"Ce n’est pas suffisant de savoir monter à cheval, faut-il encore savoir tomber."
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Le rêve de Diderot à l’époque du Big Data
Sylvestre Huet
2019 01 31
Peut-on encore parler de démocratie pour des sociétés devenues dépendantes de technologies obscures à la plupart des citoyens ? Alors que l’ignorance du savoir constitué ne diminue pas, ce nouveau défi lancé à la volonté démocratique interroge les partisans d’une transformation sociale renouvelant les espoirs d’émancipation du vingtième siècle.
L’Académie des sciences a mis en ligne, en accès libre, la première véritable édition numérique de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Ce titanesque ouvrage – vingt-huit volumes parus entre 1751 et 1772, 74
000 articles écrits par près de cent cinquante auteurs parmi lesquels
Voltaire, Rousseau, Daubenton… la fine fleur du siècle des Lumières –
devient disponible à toute personne bénéficiant d’une connexion Internet
(a). Il propose une numérisation complète du texte. Il est donc
possible d’y faire des recherches. Avec le mot «esclavage», on obtient
dans l’article «égalité naturelle» : «Puisque
la nature humaine se trouve la même dans tous les hommes, il est clair
que selon le droit naturel, chacun doit estimer & traiter les autres
comme autant d’êtres qui lui sont naturellement égaux, c’est à-dire qui sont hommes aussi bien que lui.» On comprend l’âpreté de la bataille pour sa publication.
Avec l’Encyclopédie, ses auteurs souhaitaient mettre à disposition de la société les connaissances disponibles, en particulier celles relatives aux moyens de
production agricoles et artisanaux. Les relations qu’ils tissaient
entre ce projet et leurs conceptions politiques étaient bien sûr
limitées aux possibilités de l’époque. Les bouleversements de 1789, et
surtout de 1793, n’étaient pas encore passés par là.
Mais quelle serait la transposition contemporaine de cette démarche ? Une formule pourrait la symboliser : l’alliance de l’instituteur et du
bureau de vote, inspirée de la fameuse formule de Lénine : «les soviets et l’électrification».
L’émancipation humaine vue comme l’ambition de faire de chaque personne
un citoyen capable de décider dans quelle société il veut vivre, en
alliant la forme politique démocratique avec un partage généralisé des
connaissances acquises. Mais ce rêve peut-il être encore poursuivi alors
que le corpus du savoir croissant à grande vitesse défie sa diffusion
et que les technologies utilisées pour produire nos moyens de vie sont
de plus en plus obscures à leurs utilisateurs ?
À l’époque de l’Encyclopédie,
il suffisait de savoir lire et d’un peu de mathématiques pour accéder à
l’essentiel du savoir utilisé en pratique dans les techniques
artisanales ou dans les premières manufactures. Les maths de Newton sont
déjà hors de portée de la majorité des instruits, mais n’ont pas
d’usage dans la vie courante. Les techniques utilisées pour produire, se
transporter, communiquer, se chauffer ou construire… étaient
«transparentes». Les planches de l’Encyclopédie en témoignent
qui décortiquent moulins et matériels agricoles, artisanaux et des
manufactures, en pièces élémentaires dont le rôle est évident. La source
de l’énergie utilisée, force musculaire, vent, eau, feu, n’est pas
nécessairement comprise dans son principe physique ou chimique, comme le
feu, mais le résultat de son action ne recèle aucun mystère. La
transmission des forces, via des engrenages simples, également. Tout le
monde ou presque pouvait les comprendre alors que l’électronique de nos
téléphones portables ou de nos voitures reste une «boite noire» pour la
plupart d’entre nous. Donc le prérequis souvent oublié de la démocratie –
opérer un choix en connaissance de cause – pouvait s’appliquer aux techniques.
Aujourd’hui, cette partie «du rêve de Diderot» – rendre tout citoyen connaisseur des techniques – demeure t-elle réalisable ? Et sinon – c’est la thèse ici défendue – comment concilier cette impossibilité avec la volonté démocratique ?
Voici, tirées de mon expérience professionnelle, consacrée depuis 1986 à l’information sur le mouvement des connaissances et des technologies, comme de ma participation à des débats citoyens, quelques remarques sur cette question, décisive pour la démocratie actuelle et future, des relations à tisser entre les connaissances scientifiques et les décisions politiques.
Question décisive, car l’usage massif des technologies a transformé les sociétés humaines et notre environnement naturel à un point tel que la plupart
des grandes décisions que nous avons à prendre pour notre économie, nos
moyens de vie, nos relations entre peuples, ont désormais partie liée
avec le savoir disponible. Partie liée parce que nos conditions de vie
sont, pour l’essentiel, déterminées par l’usage que nous faisons, ou
non, de ces technologies. Mais aussi parce que ces dernières sont si
puissantes qu’elles modèlent l’avenir planétaire, ayant doté l’Humanité
de moyens égaux aux grandes forces géologiques qui ont transformé la Terre.
Le savoir disponible à mobiliser pour prendre des décisions « en connaissance de cause » relève de trois catégories. Celui créé par le labeur continu de
l’armée des travailleurs de la preuve, sur le fonctionnement des
systèmes naturels et artificiels. Celui sur les transformations du monde
naturel par l’impact de nos technologies. Mais également celui issu des
sciences humaines et sociales sur l’impact sociétal de ces
technologies.
Deux siècles plus tard, la rupture anthropologique est consommée. Le corpus des savoirs est immense, et si deux milliards d’êtres humains dépendent toujours d’une agriculture où leurs muscles et leurs mains sont les outils principaux, une bonne part de l’Humanité dépend pour sa vie quotidienne, sa nourriture, son logement, ses habits, son activité économique ou ses communications avec autrui… de technologies dont les fondements intellectuels lui échappent autant que les limites, les potentialités ou les risques. Et cette rupture est, à échéance prévisible, irréversible. Le projet civilisationnel de l’Encyclopédie – qui trouve un écho dans la formule de Brecht « élargir le cercle des connaisseurs » – doit certes être poursuivi avec acharnement et sans restrictions de moyens pour l’éducation ou la politique culturelle. Mais il se heurte aujourd’hui à un obstacle majeur : à la différence de l’essentiel du savoir de 1750, celui qui est à la base des technologies les plus courantes ne semble plus partageable à l’échelle de la société quelque seront les efforts que nous mobiliserons pour y parvenir.
L’ignorance en partage
Cette
ignorance débouche nécessairement sur une difficulté majeure pour
participer à la discussion démocratique et à toute décision sur ce sujet
crucial, lesquelles supposent de comprendre comment nous produisons et
émettons des gaz à effet de serre et quelles sont les technologies qui
pourraient nous permettre d’en émettre moins.
Cette ignorance du savoir constitué est générale. En Californie, certaines maladies infantiles sont devenues un marqueur de richesse et d’éducation
supérieure, liée au refus des vaccins chez les stars du cinéma et de la
Silicon Valley. Et je vous fais grâce des mille anecdotes de ma vie de
journaliste sur l’étendue de l’inculture scientifique des élites
politiques, journalistiques et intellectuelles, encore que l’histoire de
ce ministre en charge de la recherche qui demandait benoîtement à un
responsable du CNES si les satellites passent au-dessus ou au-dessous
des nuages fait frémir. Retenons tout de même cet épisode de la campagne
présidentielle de 2007, lorsqu’une ancienne ministre de l’écologie et
du développement durable, Mme Royal, et un ancien ministre de l’économie, Mr Sarkozy, ont rivalisé d’ignorances lorsqu’ils se sont opposés sur
l’électro-nucléaire lors du débat télévisé pour le second tour
L’ignorance des scientifiques
Allons au plus radical comme démonstration. Que connaissent de la science les scientifiques eux-mêmes, et je parle des chercheurs pas des ingénieurs
de l’industrie ? Ils connaissent, à fond la plupart du temps, leur coin
de science. Et ont bien du mal avec le reste, immense. En voici deux
témoignages issus du tout début de mon expérience professionnelle, vers le milieu des années 1980.
À l’époque, le mathématicien Jean-Pierre Kahane, récemment décédé, me dit – je cite en substance et de mémoire – «lorsque
j’étais jeune, je pouvais lire l’essentiel de ce qui était produit dans
les mathématiques, au moins celles qui m’intéressaient. Aujourd’hui – c’était donc il y a près de 30 ans – je peux à peine lire ce qui se publie dans ma sous-sous-discipline».
Peu après, un physicien dont le frère a reçu le Prix Nobel me racontait
une excursion dans une réunion du laboratoire voisin. On y faisait de
la physique nucléaire, lui étant physicien des particules. Très
intéressante, la réunion, me confie t-il, «mais à un moment, ils ont parlé technique, avec des maths, et là j’étais perdu».
Ce jour-là, j’appris que les maths des particules ne sont pas celles du
noyau… mais, surtout, que je devais vraiment faire très attention aux
choix de mes “sources” dans les laboratoires. Ne pas demander à un
spécialiste des poissons de me parler des baleines, à un astrophysicien
de m’éclaircir les mystères des colloïdes. Ne pas compter sur un
physicien nucléaire pour comprendre la tenue d’une enceinte en béton de
centrale nucléaire ou la rupture des tubes d’un générateur de vapeur.
Et, ne pas demander à un géophysicien spécialiste de paléomagnétisme de m’expliquer l’évolution du climat depuis 150 ans.
Le sociologue Edgar Morin exprimait cette idée à sa manière dans La Voie, (Fayard, 2011 : «Il nous faut dissiper l’illusion qui prétend que nous serions arrivés à la
société de la connaissance. En fait, nous sommes parvenus à la société
des connaissances séparées les unes des autres, séparation qui nous
empêche de les relier pour concevoir les problèmes fondamentaux et
globaux tant de nos vies personnelles que de nos destins collectifs.»
Au-delà de la méthode à suivre pour le journaliste débutant, cette perception brutale des limites du partage du savoir là où il se constitue, dans les
laboratoires, contenait une leçon radicale. Ce n’est pas par le partage
avec tous les citoyens des connaissances scientifiques, telles qu’elles
sont produites, que l’on pourra prendre en démocratie les décisions
liées à ces connaissances par les technologies qu’elles permettent.
Un citoyen, un vote
Que faire ? Renoncer aux technologies pour tenter de conserver la démocratie ? C’est ce que proposent certains militants… à l’aide de textes écrits sur
ordinateurs et diffusés par internet. C’est peu convaincant, surtout
que l’époque de la science partageable était également celle de
l’analphabétisme de masse, de mortalités infantile et maternelle
effroyables, des mineurs de charbon armés de pics et de systèmes
politiques dont le caractère démocratique et libre n’a rien d’évident.
La solution semble pire que le mal. Mais elle peut s’appuyer sur
l’attitude désormais la plus répandue dans la population européenne:
considérer que les sciences et les technologies font «autant de mal que de bien», une véritable rupture au regard des opinions des années 1950 ou 1960.
Reste donc la voie difficile consistant à adapter nos systèmes et nos pratiques politiques à cet écart infranchissable entre savoirs et individus, alors
que le principe même de la démocratie réside non seulement dans le
respect du pouvoir souverain du peuple, exercé collectivement par le
choix des programmes et des dirigeants lors des élections ou des
consultations, mais surtout sur l’idée que ce choix collectif ne fait qu’agréger les choix individuels selon le principe : un citoyen, un vote.
Procédons par une question d’évidence. Puisque le savoir disponible n’est pas partageable par tous, comment se fait-il qu’il soit pourtant utilisé
aussi massivement, par les pouvoirs publics et économiques? Ces
derniers sont pourtant constitués d’êtres humains normaux, pas plus
capables que les scientifiques de tout savoir. Pensons à ces Présidents
de la République ou ces ministres, mais aussi à ces dirigeants
d’entreprises, qui ont pris des décisions quant à l’usage de
technologies puissantes, capables de rendre de grands services mais
également de représenter de grands risques. Mais songeons également à
ces ministres de la santé qui prennent des décisions de santé publique
majeures, comme les campagnes de vaccination ou de conseils
nutritionnels. Comment font-ils ? Ils s’appuient sur des capacités
d’expertise toujours, ou la plupart du temps, collectives, issues
souvent de corps – scientifiques ou administratifs – organisés dans la
durée pour fournir à temps les éléments de savoirs, organisés en
fonction de la question politique posée : quelle politique énergétique,
de santé, d’aménagement du territoire, de transport, d’urbanisme…
conduire ?
Un
jour, le Président Georges Pompidou et le premier ministre Pierre
Messmer, un autre jour Valéry Giscard d’Estaing et Raymond Barre, un
autre encore François Mitterrand et Pierre Mauroy ont décidé de bâtir un
socle nucléaire à notre système électrique. Comment ont-ils pris cette
décision ? En faisant confiance à l’expert collectif qu’ils avaient
chargé d’instruire le dossier à la suite de la crise pétrolière de 1973.
Cet expert collectif – services du ministère de l’industrie,
l’entreprise publique EDF, le CEA, et une commission ad-hoc (2) – avait été mis à la question. Il a répondu. Et la décision fut, in fine,
du niveau politique m’a un jour assuré Pierre Messmer. Fut-elle
démocratique ? Oui, puisque ces présidents ont été élus et que ces
premiers ministres gouvernaient avec la confiance d’une majorité de
parlementaires élus. Fut-elle partagée par la Nation ? C’est moins
certain, les responsables politiques ayant rapidement délégué le soin de
discuter avec les citoyens de la justesse de la décision à l’entreprise qui la mettait en œuvre. Un péché originel aux conséquences de longue durée.
Mais ce mode de décision, où l’expertise provient de systèmes sous un contrôle direct du pouvoir politique et où le conseil à la société est délivré
uniquement à ce même pouvoir politique trouve nécessairement ses
limites. Tant pour la constitution de cette expertise que pour la vie
démocratique de la Nation.
Le scandale de l’amiante
La fiabilité de l’expertise ainsi réunie repose sur des modalités trop fragiles, peu résilientes à la pression politique ou aux effets de
groupe pour garantir sa robustesse. Dans l’affaire de l’amiante,
l’exemple est celui de l’incapacité des hauts fonctionnaires du
ministère de la Santé à prévenir le pouvoir politique de la manipulation
des esprits organisée par les industriels. Voire leur complicité,
puisque l’on a appris, à ma stupéfaction, que la défense de Martine
Aubry lors de sa mise en cause consistait à dire que ces hauts
fonctionnaires ne l’avaient pas informée de leur participation au fameux
« Comité amiante » (3) mis en place par l’industrie en 1983. A la même
époque, alors que le savoir épidémiologique et médical est disponible,
l’Inserm, de son côté, ne l’a pas encore transformé en expertise
collective adressée au pouvoir politique – cela ne serait fait qu’en
1997 – lequel, dans un premier temps, a de surcroît tenté d’étouffer ce
rapport, sous l’impulsion de Claude Allègre.
Le prix à payer pour ce défaut d’expertise, alors que le savoir était
là, est très lourd, et singulièrement concentré sur les ouvriers de
l’industrie et du bâtiment utilisant l’amiante. L’incapacité de notre
système judiciaire à sanctionner le retard pris par les responsables
patronaux et politiques à prendre en compte un savoir existant alertant
contre les dangers de l’amiante ne fait qu’accroître le scandale. Mais
ce dernier pose la question suivante : pourquoi le savoir académique
existant n’a t-il été transformé que bien trop tard en expertise claire, adressée aux pouvoirs publics et à la société, ce qui aurait permis d’épargner des vies ?
Dans ces conditions, et alors que la plupart de nos problèmes économiques, sociaux et écologiques réclament beaucoup de sciences et de technologies
pour être affrontés, la question de la constitution d’expertises
fiables, puis transmises et acceptées par la société comme base de
discussion pour ses décisions, est cruciale.
Construire l’expertise
La constitution de l’expertise repose d’abord sur la disponibilité du savoir. Lorsqu’un système naturel ou ses interactions avec une question humaine – de santé, de production, d’éthique – sont peu ou mal connus, l’expertise ne peut surgir du néant. Lorsque les nanomatériaux sont sortis des laboratoires, un rapport de la Royal Society établissait la liste très longue des inconnues quant à leurs rôles éventuel en biologie, et donc les risques sanitaires tout aussi inconnus liés à leur usage massif. En ce cas, la prudence, la nécessité de recherches, souvent à caractère fondamental, à conduire afin de pouvoir recommander aux pouvoirs publics des normes d’exposition des travailleurs ou du public, doivent être pleinement reconnues et opposées à la tentation de mettre trop rapidement sur le marché des produits nouveaux. À l’inverse, il faut ne pas empêcher l’utilisation de nouvelles technologies qui règlent des problèmes anciens que l’on négligerait au prétexte de risques éventuels qu’elle recèleraient.
Parmi les mauvais exemples des années récentes, relevons l’usage d’insecticides néonicotinoïdes sous la forme d’enrobage de semences. L’argument principal était que cette formulation allait permettre de concentrer les molécules actives dans les plantes à protéger et ainsi de diminuer la pollution de l’environnement par ces dernières. Or, cet argument n’avait pas été vérifié avec le soin nécessaire. Et les dégâts de ces insecticides, aujourd’hui évidents, massifs et documentés, sont pour l’essentiel provoqués par leur dissémination dans les sols et les eaux, à partir de ces enrobages qui n’avaient pas la capacité de confinement annoncé.
L’apport de la recherche publique
L’existence d’une recherche publique, indépendante des industriels, correctement financée et incitée à se préoccuper de ce type de questions est donc une
des conditions sine qua non
d’une expertise des avantages et des risques des technologies
existantes ou en développement. À cet égard, il faut noter que les
nouveaux systèmes de financement des laboratoires publics et les
discours sur l’excellence ne sont pas favorables à ce type de
recherches. Il faut noter également qu’à côté d’une recherche de type
cognitif et universitaire, dirigée par la curiosité et le mouvement des
connaissances, des organismes de recherches finalisées et des agences de
financement – pour reprendre l’exemple de l’agriculture, l’INRA et
l’ANSES, pour celui du nucléaire l’ IRSN
– doivent disposer de moyens conséquents et d’une mission à cet égard.
Faute de quoi on risque de se retrouver devant des « trous » de connaissances, comme celui de la recherche en toxicologie.
Ce savoir, même s’il est disponible, ne se transforme pas spontanément en expertise. Cette dernière est toujours issue d’un questionnement sur les
avantages et les risques. Ce questionnement peut surgir d’une réflexion
interne du milieu scientifique, inquiet ou enthousiaste devant les
développements possibles d’applications. Il peut surgir d’interrogations
des gouvernants et des décideurs. Ou de citoyens organisés en
associations, la plupart du temps en réaction à l’appréhension devant un
risque pour la santé ou l’environnement. La formulation même de la
demande n’a rien d’évident, et peut conduire à mal poser le problème à
étudier. On le voit lorsque l’ IRSN
et l’ INSERM conduisent une expertise sur l’effet des très faibles doses
sur la santé publique en réalisant ce travail, à la demande
d’associations, autour des installations nucléaires en premier lieu.
Une reformulation scientifiquement correcte de la demande aurait
conduit à démarrer cette étude par la cartographie des expositions aux
très faibles doses à l’échelle du pays, dont la principale cause est
liée au radon. L’un des auteurs de l’expertise m’a confirmé que cela eut
été la bonne démarche au plan scientifique… mais qu’il n’y avait pas d’argent pour une telle étude.
Mais on le voit surtout lorsque les volets économiques, sociaux ou éthiques sont absents ou biaisés dans la commande initiale. L’affaire des brevets sur
le vivant, y compris des gènes humains de susceptibilité à certains
cancers, ou le dossier des plantes transgéniques pour l’agriculture
l’ont montré. Une mauvaise expertise, c’est aussi celle qui ne laisse
aucun choix au pouvoir politique et à la société que de lui obéir ou de
la rejeter en bloc, parce qu’elle n’a pas exploré l’éventail des
possibles, mais seulement l’un d’entre eux, toujours fixé au départ par
le commanditaire. Ce travers conduit à dénoncer le risque du
«gouvernement» des experts, autrement dit et plus exactement à nier
l’existence de choix politiques différents, parce que reposant non sur
la négation d’un savoir mais sur des valeurs sociales, économiques ou
éthiques différentes. Nous n’avons pas tous la même réponse à la
question « comment voulons-nous vivre ? »,
nous rappellent sans cesse les sciences sociales et humaines. Une
manière polie de souligner que nous vivons toujours dans des sociétés de
classes sociales aux intérêts économiques qui peuvent diverger et s’opposer.
Qui nomme les experts ?
Cette demande une fois exprimée, il faut y répondre. Et c’est là que des difficultés apparaissent. Qui va nommer les experts ? Constitueront-ils
un groupe fiable, honnête, compétent, capable de déjouer les pressions
et représentatif des différents points de vues ? Comment les experts
vont-ils travailler ? La première question est cruciale. Hors du cas
d’organismes scientifiques prenant l’initiative de mettre sur pieds de
telles expertises – et dont le défaut réside souvent dans l’étroitesse
de la question posée -, c’est bien le pouvoir politique qui est à
l’origine des Agences sanitaires, qui nomme les dirigeants de
l’ IRSN, de l’ANSES, de l’Agence nationale de sécurité du médicament … et les dote en financement.
Certes, ce pouvoir ne va pas s’exercer directement, dans le détail, jusqu’à chaque membre d’un comité d’experts. Mais la qualité des personnes nommées et
la clarté de leur mission sont décisives. Leur capacité à couper le lien
avec le pouvoir politique qui les a nommé pour constituer des équipes
libres, compétentes et pluralistes, détermine le succès ou l’échec de
tout le système. Malgré les progrès réalisés depuis 20 ans – songeons
aux décisions prises sur la base de l’avis de quelques conseillers
membres de cabinets ministériels au milieu des années 1980 sur le sang
contaminé – nous sommes encore loin du compte. Ce qui s’est récemment
passé dans le système d’expertise de l’Union Européenne sur les
perturbateurs endocriniens, avec une intervention massive mais secrète
des industriels pour manipuler tout le processus d’évaluation le montre
clairement. Les Monsanto papers
ont également démontré comment une entreprise peut mettre sa puissance
financière à profit pour biaiser la production scientifique elle-même,
voire acheter des consciences et ainsi obtenir des comportements
frauduleux de scientifiques dont la réputation leur donne un poids
important dans les processus d’expertise des risques au service des gouvernements.
Les enquêtes montrent que la suspicion des citoyens vis à vis de l’expertise d’organismes publics est directement liée à la conviction qu’elle n’est
pas indépendante, ni du pouvoir politique ni des pouvoirs économiques
et financiers. Paradoxalement, les citoyens font ainsi plus confiance à
des individus isolés qui leur apparaissent comme des chevaliers blancs
qu’à un groupe d’experts constitué en tant que tel par un processus
officiel. Pour savoir si le syndrome de l’hypersensibilité aux ondes
électromagnétiques est bien provoqué par ces dernières ou constitue une
maladie psychosomatique, le citoyen – renforcé d’ailleurs par une
décision de justice récente – fait plus confiance à un seul médecin, Mr
Belpomme, qu’aux nombreuses
études à travers le monde montrant qu’aucun patient n’a pu détecter de
manière claire s’il était ou non soumis à des ondes électro-magnétiques
lors d’expériences réalisées en double aveugle.
Mais
l’efficacité de l’expertise n’exige pas seulement sa robustesse
scientifique, son indépendance, son adéquation à la demande…, il faut
qu’elle soit entendue, non seulement du pouvoir mais aussi de la
société. Or, et c’est là un point clé, sa transmission à la société
passe nécessairement par des intermédiaires. Combien de citoyens peuvent
lire une expertise collective de l’Inserm, un rapport du GIEC ou de l’ IRSN ?
Cette transmission emprunte donc des voies qui sont celles de
l’éducation, de la presse… mais surtout celle de la parole du pouvoir
politique. Une parole qui n’est écoutée sur ce point
précis qu’en fonction de la confiance générale qu’elle attire.
Dès lors que cette confiance du peuple n’est plus en ses dirigeants – même élus, quoique de plus en plus mal élus, songeons que nombre de nos maires,
dans les villes les plus populaires, ne le sont que par moins de 10% des
habitants en âge de voter – le discrédit s’étend à toute expertise,
vécue comme un simple habillage de décisions politiques prises pour des
raisons autres. Les sociologues l’ont abondamment montré, la confiance
envers les corps techniques et scientifiques de l’État est directement
indexée sur celle mise dans les pouvoirs politiques et donc les gouvernants eux-mêmes.
En outre, l’expérience populaire retient avec vigueur ce qu’elle a perçu, à tort ou à raison, des défaillances ou des mensonges. “Ils” – un « ils »
souvent peu clair – nous ont menti sur l’amiante, sur le tabac, sur le
sang contaminé au virus du Sida, sur les bienfaits de la technologie
pour l’emploi, sur les risques du nucléaire… pourquoi nous diraient-ils
la vérité maintenant sur les plantes transgéniques ou les
nanotechnologies ? L’ignorance massive se mêle à ce sentiment diffus,
ainsi qu’une perception des échelles de risques qui n’a absolument aucun
rapport avec une mesure où seuls compteraient le nombre des victimes ou
la gravité des blessures. Le baromètre annuel de l’ IRSN le montre selon
lequel, pour une nette majorité de Français, l’accident nucléaire de
Fukushima est beaucoup plus effrayant que celui de Tchernobyl, dont les
victimes sont pourtant bien plus nombreuses. Quant au nuage de
Tchernobyl il détient toujours, à tort, la palme du mensonge d’État dans
l’esprit de nos concitoyens. Ainsi, le dernier baromètre de l’ IRSN
nous apprend que 76% des Français considèrent qu’on leur ment sur les
retombées radioactives de Tchernobyl, un chiffre sans évolution depuis
15 ans, alors que l’effort de transparence de l’ IRSN sur ce sujet est remarquable.
Lorsque la parole politique discrédite l’expertise
Toutefois, le pire survient lorsque la parole politique discrédite une expertise correctement conduite, parce que ses conclusions ne lui conviennent pas.
Le comble de la confusion serait ces dirigeants du Parti Républicain
des États-Unis, parfois Présidents comme Georges W. Bush, puisque les
gouvernements qu’ils soutiennent signent les résumés pour décideurs du
Giec, puis en renient le contenu devant leurs électeurs. Mais le
gouvernement français peut lui aussi donner le mauvais exemple, comme dans l’affaire Séralini
(4), où, au lieu d’attendre que ses agences d’expertise aient fait leur
travail d’analyse des résultats de la recherche, il prend des décisions
sans attendre, et tend ainsi à discréditer le système d’expertise
publique qu’il a lui même mis en place. Or, seule l’acceptation des
expertises correctement réalisées permet de critiquer les mauvaises afin
d’améliorer le système qui les produit.
Il existe un autre cas de figure regrettable, celui qui voit des scientifiques récuser un travail d’expertise correctement conduit, et le discréditer
auprès des citoyens. Le cas du GIEC et des négateurs du climat est bien connu. Mais il faut souligner la faute éthique et déontologique ainsi commise, surtout lorsqu’elle rencontre la faveur médiatique et contribue fortement à troubler le débat public.
Le défi politique
La question traitée ici interroge avec rudesse les militants anticapitalistes, les forces communistes et celles qui se sont regroupées dans d’autres formations politiques, comme les «Insoumis». Leurs réflexions et propositions sur le fonctionnement des agences publiques d’expertise ne sont pas toujours ce qu’elles devraient être.
Or, c’est
d’abord là que l’on attend les responsables politiques. Un député ne
peut être un expert toutes sciences, de la physique nucléaire ou des
biotechnologies. En revanche il doit être un expert des lois organisant
l’expertise publique ou le contrôle des activités à risques et proposer
leur amélioration chaque fois que nécessaire. Il doit veiller au
contrôle des décisions gouvernementales quant à leur financement et à la
nomination des dirigeants sur lesquels il doit avoir un avis justifié.
Agir pour que la recherche publique dispose des moyens et de missions
permettant qu’elle fournisse les experts compétents et indépendants des
puissances financières et économiques dont les agences ont besoin. Le
peu d’appétit des élus de la gauche de transformation sociale pour les
dossiers techniques, comme ceux traités par l’Office parlementaire pour
l’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST),
ne plaide pas pour leur volonté de construire une alternative politique
véritable, donc apte à la gestion de l’État et du pays. Incarner une
alternative crédible – l’un des principaux déficits actuels de la gauche
dite radicale – suppose une posture gramscienne, rechercher « l’hégémonie »,
montrant la volonté et la capacité à exercer le pouvoir politique pour
l’intérêt général défini contre celui de la classe dominante des
propriétaires de grands moyens de production et d’échange. Sur ce
terrain de l’expertise publique des risques et avantages des
technologies, l’abstention n’est pas une option. Et la critique de ses
dysfonctionnements éventuels ne peut être crédible que si elle
s’accompagne d’un soutien franc – à ses conclusions et à ses dirigeants
et experts – lorsqu’elle fonctionne correctement. Cela suppose la
connaissance de ces agences, des personnes qui les dirigent, des avis,
recommandations ou décisions qu’elles publient.
Par ailleurs, l’analyse des discours que les forces anticapitalistes émettent sur les technologies, l’énergie, l’environnement, la santé
publique, l’usage des ressources naturelles et l’industrie laissent
penser qu’elles sont souvent à
la recherche d’un slogan susceptible d’être populaire plus qu’à la
construction d’une alternative politique efficace car fondée sur le réel.
Cet écart peut se lire même dans les proclamations les plus
«démocratiques» en apparence, lorsqu’il est dit, avec raison, que les
problèmes sociaux ne peuvent être résolu que par la participation du
plus grand nombre. La proclamation ne fait pas de doute si l’on peut et
l’on doit décider tous ensemble du degré d’inégalité économique que l’on
accepte ou pas dans notre société, et trancher par un vote populaire le
désaccord
probable.
En revanche, tenter de régler par le même processus, de démocratie directe, un choix technologique dont les fondements scientifiques et les
conséquences de son utilisation demeurent obscures à la plupart des
citoyens relève plutôt d’un «basisme» peu courageux et générateur de
déboires futurs. C’est par le perfectionnement de la démocratie
représentative, utilisant à plein les ressources des expertises
publiques possibles, que l’on peut espérer prendre de bonnes décisions
dans ces domaines. Un autre exemple surgit, lorsque Jean-Luc Mélenchon
passe, de la présidentielle de 2012 à celle de 2017, d’une vision
simpliste du système électrique à l’autre, du tout géothermique au tout
éolien, où évoque une «planification écologique» voire une «règle verte»,
dont le contenu ne dépasse pas l’affichage de bonnes intentions.
L’effet pervers de toute vision simpliste peut se lire dans la
mobilisation citoyenne en Europe sur les herbicides au glyphosate. Alors
même que la transformation de nos pratiques agricoles pour en bannir
durablement l’usage massif d’herbicides est une cause nécessaire, la
polarisation organisée par des ONG sur les seuls herbicides au
glyphosate et la mise en avant d’une exigence d’interdiction rapide
pourrait aboutir à un usage plus massif d’autres herbicides dont le
profil éco-toxicologique est… bien pire. Pourtant, là aussi, l’expertise
publique, celle de l’INRA a déjà montré comment cultiver sans ou avec
très peu d’herbicides… mais également indiqué l’ampleur des
transformations économiques et sociales indispensables à un tel changement techniques (5).
Bâtir une alternative politique suppose de savoir ce que l’on attend des technologies comme moyen de l’émancipation humaine et donc de comprendre
leurs avantages et leurs risques afin d’opérer en connaissance de ces
derniers les choix parmi les possibles techniques et de ressources
naturelles, en fonction des objectifs socio-économiques que l’on
poursuit. Il y a là un chantier nécessaire dans le combat pour opposer à
la perpétuation des dominations capitalistes l’espoir d’une autre
organisation sociale.
Article paru dans le n°396 de La Pensée, dans le dossier « Aux sciences, citoyens ! » reproduit ici avec l’aimable autorisation de la revue.
(a) http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/
(b) Voir l’ancienne mais toujours valable enquête développée dans Sciences, les Français sont-ils nuls , Sylvestre Huet et Jean-Paul Jouary, Jonas éditeur, 1989 ISBN-10:2907145253.
(1) Enquête annuelle de l’Ademe sur les représentations sociales de l’effet de serre et du réchauffement climatique, analyse de Daniel Boy (Cevipof). http://www.ademe.fr/representations-sociales-leffet-serre-rechauffement-climatique .
(2) La Commission Peon (production d’électricité d’origine nucléaire), https://fr.wikipedia.org/wiki/Commission_PEON
(3) Le fameux « Comité permanent amiante » mis en place avec un financement 100% privé, par les industriels qui s’étaient appuyé sur un ancien militant communiste, Marcel Valtat (1923-1993, il quitta le PCF en 1947) pour créer en 1983 une structure informelle regroupant industriels, certains syndicats, et des médecins afin d’agir en lobby au près des pouvoirs publics. Mais il n’a pu être efficace qu’en raison de l’appui d’un directeur général de l’INRS (Institut national de recherche de sécurité) et du refus explicite ou de l’incapacité des pouvoirs politiques à se doter d’une expertise publique officielle sur le sujet.. puisqu’il fallut attendre 1997 pour que l’Inserm soit mandatée pour une telle expertise. Voir http://www.sante-publique.org/amiante/cpa/cpa.htm
(4) Pour le détail de cette affaire, sur l’effet sanitaire de l’herbicide Round Up et du maïs transgénique modifié pour résister au glyphosate dans une expérience sur des rats, marquée par une publication scientifique retirée par la suite et une vaste opération de relations publiques voir : http://huet.blog.lemonde.fr/2018/12/11/ogm-poisons-la-vraie-fin-de-laffaire-seralini/ et http://sciences.blogs.liberation.fr/2013/12/02/ogm-larticle-de-g-e-seralini-retracte/
(5) Pour une analyse de ce sujet voir : http://huet.blog.lemonde.fr/2017/09/26/glyphosate-reflexions-pre-interdiction/
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