation. C'est sur ce même principe que furent fondées les nombreuses dotations héréditaires en terres et en rentes, destinées à récompenser des services militaires, auxquelles procéda Napoléon dans les années suivantes à l'aide de biens confisqués dans le grand-duché de Varsovie 25 et dans les pays germaniques. Vingt-sept maréchaux et généraux se partagèrent ainsi vingt millions de revenus polonais en 1807. Il était de première importance que les frais de l'opération ne fussent pas supportés par la France, ce qui eût rendu plus difficilement acceptable ce rétablissement d'une aristocratie dans laquelle le titre s'accompagnait d'un privilège de fortune et d'une dérogation à l'égalité civile : la dotation en effet était attachée au titre et constituait un majorat inaliénable, transmissible par primogéniture[priorité de naissance entre frères et sœurs, pouvant créer des droits au profit de l'aîné] masculine. Par la volonté de Napoléon se développait ainsi de curieuses contradictions juridiques et sociales, limitées certes dans le cadre français à des difficultés de principe, ou d'ordre psychologique - plus sensibles dans les pays qui supportaient la charge, et pour l'image d'un Napoléon soldat de la Révolution en Europe s'harmonisait mal avec des pratiques qui consolidaient en fait la rente féodale au profit des vainqueurs.
  Les décrets de mars 1808 ne constituent en fin de compte qu'une généralisation et une systématisation des mesures partielles et des notions introduites ou réintroduites dans les années précédentes. Leur premier aspect est le rétablissement d'une hiérarchie complète de titres nobiliaires. Les princes existaient depuis 1804, les ducs depuis 1806 ; sont créés de surcroît des comtes, barons et chevaliers. La seule noblesse légale est bien celle des titres d'Empire : ainsi viennent-ils le cas échéant se surimposer aux titres déchus des "ci-devant" ralliés qui remplissent les conditions nécessaires. Leur second aspect est d'être transmissibles héréditairement ; mais ici éclate la marque de la révolution bourgeoise sur l'aristocratie voulue par l'empereur : le titre doit être soutenu par la fortune, noblesse n'existe pas sans richesse. Pour porter et léguer son titre, un duc doit justifier de 200 000 F de revenus, un comte de 30 000, un baron de 15 000, un chevalier de 3 000. Un majorat doit de plus être constitué en biens immobiliers, catégorie dans laquelle entrent les rentes sur l'Etat et les actions de la Banque de France. Enfin, les principes d'accession se clarifient. La noblesse est de droit en raison de la fonction civile exercée : seront comtes les ministres, sénateurs, archevêques, etc. ; seront barons les maires des grandes villes, les évêques...La continuité de la pensée s'affirme dans le fait que les chevaliers de la Légion d'honneur acquièrent de droit ce même titre dans la noblesse, les chevaliers d'autres origines étant dits "d'Empire". Mais la noblesse est aussi conférée par décision du souverain à titre personnel, pour services rendus, civils ou militaires : cas notamment des généraux et autres officiers, des préfets et autres fonctionnaires. Rappel, à la fois, de la noblesse d'offices et de la noblesse acquise par lettres patentes. 26 De 1808 à 1814, il fut décerné 3 600 titres personnels par lettres patentes, dont 1 600 chevaliers, 1 090 de barons, 388 de comtes.
-Quels furent les résultats d'une telle politique?

À suivre...

Louis Bergeron, L'épisode napoléonien, Aspects intérieurs, 1799-1815, p. 72-83, Nouvelle histoire de la France contemporaine, Editions du Seuil, 1972
 
22. Napoléon et la Légion d'honneur, numéro spécial de La Cohorte, 1968. 

23.J.Valynseele, Les Maréchaux du premier Empire, leur famille et leur descendance, Paris, 1957.

24. Jacques Lacassagne,"La cour consulaire", R.I.N., 1965, p. 211-218.

25. M.Senkowska-Gluck, "Les donataires de Napoléon", A.C.N, p. 680-293.

26. Nous suivons ici l'excellent exposé de Pierre Durye, "Les chevaliers de la noblesse impériales", A.C.N, p. 671-679. 
 
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