Est-ce que mes fins de mois seraient moins difficiles avec moins de fonctionnaires?

"Dans un monde où les inégalités de revenus primaires s'accroissent dans des proportions démesurées, les riches exigent et obtiennent que leurs impôts diminuent. Ils veulent toujours moins d’État, toujours moins de fonctionnaires. Nous n'avons plus affaire à une logique d'efficacité économique, mais à une dynamique de pouvoir. Ce glissement inquiétant, de la recherche du profit à celle du pouvoir, traduit la mutation du capitalisme, passé par étape du stade industriel au stade financier."
   Emmanuel Todd , Après la démocratie, 2008, page 223

 

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160 Md€ d’externalisation par an : comment la puissance publique sape sa capacité d’agir


Nos services publics
2021/04

   Le recours à l’externalisation, soit le fait de confier à un acteur privé la réalisation de tout ou partie de l’action publique, est souvent présenté comme une façon d’adapter les services publics aux besoins et contraintes du XXIe siècle. Il ne s’agit pourtant pas d’une tendance nouvelle : le recours à des entreprises privées pour exécuter certaines missions existe dès le XVIIe siècle et a donné naissance à la riche histoire française des concessions et délégations de service public. Ce mouvement a connu une accélération récente, que l’on peut dater du milieu des années 1990. Ses traductions juridiques sont désormais variées - délégations de service public et marchés de prestations en constituent la majeure partie - et le recours à l’externalisation peut aujourd’hui être estimé à 160 Md€ par an, soit l’équivalent du quart du budget de l’Etat. Loin d’être anecdotique, ou cantonnée à des débats entre experts sur les modalités techniques de l’action publique, le recours désormais massif à l’externalisation soulève des questionnements qui mettent en jeu la capacité de la puissance publique à agir au quotidien et à prendre ses décisions de manière souveraine.


 


1. Une politique d’externalisation massive qui s’inscrit dans une accélération récente du recours au secteur privé
  L’intervention du secteur privé dans les missions assumées par la puissance publique a longtemps été cantonnée à la construction des infrastructures nécessitant un apport important de capitaux : canaux de navigation au XVIIe siècle, puis chemins de fer, éclairage public ou encore alimentation en eau potable. Après les inflexions des années 1930-1950 puis du début des années 1980, qui ont conduit à des nationalisations d’entreprises notamment dans les secteurs de l’énergie et des transports, les années 1990 et 2000 connaissent une accélération du recours à la sous-traitance. Y prospère un discours relatif à la « réforme de l’Etat » qui vise à redéfinir les périmètres respectifs de l’action publique et de l’initiative privée et conduit à imposer un cadre intellectuel nouveau, dans le prolongement des réformes menées notamment au Royaume-Uni par le gouvernement de Margaret Thatcher. À travers la circulaire Juppé du 26 juillet 1995 relative à la réforme de l’Etat et des services publics, les stratégies ministérielles de réforme de 2002-2003, la révision générale des politiques publiques (RGPP) entre 2007 et 2012, la modernisation de l’action publique (MAP) sous François Hollande, ou encore le projet Action publique 2022 lancé en 2018, les gouvernements successifs ont poursuivi des lignes directrices largement communes, dans un cadre de réduction de l’emploi public.

2. Une externalisation en partie subie : emploi public en baisse, contraintes juridiques croissantes et évolution du contexte institutionnel
  Outre des choix politiques d’externalisation parfois assumés, ce contexte d’austérité budgétaire va imposer une pression croissante sur les opérateurs publics pour déléguer une fraction de leur activité au secteur privé.
  La première de ces contraintes résulte de l’instauration du plafond d’emplois en « équivalent temps plein » lors de l’entrée en vigueur de la loi organique relative aux finances publiques (LOLF) en 2006. Les organismes publics se voient désormais assigner, en plus de l’exigence de tenir leurs contraintes budgétaires, l’obligation de le faire sans dépasser un certain nombre d’agents. Résultat : entre 2006 et 2018, la fonction publique d’État a perdu 180 000 agents. Ces réductions d’effectifs sans réduction des missions ont mécaniquement obligé les gestionnaires publics à trouver à l’extérieur des services publics les ressources humaines qu’ils avaient l’interdiction de recruter en interne. La même logique est à l’œuvre avec la norme dite de « fongibilité asymétrique des crédits », également entrée en vigueur avec la LOLF. Ces deux mouvements conduisent à un résultat paradoxal : en compensant ces « restitutions d’emplois » par le recours à des prestataires parfois bien plus onéreux, on réduit fréquemment la qualité du service public tout en dégradant les finances publiques, comme le montrent les exemples de la Société du Grand Paris jusqu’en 2018 ou de nombre de partenariats dits « public-privé ». 

 

 




  La deuxième contrainte imposée aux gestionnaires publics provient du développement du droit de la concurrence dans le cadre européen. Alors que les réformes du droit de la concurrence des années 1990 avaient principalement pour objet de mettre un terme à la corruption politico-financière associée à l’attribution de marchés publics à des entreprises privées, les évolutions les plus récentes ont eu pour effet de soumettre au droit de la concurrence un nombre croissant d’acteurs, y compris publics ou semi-publics, au travers de l’encadrement de la contractualisation dite in house. Ainsi, dans le secteur local, de nombreuses sociétés d’économie mixte se retrouvent écartées des relations avec les autorités publiques locales, au profit d’acteurs privés, quand bien même leur action aurait permis de limiter les coûts de transaction ou d’ancrer l’action locale dans la durée.
  Enfin, l’évolution du cadre institutionnel et les nouveaux terrains investis par la gestion publique ont conduit à un renforcement du recours à des prestataires privés. 

 

 

 


  Ainsi, les mouvements de décentralisation de l’action publique de 2003 ou 2015, dans un contexte de démantèlement des capacités de conseil et d’accompagnement de l’Etat déconcentré, a conduit à renvoyer aux collectivités des tâches de conception des politiques publiques sans qu’elles en aient les moyens. On retrouve cet émiettement d’acteurs dans le secteur des universités (2007) et des hôpitaux (2009), cette fois essentiellement sur le plan de la gestion interne. Certaines politiques, où la puissance publique compense son désengagement par une activité de simple supervision, se traduisent par une sous-traitance de fait de secteurs d’activité entiers. C’est le cas par exemple de la certification : des organismes privés sont accrédités par une instance nationale pour avoir eux-mêmes le droit de délivrer des certificats ou labels publics, certiphytos, agriculture biologique, qualiopi.... Prestataires publics de fait, sans pour autant disposer du moindre contrat de prestation avec la puissance publique, ces organismes certificateurs disposent d’un poids d’autant plus important que la puissance publique est
dépossédée de la connaissance fine du métier.

3. Un affaiblissement pérenne des savoir-faire et capacités d’action publique
  Le discours entourant le recours croissant à l’externalisation dans les services publics se pare de toutes les vertus de la « bonne gestion » : une meilleure qualité, une plus grande flexibilité et un coût moindre. La pratique est fréquemment bien éloignée de cette théorie : surcoûts, rigidités et méconnaissance du secteur public sont trop souvent au rendez-vous, cf. encadré. Si l’externalisation peut ponctuellement constituer un recours opportun, elle devrait relever d’une réflexion stratégique au cas par cas, plutôt que de la quasi-automaticité actuelle.
  Mais ce qui constitue sans doute la première des difficultés de l’externalisation aujourd’hui massive dans les services publics, c’est que le recours à des prestataires externes entraîne une perte problématique de savoir-faire de la puissance publique, incapable de mettre en œuvre de façon autonome nombre de ses politiques publiques. C’est tout un patrimoine immatériel des services publics, de compétences métier, de savoir-faire organisationnel voire de réflexion stratégique, qui est fragilisé. Le cas du récent marché conclu avec des cabinets de conseil pour mettre en œuvre la stratégie nationale de vaccination contre le Covid-19 l’illustre bien, au moment même où dis-poser d’une administration de la santé robuste était le plus nécessaire. Le champ du numérique, toutes administrations confondues, est également un exemple frappant des fragilités publiques structurelles pour lesquelles le recours à l’externalisation ne constitue qu’un palliatif de très court terme, qui contribue, en retour, à cette fragilisation structurelle.
   Face au discours récurrent du « recentrage sur le cœur de métier » des administrations, il apparaît enfin nécessaire d’interroger le « coût complet » de l’externalisation sur la société : quel bilan social du recours à des prestataires privés lorsque ces prestataires, pour comprimer les coûts au maximum, multiplient les contrats courts ou à temps très partiel ? Alors que l’Etat se prévaut de manière croissante d’une vigilance sur les clauses « sociales » ou « environnementales » de ses marchés publics, il convient de rappeler que celles-ci sont fortement contraintes, ne peuvent être édictées que dans la mesure où elles restent « strictement en lien » avec l’objet du marché et que leur vérification est loin d’être rigoureuse ou systématique. Historiquement précurseur dans l’amélioration des conditions de travail ou de protection sociale de ses agents, l’Etat externalisateur semble aujourd’hui avoir renoncé à
tenir compte des conséquences sociales de sa sous-traitance...

Redonner à la puissance publique les moyens de ses missions
   L’action publique se retrouve aujourd’hui dans une impasse : le recours à l’externalisation est devenu une nécessité plutôt qu’un choix stratégique, et le service public se retrouve contraint à l’émiettement, contrôlé de façon de plus en plus approximative par une puissance publique qui n’en a plus ni les moyens humains, ni le savoir-faire. Notre note propose des éléments de réponse à trois niveaux distincts mais complémentaires. Le premier consiste en un guide pour la réflexion des managers publics, au travers de cinq questions préalables à un choix stratégique d’externalisation. Le deuxième consiste en l’identification des normes dont la modification devrait être entreprise afin de pouvoir procéder à la réinternalisation progressive des fonctions les plus stratégiques parmi celles aujourd’hui sous-traitées. Le troisième questionnement s’adresse à notre société dans son ensemble : souhaitons-nous conserver la capacité à agir du service public ? Si la réponse est positive, alors il est temps de modifier les contraintes budgétaires, juridiques ou institutionnelles qui l’entravent et le poussent à confier une part toujours croissante de ses missions au secteur privé.
































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