" Les communs proposent un nouveau modèle social et économique "

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Propos recueillis par Anne-Lise, Guillaume et Sonia
Dessins : Benoît Perroud
lun, 01/08/2016



Importance de bien définir les concepts, prévalence de l'intérêt général sur la propriété privée, perspective de changement radical... Christian Laval et David Bollier, deux penseurs des communs, nous expliquent la vision qu'ils en ont.

Comment peut-on définir les biens communs ou le principe du commun ?
David Bollier : Les communs sont un système social qui maintient et gère les ressources d’une communauté. Un commun, c’est donc l’addition d’une ressource, d’une collectivité et des règles et valeurs qu’elle s’est fixé pour maintenir et gérer cette ressource. Les exemples les plus classiques sont l’eau ou les terres chez certaines communautés indigènes, les logiciels libres, l’encyclopédie collaborative Wikipédia… Les communs proposent un nouveau modèle social et économique, ce qui est parfois un peu dur à comprendre car nous n’avons pas encore les mots pour en parler. C’est un peu comme lorsque dans les années 50-60, les gens se demandaient ce qu’était l’écologie. Je crois que les communs essaient d’introduire un nouveau vocabulaire, des concepts et des logiques différents du système de marché qui prévaut.

Christian Laval : Ce que nous appelons principe du commun est un principe d’institution fondé sur le droit d’usage collectif et les pratiques démocratiques et collectives. Mais il faut clarifier la notion de commun, qui est utilisée selon des sens différents. Une des confusions principales consiste à traduire l’anglais « commons » par le français « biens communs », qui renvoient, dans la tradition juridique la plus ancienne en Occident, à la catégorie romaine de res communis, de chose commune. Aujourd’hui, la science économique qualifie de « biens communs » un certain nombre de choses qui seraient par nature communes, au motif qu’elles seraient techniquement inappropriables.
Lorsque l’on parle de « commons », que nous traduisons plus exactement par « communs », on parle plutôt de l’ensemble des pratiques collectives d’une communauté déterminée, de règles d’organisation et d’exploitation de ressources considérées collectivement comme des ressources communes. Ce sont des pratiques très anciennes, et que l’on retrouve dans de nombreuses sociétés : ce sont par exemple les usages des forêts, des chemins, des étangs, des pâturages, etc. qui sont régis par un droit coutumier et gouvernés collectivement pour permettre à une communauté villageoise de survivre. Ce qui est commun, c’est ce qu’une collectivité rend commun par ses pratiques et ses usages.

David, vous mentionnez souvent les commoners dans vos écrits. Qui sont-ils et ont-ils conscience d’en être ?
D.B. : Dans la vie quotidienne, les gens parlent de citoyens ou de consommateurs pour définir les rôles qu’ils jouent dans la société. Les commoners ne se contentent pas d’acheter des choses, ils s’approvisionnent et réfléchissent en tant que groupe, que ce soit par l’intermédiaire de coopératives, de terres gérées collectivement ou de communautés en ligne par exemple…. Un commoner participe activement à répondre à ses besoins et il a des attentes différentes : il revendique l’égalité et le droit de participer à la gestion de certaines ressources, il recherche aussi la transparence des processus. Il a des responsabilités et des droits. Le terme citoyen est proche, mais alors que la plupart des citoyens se concentrent sur l’État et les hommes politiques pour répondre à leurs besoins, un commoner essaye de le faire plus directement et de manière socialement conviviale.

Y a-t-il des parties du monde où les communs sont plus développés ?
D.B. : Aucun commun n’existe par lui-même, c’est-à-dire sans contexte historique, culturel et politique. Certaines parties du monde sont plus hostiles aux communs que d’autres. Par exemple, dans les pays soi-disant riches, industrialisés et développés, l’État est très jaloux de son autorité et veut avoir le contrôle sur ce qui est fait. Dans de nombreuses communautés rurales plus pauvres, dans les soi-disant pays en voie de développement, l’État est très faible et n’a pas tant d’autorité, de pouvoir ou de ressources. Les gens doivent mettre au point leur propre système pour répondre à leurs besoins. Historiquement, les communs ont plus de durabilité que l’État ou même que le marché. Ces derniers ont des coûts énormes, alors que les communs tendent à une organisation des choses plus légère, plus accessible et plus juste.



Pourquoi, dans le vocabulaire des communs, *parle-t-on d’« enclosure » et pas de privatisation ?
D.B. : Le mouvement des enclosures, particulièrement développé aux XVIe et XVIIIe siècle, est un épisode marquant de l’histoire anglaise au cours duquel les forêts, les prairies, les zones de pêches ont été confisquées par les possédants qui voulaient utiliser ces ressources pour s’enrichir avec ces marchés émergents. Les ressources partagées, que tout un groupe de personnes possédaient et contrôlaient, et dont ils avaient besoin pour leur survie, ont ainsi été confisquées. On confisque les biens des gens et on présume que cela va améliorer le monde, alors que cela ne profite souvent qu’aux investisseurs privés… Parler d’enclosure, c’est donc commencer à critiquer l’attitude du marché et être capable de pointer du doigt son dysfonctionnement, c’est remettre en cause le fait que les échanges monétaires ou financiers apportent nécessairement progrès et développement humain.
Le terme d’enclosure met en avant cette dépossession, contrairement à celui de privatisation, dont l’antidote est plus de contrôle par le gouvernement, ce qui n’est pas non plus la solution.

Quelles sont ces nouvelles enclosures ?
D.B. : Le désir toujours plus important du marché et du capital de continuer à amasser des gains, combiné au développement de la technologie nous amènent maintenant à un brevetage de la génétique et des formes de vie. Un cinquième du génome humain est aujourd’hui breveté, comme des nanomatériaux artificiels ainsi que des mots et des phrases qui deviennent des marques déposées. Il y a des sons sous droit d’auteur, etc. Des gens réclament une propriété sur des choses qui étaient historiquement partagées ou simplement héritées des générations précédentes. Parler de nouvelles enclosures, c’est parler de l’agenda néolibéral qui s’approprie tout, pour une accumulation du capital par la classe dominante.



Comment s’approprier cette notion du commun, sans se la faire confisquer ?
C.L. : Il ne suffit pas simplement de créer des petits isolats, des petites expériences dispersées, qui risquent de se faire laminer, écraser, absorber par quelques géants du capitalisme. Comment relier toutes ces expériences qui au départ ne semblaient n’avoir aucun rapport ? Et finalement, comment renouveler l’imaginaire social et politique et redonner l’idée et l’envie à une collectivité humaine de vivre autrement ?
Ce qui se passe depuis quinze ou vingt ans autour des communs, c’est justement la possibilité de relier ces pratiques très différentes, très hétérogènes, comme la gestion municipale de l’eau et les pratiques des encyclopédies collaboratives par exemple. Le fait de les désigner par des mots semblables, de les inscrire dans un champ lexical et conceptuel homogène, permet de les relier et de dégager ce qu’elles ont en commun justement. Je pense que c’est ce qui est en train de se faire, quand on observe le développement des Alternatiba ou des festivals des communs depuis quelque temps.
Des gens aux pratiques différentes en apparence se reconnaissent comme des acteurs du commun, ils développent des références communes qui constituent peu à peu une signification sociale cohérente. Les acteurs du commun, par leurs expériences, alimenteront ce nouvel imaginaire dont nous n’avons pas toutes les clés et bien heureusement pas le programme précis.



Le principe du commun commence à intéresser les logiques capitalistes ; peut-il s’accaparer cette notion ?
C.L. : C’est un danger. Le commun n’est ni une chose ni une condition, c’est un terrain de lutte. Le système capitaliste a une faculté de dénaturation, d’absorption et de recyclage considérable. On le voit bien avec une partie de l’économie de type « collaborative » et autre « uberisation ». Certains ont compris l’intérêt qu’il y avait à exploiter la mise en commun, l’envie de partager, le bénévolat. Les grandes entreprises créent des communautés d’usagers ou de consommateurs pour en tirer des avis, des opinions, des suggestions, des améliorations techniques. C’est ce que nous appelons les « pseudo-communs du capital ». Le capital est capable d’organiser des formes de coopération et de partage à son profit. Ce qui est d’une certaine façon la preuve indirecte et paradoxale de la fécondité du commun, de sa capacité créatrice et productive. C’est un peu la même chose qui avait permis le décollage industriel au XIXe siècle, quand le capitalisme a organisé la coopération ouvrière dans les usines et l’a exploitée à son profit.



L’un des fondements des communs repose sur la prévalence de l’intérêt général sur la propriété privée. Propriété privée et commun peuvent-ils cohabiter ?
C.L. : Le droit de propriété est le principe qui domine notre organisation sociale et économique. Il y a bien eu quelques corrections ou limites apportées depuis le XIXe siècle mais le droit de propriété demeure le socle de notre monde capitaliste. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, un certain nombre de philosophes ont pensé que le droit de propriété était le moyen de liberté, répondant à un droit naturel inaliénable, et qu’il était aussi la condition absolue de la prospérité. Aujourd’hui, le principe de la propriété privée est clairement devenu un non-sens, une irrationalité, il est même devenu la principale menace pour les sociétés et pour l’humanité. Dans la mesure où la propriété autorise l’exploitation sans limites des ressources naturelles, elle remet en cause les conditions mêmes de survie sur la planète.
La question des limites à apporter au droit de propriété est redevenue centrale. Elle a été posée une première fois par le socialisme, pour ce qui est des moyens de production. Elle est posée aujourd’hui de façon encore plus générale. Ce que nous essayons de dégager, c’est un principe politique, le principe du commun, qui permet d’envisager l’organisation d’une société qui ne serait plus fondée sur la concurrence généralisée, l’appropriation privée des ressources ou la destruction de l’environnement. La révolution qu’il faut entamer doit consister à faire passer l’usage collectif, réglé et limité, des ressources avant l’appropriation illimitée des ressources. Il ne s’agit pas de supprimer la propriété privée, mais de la limiter, de la subordonner aux impératifs sociaux et écologiques : c’est le point essentiel. Faire en sorte que le principe de l’inappropriable surpasse celui de l’appropriable.

D.B. : Je pense que les principes de propriété privée et l’État vont devoir être changés de manière significative. Le fondement de la propriété privée commence à être remis en cause, certains commencent à imaginer la propriété privée en se basant sur ce que la communauté sociale considère comme légitime et fonctionnel, sur le besoin des gens. Les écosystèmes et l’environnement commencent à nous montrer que le droit de propriété tel qu’il a été établi est dangereux pour la terre et ne peut être durable. Nous ne pouvons pas avoir des droits de propriété privée qui ne prennent pas en compte l’impact sur l’atmosphère, les océans… Dans la communauté internet, la notion de propriété intellectuelle est déjà remise en cause. La loi est en train d’être modifiée, car les gens commencent à utiliser la désobéissance civile pour protester contre les normes actuelles.


On parle beaucoup des initiatives locales, mais comment peut-on gérer les ressources à plus grande échelle ?
D.B. : C’est un défi considérable, surtout qu’avec le changement climatique, nous n’avons pas beaucoup de temps. Les institutions actuelles, que ce soit les États-nations ou les organisations intergouvernementales comme les Nations-Unies, sont structurellement incapables de faire face à la complexité de nos problèmes. Elles ne vont pas réussir à répondre à la légitimité et à l’aspiration démocratique des gens. Nous avons donc besoin d’inventer une sorte de nouvelle superstructure afin de pouvoir nous occuper de ces ressources à grande échelle, que ce soit les océans, l’eau ou l’atmosphère. On va avoir besoin de l’émergence d’une gouvernance en réseau, comme celle que nous voyons dans le monde du numérique, où l'on a désormais une communauté fédérée de gens qui partagent les valeurs de l’open source sans gouvernement ou administration, et sans contrôle du marché par des investisseurs. Je pense que c’est un archétype de ce dont nous avons besoin globalement. L’important c’est d’avoir un réseau qui vienne d’en bas et qui serait la source de la légitimité morale, de l’innovation et des nouvelles idées.

C.L. : Toute une série de questions se posent en effet, qui sont à la fois urgentes et inédites. Qu’implique dans la pratique le fait de décider que le climat doit être institué comme un commun ? Quels sont les niveaux qui doivent participer à son organisation ? Est-ce nécessairement des États qui doivent prendre ce gouvernement collectif mondial du climat en charge ? Quels rôles pour les villes, les régions, les départements ? Comment une commune peut-elle être impliquée dans un gouvernement mondial du commun comme le climat ? En posant ces questions, on voit bien qu’on ne peut plus raisonner seulement en termes d’États nationaux, d’autant que ces États sont en rivalité les uns avec les autres. Chacun d’eux défend ses prérogatives, sa souveraineté, l’intérêt de ses grandes entreprises ou de ses banques, aux dépens des autres. Ils sont en lutte les uns avec les autres sur cette grande question du climat, mais aussi sur celle de la faim dans le monde, de la guerre, de la finance, etc. On le voit, l’actuelle organisation politique de l’humanité ne correspond pas aux besoins les plus urgents, car elle n’est pas fondée sur la coopération, mais sur la concurrence. Notre problème aujourd’hui est de fonder des institutions mondiales qui seraient organisées pour la coopération.



Vous évoquez le principe fédératif pour organiser politiquement la chose ...
C.L. : Nous pensons que le principe fédératif va de pair avec cet impératif de participation démocratique. Pour nous, l’idée la plus intéressante et la plus féconde théoriquement est celle de la double fédération inventée par Proudhon au XIXe_siècle. Des territoires, des communes, des cantons, des régions, des pays ou des continents formeraient des fédérations qui n’aboliraient jamais le niveau inférieur et seraient organisées sur le principe d’une mise en commun de services et de décisions à tous les étages. Proudhon imagine une fédération socio-économique parallèle à la fédération territoriale. Elle concerne l’organisation de la production des ressources dont une communauté a besoin, avec une fédération des producteurs organisés en commun de production. Nous n’avons pas encore trouvé mieux pour imaginer une possible réorganisation des sociétés.



Pensez-vous que les communs puissent être la prochaine révolution ?
D.B. : C’est un peu grandiloquent ! Je suis plus un esprit pratique qu'un idéologue intellectuel. Bien sûr j’espère que cela aura un grand impact. Je pense que l’histoire de l’humanité est basée sur la coopération et que l’idéologie du soi-disant marché libre est une aberration. D’une certaine manière, on se reconnecte avec cette humanité en essayant de trouver de nouvelles formes de coopération. L’idée qu’un individu puisse être totalement isolé, tout comme le mythe du « self-made-man » est culturellement, socialement, émotionnellement et bio physiquement absurde. Mais je ne veux pas être mal compris ou caricaturé : il y a beaucoup de places pour les initiatives personnelles dans les communs, mais dans le contexte du collectif et non dans celui de l’hyperindividualisme d’aujourd’hui.

C.L. : Il nous importe de penser à nouveau en termes de rupture, donc de révolution, sans avoir peur du terme. Il s’agit de moments extrêmement rares dans l’histoire, mais qui ont des effets de longue durée. Une nouvelle société ne s’invente pas à partir de rien, mais à partir de ce qui a déjà été mis en pratique et expérimenté. Il me semble que l’on peut commencer à imaginer une autre société à partir des institutions des communs actuels ou ceux qui sont en train de se développer. Rien ne doit nous empêcher de penser qu’un hôpital, une école, n’importe quel service public ou ressource naturelle, puissent fonctionner avec la dimension du commun : faire passer l’usage avant la propriété et introduire des structurations démocratiques en son sein.
Dans l’histoire, les grandes révolutions se sont réalisées à partir d’expériences fondées sur un certain nombre d’idées communes. Isolées au départ, elles ont fini par coaguler ensemble. Aussi microscopiques et disséminées soient-elles, ces expériences peuvent être à un moment donné des germes, qui entraînent des processus de beaucoup plus grande ampleur. On peut dire que les urgences climatiques, économiques, financières, sociales, les déséquilibres énormes du monde pourraient être des causes accélératrices.
On peut ainsi imaginer un moment où ce nouvel imaginaire aboutira à une remise en question des institutions politiques centrales. C’est ce qu’on appelle une révolution, qui est par définition imprévisible, indécrétable et non programmable. J’ajouterai que rien ne nous assure que cette révolution aura lieu, car il n’y a aucune nécessité historique, aucune loi qui doit nous conduire à une société basée sur les communs.


Cet article est l'introduction de notre dossier sur "La révolution des communs", dont voici le sommaire :

- " Les communs proposent un nouveau modèle social et économique", entretien avec David Bollier et Christian Laval

- La Guerre des Demoiselles, histoire d'une guérilla urbaine

- Opération libre au village

- Numérique : le nouveau monde des communs

- Beau commun camion !

Ce dossier a été initialement publié dans le numéro 10. Vous pouvez commander votre numéro (4 €) ou vous abonner (15 €) sur cette page.

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