Christian Gollier, Le climat après la fin du mois, Puf, Paris, 2019, p. 15-16.
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Les technosciences, ou l’utopie corrompue
Philippe Bihouix
Revue du Crieur
2015/2 (N° 2), pages 112 à 127
Quand l’idéologie du progrès capture notre avenir
La Conférence mondiale sur le climat, à Paris fin 2015, ne manquera pas de le confirmer : l’écologie politique est à la peine. Elle ne parvient pas, malgré l’urgence, à mobiliser autour d’un projet de société dans lequel les hommes devraient en grande partie renoncer à leurs ambitions prométhéennes. Profitant à la fois de cette faiblesse et de l’inquiétude liée à la gravité de la situation, les oracles technoscientifiques – parmi lesquels Jeremy Rifkin, Joël de Rosnay ou Ray Kurzweil – promettent un avenir radieux, fait d’abondance, de puissance et d’oisiveté – un avenir oublieux des impasses du présent. Mais la prolifération de ces récits est d’abord le symptôme d’une utopie corrompue,
entièrement phagocytée par la technique et la science.
Impossible d’y échapper. Chaque semaine, dans les médias généralistes, les publications scientifiques, les colloques internationaux, les séminaires d’entreprise, fleurissent les annonces tonitruantes ou les débats animés sur les futures prouesses de technologies révolutionnaires et les avancées scientifiques en cours, des technologies de l’énergie « verte » aux capacités de traitements numériques, des opportunités offertes par le big data aux nouveaux traitements thérapeutiques, des expérimentations sur les interfaces hommes-machines aux velléités « transhumanistes » des dirigeants de Google. Si le ton général est plutôt optimiste et vante les capacités d’innovation de l’espèce humaine et le monde meilleur qui nous attend grâce à la science, on voit aussi surgir des représentations plus sombres, liées par exemple à l’impact de la robotisation sur l’emploi ou aux questions éthiques posées par l’intelligence artificielle et les manipulations génétiques.
Il est parfois difficile de s’y retrouver dans cette jungle médiatique : dans des domaines qui sont par nature techniquement complexes et hyperspécialisés, la capacité à comprendre et à distinguer le virtuel du réel, le proche du lointain, une hypothèse de sa généralisation, une simple idée de sa mise en œuvre, est forcément limitée. Si nous voulons essayer de mieux cerner ces nouvelles utopies, de démêler le vrai du faux – sans pour autant avoir la prétention de prédire l’avenir, naturellement –, il faut tenter d’en comprendre les ressorts en termes de posture et d’effet d’annonce, de les remettre dans une perspective historique, de percevoir ce qui ne peut fonctionner dans les promesses actuelles d’un monde, technologique, meilleur.
Abondance, techno-esclavagisme et anthropo-augmentisme
Commençons par essayer de mettre un peu d’ordre dans cette profusion d’utopies techno-scientifiques, de ruptures prétendument à venir, en les classant en différentes catégories. La première d’entre elles est celle des utopies « cornucopiennes », du latin cornu copiae, la corne d’abondance : le progrès scientifique et industriel, les techniques nouvelles nous donnent, et nous donneront, accès à de nouvelles ressources, souvent en quantités prodigieuses. Les analyses et inquiétudes concernant l’épuisement possible des matières premières seraient donc nulles et non avenues. Comme on pouvait s’y attendre, dans un monde où sont englouties chaque année des quantités toujours plus considérables d’énergies, de matières premières et d’espaces naturels, cette catégorie est particulièrement fournie.
Il en va ainsi de toutes les technologies qui pourraient fournir de l’énergie à profusion, que ce soit en termes de production, de stockage, ou de meilleure utilisation : troisième révolution industrielle de Jeremy Rifkin [1] fondée sur une énergie solaire et éolienne devenue quasiment gratuite, stockable et échangeable grâce à un vaste réseau basé sur l’hydrogène ; nouvelles batteries à rechargement ultra-rapide ou à coût défiant toute concurrence, comme celles de la société Tesla, permettant le déploiement massif du photovoltaïque en autoconsommation ou des véhicules électriques ; visions futuristes de l’exploitation des énergies marines, avec champs d’hydroliennes ou dispositifs de captage de la houle ; progrès imminents sur les piles à combustible ; fusion nucléaire « froide » ; modes de transport économes, de l’avion solaire aux navires porte-conteneurs à propulsion optimisée par des cerfs-volants… Bref, le pic pétrolier, déjà relativisé par la mise en exploitation des gaz de schiste et autres pétroles de roche-mère, ne serait bientôt plus qu’une préoccupation d’un autre âge.
Les ressources non renouvelables, telles que les métaux, a priori disponibles en quantité limitée, ne poseront pas davantage de problèmes, puisqu’on pourra aller les chercher au fond des océans ou dans l’espace quand elles viendront à manquer. L’astrophysicien Jean-Pierre Luminet pense ainsi que « l’exploitation des richesses minières des astéroïdes projetée par la société Planetary Resources est inéluctable. Elle débutera vraiment d’ici cinquante à cent ans, de sorte qu’il ne fait aucun doute qu’au XXIIe siècle, des usines y seront construites [2]. Et en attendant, les bio et les nanotechnologies permettront de concevoir des objets plus sobres, plus efficaces, voire entièrement biodégradables, pour partie inspirés de la nature par « biomimétisme ». La catalyse enzymatique remplacera les platinoïdes indispensables à l’industrie chimique et des nanomatériaux nous permettront de nous passer de nombreux métaux. Dans le domaine de l’eau et de l’agriculture, les perspectives sont tout aussi optimistes : mise en culture des terres trop pauvres ou trop arides grâce aux plantes génétiquement modifiées, chimie « verte » et biomatériaux, fermes du futur et même « imprimantes à steak » – produisant de la viande artificielle à partir de cellules-souches – afin de contenter les défenseurs de la condition animale. On pense même pouvoir remorquer sur quelques milliers de kilomètres des icebergs de 30 millions de tonnes pour alimenter les pays en manque d’eau potable [3].
La deuxième catégorie est celle des utopies « techno-esclavagistes » : l’évolution fulgurante des technologies de l’information et de la communication – puissance de calcul, conception des logiciels, connectivité permanente – et les capacités accrues de miniaturisation des équipements permettront de remplacer de plus en plus le travail humain par des machines, des dispositifs connectés, des robots et des drones. Entre l’acquisition massive de données et leur interprétation par recherche de corrélation, ce que permet le big data, et la baisse des coûts des équipements, les possibilités sont immenses, de la voiture qui se conduit seule au robot cuisinier qui concoctera des recettes à votre goût, en passant par le robot désherbant pour le maraîchage biologique et les nanorobots médicaux qui pratiqueront la chirurgie non intrusive.
Si certaines applications sont déjà une réalité – l’État du Nevada vient d’autoriser la mise en circulation d’un camion pouvant rouler, presque, sans chauffeur ; les drones de surveillance des cultures étaient visibles au dernier salon de l’agriculture –, d’autres sont plus prospectives. Mais, indéniablement, nous n’avons pas encore pris la mesure des conséquences sociales de cette vague de numérisation de la société, où courtiers en assurances, conseillers bancaires et serveurs de restaurant seront les nouvelles espèces en voie de disparition. Certaines projections, sans doute un peu trop alarmistes – mais qui sait ? – parlent de millions d’emplois détruits à l’échelle de la décennie à venir [4]. Quant aux conséquences environnementales – augmentation des besoins énergétiques, consommation accrue de ressources rares, génération massive de déchets électroniques ingérables - personne ou presque n’en parle, si ce n’est par exemple Eric Drexler, pionnier des nanotechnologies [5] et fondateur du Foresight Institute, qui nous met en garde, en cas de loupé, contre le risque incontrôlé de faire advenir des nanorobots autorépliquants susceptibles de consommer l’ensemble des ressources terrestres et de transformer la surface de la Terre en une uniforme « gelée grise », grey goo, – une perspective hautement improbable mais plutôt désagréable.
La troisième catégorie est celle des utopies « anthropo-augmentistes », qui envisagent une humanité améliorant ses performances grâce à la technologie : développement d’interfaces homme-machine, progrès de la médecine thérapeutique, des connaissances sur les mécanismes du vieillissement, de la régénération, du fonctionnement des gènes… L’utopie ultime, mais logique, est celle du mouvement transhumaniste. Dans un premier temps, sa forme pourrait être celle d’une « simple » augmentation des capacités humaines – avec ou sans eugénisme, l’« augmentation » ayant alors lieu de manière native ou à l’aide de quelques dispositifs commercialisés, par exemple – mais ce qui serait visé à terme ne serait rien de moins que l’immortalité – par le progrès de la médecine, le clonage, voire le téléchargement des consciences sur support numérique. La description, par Laurent Alexandre, de l’obsession des dirigeants de Google – souvent quadragénaires –, lancés dans une course contre la montre sur un programme de développement et d’acquisitions d’entreprises très ambitieux, entre autres huit sociétés de robotique en 2013 et trois sociétés travaillant sur l’intelligence artificielle en 2014, est plutôt convaincante [6]. Google ne s’en cache pas vraiment, et le recrutement de Raymond Kurzweil au sein de l’équipe dirigeante en 2012 a marqué les esprits. Ce dernier prédit qu’une révolution immense – qu’il appelle la « singularité » – se produira dans quelques décennies : le réel et la réalité virtuelle s’estomperont, les humains pourront adopter des corps différents, multiplier les versions de leurs esprits [7].
De son côté, le biologiste et écrivain Joël de Rosnay imagine qu’il est possible que « [les] robots intelligents soient un jour dotés de sensibilité, d’empathie, de capacité d’abstraction, voire d’intuition… ». Mais au lieu de s’inquiéter publiquement, comme un certain nombre de personnalités influentes, scientifiques ou dirigeants d’entreprise, parmi lesquelles l’astrophysicien Stephen Hawking et les entrepreneurs Bill Gates (Microsoft) et Elon Musk (Tesla), qui estiment que l’émergence d’une intelligence artificielle incontrôlée pourrait constituer « notre plus grande menace pour l’existence » (Gates) et « signifier la fin de l’espèce humaine » (Hawking), de Rosnay nous propose au contraire d’« évoluer en complémentarité et en symbiose avec les machines numériques et l’intelligence artificielle », de diriger l’humanité vers « une symbiose intégrée et collective » et d’assurer « la complémentarité intelligence artificielle / cerveaux humains connectés », car « l’intelligence de nos cerveaux, interconnectés en symbiose avec les robots, l’intelligence artificielle et les réseaux numériques, est en train d’évoluer […] à une vitesse exponentielle » [8].
Nous pourrions mentionner, parce que la montée en puissance des désordres écologiques la rend de plus en plus « pertinente », une quatrième catégorie, celle des utopies « réparatrices » : géo-ingénierie visant à freiner le changement climatique – avec la prise de risque, potentiellement immense, liée à la manipulation à grande échelle de phénomènes encore largement incompris –, biotechnologies « jaunes » – à savoir des bactéries modifiées devant permettre de dépolluer les sols ou les eaux –, ou possibilité de faire revivre des espèces disparues. Mammuthus Primigenius, notre familier mammouth laineux, qui combine un fort potentiel de sympathie et une conservation adéquate de son ADN dans quelques spécimens congelés, arrive en tête des pronostics… avec une pensée émue pour nos ancêtres qui ont peut-être contribué, par la surchasse, à la disparition d’une partie de la mégafaune du pléistocène. Qu’importe alors que les derniers rhinocéros servent à fabriquer des poudres aphrodisiaques ; en congelant quelques embryons, nous pourrons plus tard réparer les dégâts. Finalement, cette catégorie d’utopies pourrait facilement se fondre dans les trois premières, car une économie « réparatrice » n’est qu’un moyen d’accéder à l’abondance sans subir, ou en gérant au mieux, les conséquences difficilement évitables de l’exploitation du milieu.
Pas étonnant que ce genre journalistique fasse florès et que les promesses, pour certaines encore très extravagantes, rencontrent un tel succès. En effet, les trois catégories des utopies technoscientifiques correspondent à trois paramètres qui sont peu ou prou à la source de toute activité humaine – les ressources, la matière première, le travail, sa transformation, l’intelligence, ce qui permet de penser et de guider cette transformation, – et ne sont pas sans rappeler un triptyque déjà identifié : terre, travail, capital, humain, comme un clin d’œil à Marx, ou à Polanyi et sa « grande transformation » de la terre, rente, et du travail, salariat, en marchandises [9].
Pour le dire autrement, la plupart des utopies technologiques nous promettent l’abondance – les ressources disponibles à volonté –, l’oisiveté – des machines travaillant à notre place –, la puissance ou le pouvoir – sur soi-même et sur les autres, grâce à des capacités augmentées ; c’est-à-dire des fantasmes somme toute très classiques et largement présents dans toutes les cultures, mythologies, morales et religions des peuples de la Terre. On le notera, cette démesure, cet hubris ont toujours été combattus par les Anciens, alors qu’ils ne cessent désormais d’être valorisés. La tempérance – une des quatre vertus cardinales chez Aristote – s’opposait au désir d’abondance, l’oisiveté n’a jamais vraiment été en odeur de sainteté, au contraire de l’effort – « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » – ou de la fierté de la tâche accomplie. Quant au fantasme de puissance, il était contrôlé par la reconnaissance de l’intérêt social d’un certain équilibre entre ambition et modestie, voire d’une certaine humilité, « plus utile que dommageable » pour Spinoza et permettant de vivre « sous la conduite de la raison ». Voilà qui interroge la condition morale de nos sociétés techno-industrielles.
La tradition technocritique
Comme toujours dans le domaine scientifique et technique, les promesses ont aussi leur face sombre. Il est donc logique que le déferlement technologique annoncé, bien réel ou en gestation, provoque inquiétudes, réactions et contre-feux. La critique de l’emprise de la technique et des risques qui lui sont associés, s’inscrit dans une longue tradition. Elle prend notamment de l’ampleur après la Seconde Guerre mondiale et l’entrée du monde dans l’ère atomique. L’historien Lewis Mumford et ses « mégamachines » [10], Günther Anders [11], Jacques Ellul et son « système technicien » [12], l’économiste Ernst Friedrich Schumacher [13] et ses technologies « intermédiaires », Ivan Illich et ses outils « conviviaux » [14] ou l’écologiste André Gorz dénonçant l’« hétéronomie » des activités économiques, tous portent très tôt un regard acerbe sur l’évolution de nos sociétés industrielles.
Mais force est de constater que depuis quelques années une nouvelle « technocritique » – un mot récemment remis au goût du jour par l’historien François Jarrige, spécialiste des mouvements luddites [15] – se cristallise face au développement accéléré de nouvelles technologies et à la convergence des NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives). On y trouve sans surprise des considérations environnementales ou sanitaires, comme celles concernant la manipulation du vivant par les biotechnologies, la dispersion massive de particules par les nanotechnologies ou l’exposition aux ondes électromagnétiques multiples. Mais on y rencontre aussi des réflexions plus systémiques sur la fragilité ou le manque de résilience de sociétés techniques toujours plus complexes, un argument repris notamment par ceux qui étudient les conséquences du pic pétrolier et du risque de baisse d’approvisionnement en énergie concentrée, dans le sillage des travaux de l’anthropologue et historien Joseph Tainter [16].
Enfin, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour dénoncer l’emprise technologique et ses effets cognitifs, sociaux, et même moraux et politiques [17] : destruction d’emplois ou perte de sens au travail, individualisation à outrance, dilution des repères éthiques, transformation profonde des rapports familiaux et sociaux, essor des politiques sécuritaires avec le développement des outils technologiques de contrôle social et de surveillance généralisée, Internet et téléphone portable aujourd’hui, puces RFID et objets connectés demain.
Une litanie déjà ancienne
Les utopies techniques ne sont pas nouvelles. Si, entre la parution de l’ouvrage fondateur de Thomas More [18] et la fin du XVIIIe siècle, les utopies se concentrent essentiellement sur les questions politiques – il s’agit alors de lutter en priorité contre l’absolutisme – le XIXe siècle, hautement techno-progressiste, est fécond en utopies technologiques. Certes, ce sont plutôt les utopies à orientation sociale, Robert Owen, Charles Fourier…, parfois encore pétries de religion, Saint-Simon, qui prédominent durant la première moitié du siècle – ce qui se comprend, compte tenu des ravages sociaux de la première industrialisation, des horaires assommants et du travail des enfants, de l’absence de contre-pouvoir syndical et ouvrier face à un capitalisme débridé – mais il s’y publie déjà quelques perles, dont le Frankenstein de Mary Shelley (1818) – de quoi doucher les ardeurs « transhumanistes » de l’époque, s’il y en eut. Mais les progrès techniques et scientifiques fulgurants de la seconde moitié du XIXe siècle vont faire glisser l’utopie dans le domaine technique, notamment à travers la littérature, de Jules Verne, Voyage au centre de la terre, 1864, à H. G. Wells, La Machine à explorer le temps, 1895.
Dès cette époque, la technique promet de rendre le monde meilleur et, accessoirement de mettre fin à la lutte des classes que Marx est en train de populariser. Ainsi, par exemple, William Winwood Reade, historien, explorateur et philosophe anglais, écrit en 1872 que grâce à « la fabrication en laboratoire de chair et de farine par procédé chimique […], la nourriture sera produite en quantité illimitée […] ; la faim et la famine seront alors inconnues ». Déjà les rêves cornucopiens, tandis que le transhumanisme est en gestation puisque, toujours selon Reade, « […] La maladie sera extirpée ; les causes de la décrépitude seront supprimées ; l’immortalité sera inventée. […] Ces corps que nous portons aujourd’hui appartiennent aux animaux inférieurs ; nos esprits les ont déjà dépassés. […] Un temps viendra où la science va les transformer par des moyens que nous ne pouvons pas conjecturer […] ». Et « alors, l’humanité migrera dans l’espace […] de planète en planète, et de soleil en soleil. […] Les hommes […] deviendront les architectes de systèmes solaires, les constructeurs de mondes [19]». Au début du XXe siècle, la science-fiction s’impose comme le genre utopique par excellence, touchant tous les domaines techniques et éthiques, explorant jusqu’aux limites le versant négatif des innovations technologiques ou sociales, comme le font Karel Capek ou Aldous Huxley. Après quelques doutes post-Hiroshima, l’utopie technologique reprend du poil de la bête et, dans le sillage du programme américain Atom for peace, on nous promet grille-pains nucléaires et hélicoptères pour tous. « Mais l’énergie atomique pourrait également […] propulser les voitures seulement “avec un petit moteur gros comme un ballon d’enfant qui durera dix ou vingt ans sans recharge” [20]». Pour d’autres, « […] les singes perdront leur vie libre et seront utilisés à différents travaux de manœuvre, les manœuvres-hommes devenant plus difficiles à trouver. Ils pourraient, notamment, travailler à la cueillette des fruits et des plantes [21]». Dans les années 1960-1970, la littérature de science-fiction continue à tenir le haut du pavé, avec par exemple Philippe K. Dick ou Isaac Asimov, accompagnée par les productions cinématographiques et les séries télé – toujours ce fantasme de l’humain « augmenté » avec L’homme qui valait 3 milliards et sa comparse Super Jaimie.
Alors, rien de neuf sous le soleil ? Il semble pourtant bien y avoir, en quantité comme en « qualité », un indéniable mouvement d’accélération. Est-ce une impression finalement commune à toutes les époques, ou un effet post- « fin de l’histoire », ou encore une conséquence de l’accélération de notre époque décrite par Harmut Rosa [22] ? Et comme si les choses n’allaient pas encore assez vite, on a vu récemment publier des appels à aller toujours plus loin, plus vite et plus fort, dans le plus parfait techno-optimisme, comme les manifestes « accélérationniste [23]» ou « écomoderniste [24]», tous deux appelant à balayer principe de précaution et remords écologiques pour se tourner au plus vite vers des technologies salvatrices, le premier pour mettre à bas le capitalisme, le second pour sauver la planète.
Quelques réflexions sur l’air du temps
Pourquoi observe-t-on aujourd’hui une telle prolifération de la question technique, autant de discours et d’effets d’annonce, jusqu’à saturation – dont une bonne partie, il faut bien le dire, manque singulièrement de crédibilité ?
Il y a d’abord, indéniablement, un pur « effet volume », comme pour les accidents d’avion. Même si la fiabilité des avions progresse et que les accidents, en proportion – par kilomètre/passager transporté – sont de moins en moins nombreux, l’explosion du trafic aérien mondial fait qu’il y a et qu’il y aura, mécaniquement, plus d’accidents. De la même manière, nous sommes chaque année plus nombreux, il y a plus d’universités, de chercheurs, de scientifiques, de journalistes, de médias, qui se reprennent presque en temps réel les uns les autres, avec une facilité accrue de communication et de traduction. Ainsi, une « découverte » de chercheurs australiens, pour peu que le titre ou l’illustration soient bien choisis, que le sujet soit un peu racoleur ou accrocheur, sera reprise rapidement à l’échelle planétaire, là où elle serait restée locale, voire inconnue, il y a à peine dix ans.
Il y a ensuite l’organisation même de notre société, qui fait que de nombreux acteurs de la chaîne de transmission ont intérêt à « faire du buzz » et à montrer que « le monde bouge » : consultants qui veulent vous vendre une mission pour changer votre business model en danger ; économistes, professeurs de management ou de sociologie en mal d’heures de cours ou de publications ; journalistes en compétition toujours plus âpre et sommés de trouver des sujets et des titres accrocheurs, avec la pression du temps qui ne facilite pas l’esprit critique, la prise de recul ou l’ajout de commentaires adaptés ; scientifiques carriéristes enferrés dans une course aux publications peer reviewed et à la captation de budgets publics ou privés ; acteurs institutionnels divers surfant sur l’effet de nouveauté et l’innovation – laquelle fait désormais l’objet d’un véritable culte, avec à sa tête l’entrepreneur innovant – qui travaille désormais en équipe, en mode projet ou en réseau, dans la logique du « nouvel esprit du capitalisme [25]».
Enfin, un certain sentiment d’impasse et de désenchantement – lié à la pollution, aux ressources en voie d’épuisement, à la crise du modèle occidental, aux problèmes sociaux, à la montée des inégalités… – allié à l’énorme accélération des nouvelles technologies, rend à la fois nécessaire et crédible un discours de l’alternative technologique. Mais une partie des « gourous technologiques » qui officient aujourd’hui ont finalement fait leurs armes dans les années 1970-1980, voire avant, Joël de Rosnay, Jeremy Rifkin, Jacques Attali ou, dans un registre peut-être plus interrogatif mais résolument techno-optimiste, Michel Serres [26] : élevés à l’époque progressiste des Trente Glorieuses et à l’âge d’or de la science-fiction, peut-être ne font-ils que poursuivre leurs rêves d’enfants, ce qui expliquerait pour partie leur naïveté face aux innovations technologiques quelles qu’elles soient.
Des promesses bien utopiques
Revenons à nos promesses. Pourquoi un grand nombre d’entre elles ne seront-elles jamais tenues ? Essentiellement parce qu’elles négligent trois grands phénomènes absolument incontournables. Premièrement, contrairement aux apparences et à ce que pourrait laisser penser l’apparition régulière dans notre quotidien d’artefacts nouveaux, notre système industriel ne se modifie pas aussi vite que cela. Il est fondé sur de grands « macro-systèmes techniques [27]», des infrastructures d’énergie, centrales, réseaux, raffineries, de transports, routes, voies ferrées, canaux, ports, de bâtiments, des équipements industriels lourds, chimie, pétrochimie, ou collectifs, stations de traitement de l’eau et d’épuration, des paramètres physiques presque immuables ou très lents à faire bouger. Ainsi sommes-nous toujours à l’ère du charbon – la première source d’électricité – et du pétrole. Cet effet de « parc installé » crée une inertie terrible, et nous ne devons pas nous laisser tromper par la vitesse de déploiement de la téléphonie mobile ou d’Internet. Car il est plutôt « simple » d’empiler un nouveau macro-système technique sur les autres – avant qu’ils ne s’interconnectent, les réseaux existants ayant ensuite besoin du nouveau réseau, par exemple, les réseaux énergétiques sont désormais très dépendants des échanges de données en temps réel, tandis que les réseaux de télécommunications sont eux-mêmes alimentés en énergie électrique, –, mais beaucoup plus difficile de remplacer un macro-système technique existant. C’est pourquoi, par exemple, au-delà des enjeux techniques ou financiers, le développement d’un réseau énergétique à l’hydrogène est loin d’être évident : l’effort de déploiement, de remplacement des pipelines, des installations portuaires, des zones de stockage, des raffineries, des stations-service, etc., par leur équivalent hydrogène, est bien plus important qu’il n’y paraît, et n’a rien à voir avec l’installation de quelques milliers de stations de base de téléphonie mobile. Des prouesses réalisées à petite échelle peuvent être impressionnantes, mais fabriquer une maison « connectée » prototype ou « imprimée » en 3D n’a strictement rien à voir avec le fait de transformer 30 millions de logements – pour le seul cas français –, de même qu’une expérience de laboratoire n’induit pas naturellement la généralisation de technologies « dépolluantes » et « bioinspirées » à l’échelle d’un territoire entier… La plupart du temps, ce pas ne sera pas franchi, les exemples sont innombrables. On peut fantasmer sur un éventuel « charbon propre » grâce à la capture et la séquestration du CO2, mais on sait déjà qu’il sera impossible de rééquiper tout le parc existant de centrales et d’usines, pour certaines récemment installées et non modifiables, et dont la durée de vie prévue est supérieure à quarante ou cinquante ans.
Deuxièmement, la plupart des « mythes technologiques » négligent la composante des ressources non renouvelables et du lien systémique qui existe entre ressources et énergie [28]. Nous avons en théorie à portée de main une quantité gigantesque d’énergie, mais celle qui était abondante et bon marché se raréfie, et continuer à produire ou extraire les « nouvelles » énergies exigera des quantités grandissantes de ressources, énergie et métaux de toute nature. Il y a encore énormément de gaz et de pétrole de schiste, d’hydrates de méthane, de rayonnement solaire… mais il faudra des quantités de plus en plus grandes d’équipements complexes pour les récupérer, ou les capter et les stocker. Tandis que les minerais métalliques, de moins en moins concentrés – là encore, la quantité est énorme, mais la qualité et l’accessibilité sont en baisse –, engloutiront toujours plus d’énergie pour être raffinés en métaux.
L’économie circulaire, fondée sur l’éco-conception et le recyclage, devrait être une réponse à la pénurie métallique, mais elle ne fonctionnera que partiellement. On disperse en effet une partie importante des ressources, colorants, additifs divers, et la complexité stupéfiante de nos produits, matériaux composites, alliages, composants de plus en plus miniaturisés et intégrés, crée un mélange de métaux qui rend très délicat le recyclage sans perte fonctionnelle, sans dégradation de l’usage. Même quand les déchets sont traités de manière adéquate, il est impossible d’atteindre un recyclage efficace à 100 %. Il y a toujours des pertes de rendement, des limites énergétiques, techniques, ou économiques. Et plus les produits sont high-tech, remplis de composants électroniques, plus ce phénomène s’aggrave. Les nanotechnologies, par exemple, font littéralement exploser les usages dispersifs, avec des particules métalliques irrécupérables, incluses dans les nanomatériaux.
Toutes les technologies « cornucopiennes » se heurtent à ce mur des ressources, à cette contrainte physique. Le monde n’est pas devenu « immatériel » avec Internet : un ordinateur ou un smartphone contient des dizaines de métaux, cuivre et argent, contacteurs, conducteurs, lithium et cobalt, batteries, étain, soudure électronique, tantale, condensateurs, or, microprocesseurs, ruthénium, disques durs, tellure, mémoires flash, platine, palladium, antimoine, indium… Le cloud ne fait pas disparaître la consommation d’électricité d’Internet et de ses terminaux – déjà 10 % de toute l’électricité mondiale [29] –, il se fonde sur de très matériels réseaux de fibres optiques – dopées au germanium – d’équipements de transmission, de centres de données climatisés. Les progrès techniques, multiples, sont annihilés par un fabuleux « effet rebond » : le volume des données échangées et stockées explose, multiplié par huit en cinq ans, avec une nouvelle multiplication par trois attendue d’ici 2017 ; et l’avènement du big data et des objets connectés promet de continuer à faire bondir les chiffres dans le futur. Rifkin se trompe, Internet n’est pas gratuit [30] : s’il peut donner l’illusion de la gratuité, open source, MOOC, sites collaboratifs…, il faut bien payer – par les redevances d’accès au réseau, encaissées par les opérateurs de télécommunications, ou de façon invisible, par la publicité – les équipements installés, les factures d’électricité, les salaires du personnel de nettoyage ou des maîtres-chiens des centres de données. Et si vous ne payez pas un service, c’est que vous n’êtes pas le consommateur, mais le produit vendu.
Reste, troisièmement, la question des coûts, qui incluent les ressources physiques nécessaires, retour au point précédent, ou le besoin en travail et en capital, c’est-à-dire en investissement dans les installations industrielles. Combien de ces technologies seront économiquement accessibles à nos sociétés ? On a déjà le plus grand mal à financer les lignes à grande vitesse et le réseau existant, il est donc probable que le coût d’un hyperloop, le train à grande vitesse supposé relier Paris à Marseille en trente-cinq minutes, par exemple, soit totalement prohibitif, ne serait-ce qu’en raison des expropriations nécessaires pour construire une ligne suffisamment rectiligne, indispensable pour une telle vitesse d’exploitation. Prenons la robotisation : elle fonctionne bien là où on peut faire effectuer à des robots de nombreuses tâches répétitives, comme sur les chaînes de montage, afin d’amortir les coûts de conception, de fabrication et de maintenance. Mais il est peu probable qu’un robot vienne déboucher votre lavabo ou repasser votre linge. Tout simplement parce que même si on pouvait le concevoir techniquement, son coût serait prohibitif par rapport à un plombier – même parisien – ou à une femme de ménage. Dans les fantasmes « techno-esclavagistes », on oublie qu’une société technicisée comme la nôtre a besoin, pour fonctionner, d’être pyramidale, techniquement et socialement. Dans un monde de robots et de drones, il faut des travailleurs humains qui les réparent, les installent et les conçoivent. Nous sommes en effet bien loin de l’imprimante qui s’imprime toute seule ou du robot qui s’autoréplique et se répare seul. Pour cette raison, un scénario de sécession spatiale d’une classe d’hyper-riches à la Elysium n’est absolument pas crédible : pour utiliser un hélicoptère ou un jet privé, sans parler d’une navette spatiale, il ne suffit pas d’être riche au milieu d’un néoprolétariat, il faut toute une classe moyenne, incluant des pilotes, des ingénieurs, des mécaniciens, des opérateurs de maintenance en raffinerie, des gestionnaires de stocks, des routiers, etc., bref une classe moyenne avec ses rêves, ses besoins de réalisation, ses espoirs d’ascension sociale pour ses enfants… Enfin, mettre des robots partout, ce serait ôter aux classes les plus aisées le plaisir – le besoin ? – de voir les autres membres de la société leur être soumis, d’asseoir leur pouvoir sur les autres, notamment dans le domaine des services – la serveuse souriante ou le sommelier guindé dans le restaurant huppé.
Alors, certes, la loi de Moore, augmentation de la densité des transistors dans les processeurs, associée à celle de Kryder, densité de stockage dans les disques durs, et de Nielsen, capacité de transmission des réseaux, semble autoriser tous les espoirs technologiques. Certes, on fabrique chaque jour 8 000 milliards de transistors par seconde, 2,5 x 1020 transistors par an en 2014 ! Pour cet objet, le plus manufacturé au monde, on s’approche donc de l’ensemble des étoiles de l’univers – qui sont estimées environ à 1022, quelques centaines de milliards d’étoiles par galaxie, dans quelques centaines de milliards de galaxies – à comparer à nos modestes 100 milliards de neurones… C’est tellement vertigineux que Ray Kurzweil, anticipant ces courbes exponentielles, en vient à imaginer son point de « singularité » quelque part aux alentours de 2045. Mais rien n’est moins sûr, car il faudrait pour cela, d’une part, soutenir le rythme ; d’autre part, dépasser les applications purement « calculatoires » ou « statistiques » – comme les interprétations en médecine, les échecs, la traduction automatique, ou la voiture sans pilote – qui sont à notre portée ou déjà là, et réussir à comprendre la complexité du vivant pour parvenir à créer une conscience ou un sentiment poétique, voire à télécharger un cerveau humain sur un ordinateur. Si le développement de la biologie de synthèse progresse à grands pas, nous balbutions encore dans la compréhension de très nombreux mécanismes du vivant.
Retour à la, probable, réalité
Dans tous les cas, le chemin vers le monde « rêvé » sera long et coûteux. D’abord pour les entreprises, qui ont et auront besoin, pour amortir les capitaux engagés et rémunérer leurs salariés et leurs actionnaires, de rendre les innovations solvables dans un délai raisonnable. Ainsi, pour financer les colossaux investissements que nécessiteront les recherches et développements, multiples et incertains, sur l’homme « augmenté » du futur, il leur faudra trouver au fur et à mesure des marchés concrets, capables d’engager des dépenses importantes sans retour sur investissement rapide et d’assurer des crédits de manière stable et durable. Les applications militaires offrent donc un débouché tout à fait naturel. Développements technologiques et activités militaires sont intimement liés, au moins depuis l’invention de la hache de cuivre, et il est certain que les premières applications de l’homme « augmenté » sont et seront financées et testées pour fabriquer les « fantassins du futur ».
Chemin long et coûteux, surtout, pour la planète, car tous ces développements seront loin d’être neutres, tant en raison de la consommation de ressources que des déchets générés. L’appel accru à des ressources rares accentuera la pression minière sur les écosystèmes et le volume de déchets électroniques deviendra ingérable. Il l’est déjà, en réalité, puisqu’une grande partie des 42 millions de tonnes générées en 2014, selon l’estimation des Nations unies, n’est pas traitée dans des filières spécifiques et termine en incinération ou en décharge. Même triés, nombre de ces déchets sont exportés comme matériel d’occasion – pour circonvenir à la convention de Bâle – et terminent dans les circuits informels de recyclage, au Ghana, en Inde ou en Chine, provoquant la pollution irréversible des sols et des nappes phréatiques. Les « solutions » aux désordres environnementaux à base d’alternatives technologiques doivent être sérieusement examinées si l’on veut éviter qu’elles ne deviennent véritablement dévastatrices ; sans quoi on risque de continuer à saccager la biosphère tout en rêvant d’exoplanètes inaccessibles.
Enfin, rien ne dit que les technologies développées seront accessibles à tous. Les télécommunications nous donnent un bien mauvais exemple en nous laissant croire que les progrès sont toujours généralisables, physiquement et économiquement. Mais seul un faible pourcentage de la population mondiale peut prendre l’avion, plusieurs décennies après sa « démocratisation », tandis que nombreux sont ceux qui en subissent les nuisances – directes, sous les trajectoires d’aéroport, ou indirectes, dans les zones pétrolifères. Ivan Illich [31] a bien montré comment la construction d’une autoroute ou d’une ligne à grande vitesse faisait gagner du temps aux uns – les utilisateurs – et en perdre aux autres – ceux qui doivent contourner les infrastructures.
Demain, seras-tu un Homme, mon fils ?
Une autre question se pose désormais : celle de l’impact cognitif et social des nouvelles technologies. « Demain, seras-tu un Homme, mon fils ? », pourrait s’interroger à nouveaux frais un Kipling prônant la tempérance et la vertu. Il est indéniable en effet que tout ce qui nous fait ou nous faisait Hommes – à savoir ce qui nous entoure, car l’Homme est un animal social qui se construit dans l’altérité – la nature, la ville à échelle humaine, les relations familiales et sociales, les systèmes de valeurs, la transmission du savoir, etc., est bousculé, transformé, remis en question et parfois balayé par les évolutions technologiques. Ces évolutions se produisent plus ou moins rapidement, mais souvent en moins d’une génération, et sont accentuées par le phénomène de « shifting baseline », c’est-à-dire l’incapacité à transmettre à la génération suivante, de manière suffisamment détaillée, précise, réelle, en un mot vécue, la réalité du monde tel qu’il était. C’est ainsi que la dégradation de l’environnement ne devient pas forcément plus palpable avec le temps qui passe, car on oublie « collectivement » et on ne perçoit qu’imparfaitement, par exemple, la chute drastique du nombre d’insectes ou d’oiseaux. De même, nous sommes aujourd’hui incapables d’appréhender l’impact réel des technologies car nous n’avons pas le recul nécessaire – nous ne savons pas, par exemple, ce que produit l’omniprésence des écrans sur les plus jeunes depuis la généralisation des tablettes électroniques – et, si l’on projette sur les trente prochaines années l’accélération technique et sociale exponentielle des trente dernières années, nous ne pouvons même pas garantir le maintien du fonctionnement actuel de nos sociétés.
Comme la science-fiction n’a cessé de l’exprimer, et comme le renouveau des mouvements technocritiques et certaines personnalités éminentes nous le rappellent, le danger technologique existe bel et bien. Mais il est probablement moins à chercher du côté de Terminator – la prise de contrôle par les machines et l’intelligence artificielle – ou de Matrix – la confusion du virtuel et du réel – que du côté de Mad Max ou de Waterworld – désastre environnemental et pénurie généralisée – ou, surtout, du Meilleur des Mondes – eugénisme et humanité heureuse, mais aux rêves désespérément étroits. La fin de l’humanité à redouter, ce n’est peut-être pas la fin des Hommes, mais d’une bonne partie de ce qui nous a jusqu’ici constitués comme êtres humains.
Les promesses technologiques, toujours plus nombreuses et extraordinaires, continueront donc à occuper l’espace médiatique. Et il est d’ailleurs à craindre que plus l’environnement se dégradera, plus les tensions sociales seront exacerbées, et plus les annonces d’un monde meilleur se succéderont, un phénomène bien décrit par Bertrand Méheust dans La Politique de l’oxymore [32] La dissonance cognitive, cet état de tension provoqué par des « connaissances, opinions ou croyances incompatibles entre elles [33]», ne fait que commencer, et il y a fort à parier que l’utopie, désormais confinée au domaine techno-scientifique, flattant nos plus bas instincts, débarrassée de toute considération éthique, de toute dimension humaniste et politique, de toute réflexion sociale, de toute puissance subversive, de toute potentialité de révolte, une utopie « prête-à-consommer » enchâssée dans notre système technicien, va connaître un long crépuscule.
Notes
[1] J. Rifkin, La Troisième Révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, Les liens qui libèrent, Paris, 2012
[2] J.-P. Luminet, entretien, Futura-Sciences, 22 janvier 2013, Futura-sciences.com.
[3] Hors-série La Vie-Le Monde, « L’histoire des inventions : jusqu’où irons-nous ? », 2015.
[4] Roland Berger/Strategy Consultants, « Les classes moyennes face à la transformation digitale », 2014, rolandberger.fr.
[5] E. Drexler, Engins de création. L’avènement des nanotechnologies, Vuibert, Paris, 2005.
[6] L. Alexandre, La Mort de la mort. Comment la technomédecine va bouleverser l’humanité, Jean-Claude Lattès, Paris, 2011.
[7] R. Kurzweil, Humanité 2.0. La bible du changement, M21, Paris, 2007; titre original : The Singularity is Near. When Humans transcend Biology.
[8] J. de Rosnay, « Intelligence artificielle : le transhumanisme est narcissique. Visons l’hyperhumanisme », tribune publiée sur le site du Nouvel Observateur le 26 avril 2015.
[9] K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, Paris, 1983.
[10] L. Mumford, Le Mythe de la machine, 2 vol., Fayard, Paris, 1967-1970.
[11] G. Anders, L’Obsolescence de l’homme, Encyclopédie des nuisances, Paris, 2002.
[12] J. Ellul, La Technique ou l’enjeu du siècle, Armand Colin, Paris, 1954.
[13] E. F. Schumacher, Small is Beautiful. Une société à la mesure de l’homme, Contretemps/Le Seuil, Paris, 1978.
[14] I. Illich, La Convivialité, Le Seuil, Paris, 1973.
[15] De Nedd Ludd, légendaire ?, ouvrier militant anglais, leader de la contestation contre l’introduction de machines dans l’industrie cotonnière fin du XVIIIe-début du XIXe siècle. Voir F. Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte, Paris, 2014.
[16] J. Tainter, The Collapse of Modern Societies, Cambridge University Press, 1988.
[17] Voir, par exemple, les travaux du collectif Pièces et Main-d’œuvre : piecesetmaindœuvre.com.
[18] T. More, Utopia, 1516.
[19] W. Reade, The Martyrdom of Man, 1872. Traduction de l’auteur.
[20] M. Ragon, Où vivrons-nous demain ?, Robert Laffont, Paris, 1963
[21] P. Rousseau, Histoire de l’avenir, Hachette, Paris, 1959.
[22] H. Rosa, Accélération, La Découverte, Paris, 2010.
[23] A. Williams et N. Srnicek, « Manifeste accélérationniste », Multitudes, n° 56.
[24] Rédigé par quelques scientifiques du controversé Breakthrough Institute. Voir ecomodernism.org.
[25] L. Boltanski et E. Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.
[26] M. Serres, Petite Poucette, Le Pommier, Paris, 2012.
[27] A. Gras, Fragilité de la puissance. Se libérer de l’emprise technologique, Fayard, Paris, 2003.
[28] P. Bihouix, L’Âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, Le Seuil, Paris, 2014.
[29] Rapport de l’Agence internationale de l’énergie, « More Data, Less Energy », 2014.
[30] J. Rifkin, La Nouvelle Société du coût marginal zéro. L’Internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2014.
[31] I. Illich, Énergie et équité, Le Seuil, Paris, 1973.
[32] B. Méheust, La Politique de l’oxymore, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2009.
[33] L. Festinger, H. Riecken et S. Schachter, L’Échec d’une prophétie, PUF, Paris, 1993 [1956].
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