éditeur: Encyclopédie Des Nuisances Eds
Extraits:
Précisions linéaires
L’extinction finale vers laquelle nous entraîne la perpétuation de la société industrielle est devenue en très peu d’années notre avenir officiel. Qu’elle soit considérée sous l’angle de la pénurie énergétique, du dérèglement climatique, de la démographie, des mouvements de populations, de l’empoisonnement ou de la stérilisation du milieu, de l’ artificialisation des êtres vivants, sous tous ceux-là à la fois ou sous d’autres encore, car les rubriques du catastrophisme ne manquent pas, la réalité du désastre en cours, ou du moins des risques et des dangers que comportent le cours des choses, n’est plus seulement admise du bout des lèvres, elle est désormais détaillée en permanence par les propagandes étatiques et médiatiques.
Ces éloquentes mises en garde, quand elles en arrivent au chapitre des réponses à apporter devant des menaces si pressantes, s’adressent en général à «l’humanité» pour la conjurer de «changer radicalement ses aspirations et son mode de vie» avant qu’il ne soit trop tard. On aura remarqué que ces injonctions s’adressent en fait, si l’on veut bien traduire leur pathos moralisant en un langage un peu moins éthéré, aux dirigeants des États, aux institutions internationales, ou encore à un hypothétique «gouvernement mondial» qu’imposeraient les circonstances. Car la société de masse (c’est-à-dire ceux qu’elle a intégralement formés, quelles que soient leurs illusions là-dessus) ne pose jamais les problèmes qu’elle prétend «gérer» que dans les termes qui font de son maintien une condition sine qua non.
En quelques années, le parallèle entre l’effondrement du milieu vital qui eut lieu autrefois sur l' Île de Pâques et celui en cours à l’échelle de la planète s’est imposé comme un parfait résumé de notre condition historique. L’épuisement de cet écosystème insulaire serait en effet dû à la poursuite insensée d’un productivisme particulier : il s’agissait dans ce cas d’ériger les sinistres statues que l’on sait, symboles d’une désolation qu’elles annonçaient par leur facture —tout à fait comme l’esthétique monumentale des mégalopoles d’aujourd’hui.
Il y avait de l’histoire, il n’y a plus qu’une gestion raisonnée des «ressources». Convenablement modélisé, avec tous les paramètres requis, le devenir historique se réduit à un résultat calculable, et ce, merveilleuse coïncidence, au moment où justement les experts disposent d’une puissance de calcul inégalée et croissante. Le sort de l’humanité est donc scientifiquement scellé : il ne lui reste plus qu’à optimiser la maintenance de son fragile biotope terrestre. C’était le programme de l’écologie scientifique, c’est en train de devenir celui de tous les États.
La bêtise collective des techniciens de la recherche n'est pas seulement absence ou régression des aptitudes intellectuelles, elle est une prolifération de cette faculté de penser, qui la dévore avec sa propre énergie. La méchanceté et le masochisme des jeunes intellectuels est le fruit de la malignité du mal dont ils sont atteints. Dans tous les discours du catastrophisme scientifique, on perçoit distinctement une même délectation à nous détailler les contraintes implacables qui pèsent désormais sur notre survie. Les techniciens de l' «administration des choses» se bousculent pour annoncer triomphalement la mauvaise nouvelle, celle qui rend enfin oiseuse toute dispute sur le «gouvernement des hommes».
Le catastrophisme d'État n'est très ouvertement qu'une inlassable propagande pour la survie planifiée – c'est-à-dire pour une version plus autoritairement administrée de ce qui existe. C'est que l'immensité des enjeux (des «défis») et l'urgence des mesures à prendre frappent d'inanité l'idée qu'on pourrait ne serait-ce qu'alléger le poids des contraintes sociales, devenues si «naturelles».
- «L'époque n'incite pas à inventer une utopie providentielle supplémentaire pour que le monde soit meilleur. Elle oblige seulement à se plier aux impératifs du vivant pour que la planète reste viable»Jean Paul Besset (comment ne plus être progressiste...sans devenir réactionnaire, 2005).
Les impératifs du vivant valent bien, en effet, le sens de l'histoire pour justifier «la dictature des plus savants, ou de ceux qui seront réputés comme tel»; et c'est assurément faire preuve d'un certain réalisme que d'attendre de l'état d'urgence écologique, plutôt que d'une révolution, l'instauration d'un collectivisme bureaucratique cette fois performant.
Dans ces appels à se plier aux «impératifs du vivant», la liberté est systématiquement calomniée sous la figure du consommateur irresponsable, dont l'individualisme impénitent, boosté par l'hédonisme de 68, a comme on sait dévaster la planète en toute indépendance. Il n'y aurait plus d'alternative qu'entre la soumission repentante aux nouvelles directives du collectivisme écologique et le pur nihilisme; quiconque refuse de se «responsabiliser», de participer avec zèle à cette gestion citoyenne de la poubelle planétaire, démontre par là avoir le «profil» du terroriste en puissance.
La dégradation irréversible de la vie terrestre due au développement industriel a été signalée et décrite depuis plus de cinquante ans. Ceux qui détaillaient le processus, ses effets cumulatifs et les seuils de non-retour prévisibles, comptaient qu'une prise de conscience y mettrait un terme par un changement quelconque. Pour certains ce devaient être des réformes diligemment conduites par les États et leurs experts, pour d'autres ils s'agissaient surtout d'une transformation de notre mode de vie, dont la nature exacte restait en général assez vague; enfin il en y avait même pour penser que c'était plus radicalement toute l'organisation sociale existante qui devait être abattue par un changement révolutionnaire.
La détérioration des conditions de vie serait un «facteur de révolte». Force a été de constater que la connaissance toujours plus précise de cette détérioration s'intégrait sans heurts à la soumission et participait surtout de l'adaptation à de nouvelles formes de survie en milieu extrême. Il arrive encore que des communautés villageoises se soulèvent en masse pour défendre leur mode de vie contre la brutale paupérisation que leur impose le développement économique (pays «émergents»). Mais de tels soulèvements se passent du genre de connaissances et de «conscience écologique» que les ONG cherchent à leur inculquer.
Personne ne songe à considérer le catastrophisme pour ce qu'il est effectivement, à le saisir dans ce qu'il dit à la fois de la réalité présente, de ses antécédents et des réalités aggravées qu'il souhaite «anticiper».
Le plus évident portant sur le désastre en cours, et même déjà largement consommé, auquel fait écran l'image de la catastrophe hypothétique, ou aussi bien «calculé», extrapolée. Pour faire comprendre en quoi le désastre réel est bien différent de tout ce que le catastrophisme peut annoncer de pire, nous tenterons de le définir en peu de mots, ou du moins d'en spécifier un des principaux aspects : en achevant de saper toutes les bases matérielles, et pas seulement matérielles, sur lesquelles elle reposait, la société industrielle crée des conditions d'insécurité, de précarité de tout, telles que seul un surcroît d'organisation, c'est-à-dire d'asservissement à la machine sociale, peut encore faire passer cet agrégat de terrifiantes incertitudes pour un monde vivable.
Racontant ses voyages en Espagne entre 1916 et 1920, Dos Passos (né le 14 janvier 1896 à Chicago et mort le 28 septembre 1970 à Baltimore. Écrivain et peintre) rapporte les propos tenus dans un café par un «syndicaliste» tout juste évadé de prison :
«Nous sommes pris au piège de l'industrialisation, comme le reste de l'Europe. Le peuple, y compris les camarades, se laisse gagner à toute allure par la mentalité bourgeoise, Nous risquons de perdre ce que nous avons durement acquis. Si seulement nous nous étions emparés des moyens de production quand le système était encore jeune et faible, nous l'aurions développé lentement à notre profit, en rendant la machine esclave de l'homme. Chaque jour que nous laissons passer nous rend la tâche plus difficile» (Rossinante reprend la route, 1992).
Croit-on vraiment que la «transparence», si elle avait été étendue d'emblée aux millirems et aux picocuries, aux calculs des «doses maximales admissibles» et aux disputes sur les effets des «faibles doses» d'irradiation, aurait empêché l'adhésion universelle au nucléaire civil, à «l'atome pour la paix?». Cependant l'apathie devant ces «problèmes» est plus grande encore, si possible, qu'il y a trente ou quarante ans. Imagine-t-on une manifestation ne serait-ce que de l'ampleur de celle de Malville (rassemblement contre le projet de centrale nucléaire de Superphénix sur le futur site de Creys-Malville le 31 juillet 1977) contre le projet ITER, bien plus insensé que Superphénix? Les cyber-activistes préfèrent aller faire de la figuration costumée en toile de fond des réunions des chefs d'États.
Mais comme le principal fait accompli est l'existence de la société industrielle elle-même, la soumission à ses impératifs, on peut y introduire sans danger des zones plus étendues de transparence : le citoyen désormais bien rodé à son travail de consommateur est avide d'informations pour établir lui-même son bilan «risques-bénéfices», tandis que de son côté chaque empoisonneur cherche aussi à se disculper en noircissant ses concurrents, Il y aura donc toujours matière à «révélations» et à «scandales», tant qu'il y aura des marchands pour traiter telle matière première : à côté des marchands de poisons, des marchands de «scoops» journalistiques, d'indignations citoyennes, d'enquêtes sensationnelles.
La maxime de Stendhal (Marie-Henri Beyle, né le 23 janvier 1783 à Grenoble et mort le 23 mars 1842 à Paris. Écrivain) reste valide a contrario : la laideur est une promesse de malheur. Et le déclin de la sensibilité esthétique accompagne celui de l'aptitude au bonheur.
On commence par se mortifier en se persuadant que ce qu'impose si brutalement le dynamisme de la production a sa beauté, qu'il faut apprendre à goûter (voilà bien l'esthétisme). On en arrive vite à ne plus sentir du tout ce que cette brutalité et cet étalage de puissance ont de terrifiant. Car il n'est nul besoin de compteur Geiger ou d'analyses toxicologiques pour savoir combien le monde marchand est mortifère; avant de le subir comme consommateur, chacun doit l'endurer comme travailleur.
Au spectacle qu'offrent les contemporains, on a parfois du mal à se départir du sentiment qu'ils ont fini par «aimer» leur monde. Ce n'est évidemment pas le cas. Ils s'efforcent de s'y faire, ils s'imposent une foulée de jogging et puisent dans leurs prescriptions d'anxiolytiques, tout en pressentant vaguement que leur corps s'y abîme, que leur esprit s'y égare, que les passions auxquelles on s'y livre tournent court. Cependant, n'ayant plus rien d'autre à aimer que cette existence parasitaire désormais installée «sans partage», ils s'accrochent à cette idée que, comme la société qui leur inflige les tourments de la compétition permanente leur fournit les psychotropes pour les endurer, et même s'en récréer, elle se montrera capable de perfectionner les contreparties en échange desquelles ils ont accepté de dépendre d'elle en tout.
Cependant on n'ose en général qu'un regard fuyant sur ce que deviennent là-dedans les possibilités et les désirs des hommes réels. Pour le dire grossièrement, mais dans les termes consacrés : au «Nord» comme au «Sud», la «classe moyenne», «les laissés-pour-compte» et les «exclus» pensent et veulent la même chose que leurs «élites» et ceux qu'ils croient les «maîtres du monde».
Un cliché rebattu affirme que pour assurer le mode de vie d'un Américain moyen à l'ensemble de la population mondiale, il nous faudrait disposer de six ou sept planètes comme la nôtre. Le désastre est évidemment bien plutôt qu'un tel «mode de vie» semble désirable et soit effectivement désiré par l'immense majorité de la population mondiale. Et c'est pourquoi la vulgarité des nantis peut s'exhiber avec une telle complaisance, sans plus rien conserver de la retenue et de la discrétion bourgeoise : ils suscitent l'envie mais pas la haine et le mépris qui préparaient les révolutions.
«Seule porte de sortie ouverte à nos enfants : enfiler une combinaison munie de tous les biosenseurs que la loi de Moore saura leur fournir afin de sentir, voir et toucher virtuellement, avaler une bonne dose d'euphorisant et partir chaque week-end pour le pays des songes avec la star préférée, là-bas sur une plage d'avant la sixième extinction, les yeux rivés aux écrans du casque, sans passé et sans avenir» Jacques Blamont (introduction au siècle des menaces, 2004), membre de l'establishment scientifique qui, carrière faite et la retraite venue, mange le «morceau».
La croyance à la rationalité technomarchande et à ses bienfaits ne s'est pas effondrée sous les coups de la critique révolutionnaire; elle a seulement dû en rabattre un peu devant les quelques réalités «écologiques» qu'il a fallu admettre, Ce qui veut dire que la plupart des gens continuent d'y adhérer, ainsi qu'au genre de bonheur qu'elle promet, et acceptent seulement, bon gré malgré, de se discipliner, de se restreindre quelque peu, etc.
D'ailleurs les représentations catastrophiques massivement diffusées ne sont pas conçues pour faire renoncer à ce mode de vie si enviable, mais pour faire accepter les restrictions et aménagements qui permettent, espère-t-on, de le perpétuer. Comment croire autrement à quelque chose comme une «pénurie de pétrole?». Alors qu'à l'évidence il y a surtout une effarante pléthore de moteurs, engins, véhicules de toutes sortes. C'est donc déjà déserter le camp de la vérité, pour le moins, que d'accepter de parler en termes de rationnement nécessaire, de voitures propres, d'énergie renouvelable grâce aux éoliennes industrielles, etc.
Mais en réalité les scientifiques ne savent rien, en tout cas rien de certain, des processus qu'ils s'affairent à modéliser; ni du tarissement des ressources pétrolières, ni de l'évolution de la démographie, ni même de la vitesse et des effets exacts du changement climatique pourtant bien entamé. Ils peuvent à la rigueur, et il y en a eu pour le faire, quantifier-en milliards de dollars-la contribution de la biodiversité à l'économie mondiale. La première et la plus importante de ces conditions nécessaires à la connaissance scientifique, c'était une séparation étanche entre le milieu artificiel de l'observation et de l'expérimentation et la confusion du monde. Les procédés et les techniques mis au point dans le milieu artificiel de l'expérimentation ont si bien pénétré le monde, s'y sont à ce point mélangés, qu'il est devenu impossible d'y démêler encore des causes et des effets, et qu'il n'y a plus à connaître par l'observation. Ainsi peut-on dire que la science, qui avait dû pour se construire «sacrifier» le monde «en théorie», a fini par le sacrifier en pratique et s'est détruite par la même occasion, la position de pur observateur qui était celle du savant et qui est devenue à tous égards intenable.
Les deux principaux traits de la mentalité progressiste, à son époque triomphante, étaient la foi en la capacité de la science et de la technologie à maîtriser rationnellement la totalité des conditions de vie (naturelle et sociale) et la conviction que pour ce faire les individus devaient se plier à une discipline collective propre à assurer le bon fonctionnement de la machine sociale, afin que la sécurité soit garantie à tous. Pourtant personne ne peut ignorer qu'à l'image de la guerre toujours perdue? que la folie «hygiéniste» menée contre les microbes, chaque progrès de la «sécurisation» a entraîné l'apparition de nouveaux dangers, de risques inédits, de fléaux jusque-là insoupçonnés; que ce soit dans l'urbanisme, où les espaces «criminogènes» s'étendent avec le contrôle, la ségrégation, la surveillance, ou dans l'élevage industriel, le milieu stérilisé des hôpitaux et celui des laboratoires de la restauration collective, ou, de la légionellose au SRAS, prospèrent les nouvelles maladies épidermiques. Mais rien de tout cela n'ébranle le progressiste.
La science et la technologie modernes s'apparentent, en tant qu'organisations, à un mouvement de masse totalitaire; et pas seulement parce que les individus qui y participent ou s'y identifient en retirent un sentiment de puissance, mais aussi parce qu'une fois admis le but profondément délirant qu'est celui d'un contrôle total des conditions de vie, une fois ainsi abdiqué tout sens commun, aucun désastre ne suffira jamais à ramener à la raison le progressiste fanatisé. Il y verra au contraire un motif supplémentaire de renforcer le système technologique, d'améliorer la sécurisation, la traçabilité, etc. C'est ainsi qu'il devient un catastrophiste sans cesser d'être un progressiste.
Le catastrophisme exprime bien sûr avant tout les peurs et les tristes espoirs de tous ceux qui attendent leur salut d'une sécurisation par le renforcement des contraintes. Pourtant on y perçoit aussi, parfois assez nettement, une attente d'une toute autre nature : l'aspiration à une rupture de la routine, à une catastrophe qui serait inévitablement un «dénouement», qui rouvrirait l'horizon en faisant s'écouler, comme par enchantement, les murs de la prison sociale.
Notre époque, par ailleurs si attentive aux ressources qu’elle se connaît, et à l’hypothèse de leur tarissement, n’envisage jamais d’avoir recours à celles, proprement inépuisables, auxquelles la liberté pourrait donner accès; à commencer par la liberté de penser contre les représentations dominantes. S'il n’est guère possible de faire autrement que de s’adapter aux nouvelles conditions, de «faire avec» des réalités matérielles aussi écrasantes, personne n’est en revanche obligé de s’adapter intellectuellement, c’est-à-dire d’accepter de «penser» avec les catégories et dans les termes imposés par la vie administrée.
On pourrait dire que toute la vie de la société industrielle devenue mondiale s’annonce désormais comme une immense accumulation de catastrophes. Mais la technique de la prédiction infaillible n’est pas la seule reprise de l’ancien prophétisme révolutionnaire. Cette connaissance scientifique de l’avenir sert en effet à introduire la vieille image rhétorique de la croisée des chemins, où «l'humanité» se trouverait face à l’alternative ainsi posée, sur le modèle «socialisme ou barbarie» : sauvetage de la civilisation industrielle ou effondrement dans un chaos barbare (l’écologisme récupère tout cela, et y ajoute son ambition technobureaucratique de donner la mesure de toute chose, de «rétablir l’ ordre» à sa façon, en transformant, en tant que science de l’ économie généralisée, en une nouvelle pensée de la domination).
«Nous ou le chaos» disent les écolocrates et experts recyclés, promoteurs d’un contrôle totalitaire exercé par leurs soins, pour prendre de vitesse la catastrophe en marche. Ce sera donc eux et le chaos.
L’artifice de la propagande consiste à affirmer à la fois que l’ avenir est l’objet d’un choix conscient, que l’ humanité pourrait faire collectivement, «comme un seul homme», en toute connaissance de cause une fois instruite par les experts, et qu’ il est régi par un implacable déterminisme qui ramène ce choix à celui de vivre ou de périr; c’est-à-dire de vivre selon les directives des organisateurs du sauvetage de la planète, ou de périr parce qu’ on sera resté sourd à leur mise en garde. Un tel choix résout le problème de savoir si les hommes aiment la servitude, puisque désormais ils seront contraints de l’aimer.
Selon Arendt, le problème de la domination totale était «de fabriquer quelque chose qui n’existe pas : à une sorte d’espèce humaine qui ressemble aux autres espèces animales et dont la seule «liberté» consisterait à «conserver» l’espèce» (le Totalitarisme).
La fabrique du consensus décore donc du nom de «prise de conscience écologique» l’effet de ses propres opérations, la docilité à répéter ses slogans. Elle célèbre la naissance du consommateur rééduqué, de l’éco-citoyen, etc. Et, de même qu’à l’époque où il s’agissait d’inculquer les normes de comportements exigés par la consommation abondante, quand il faut adopter les normes de la survie rationnée, «raisonnée», ce sont les enfants qui sont les premières cibles de la propagande, eux qui devront faire la «leçon» à leurs parents.
Distinguons pour les caractériser sommairement les principales représentations catastrophistes de l’avenir diffusées par la propagande, et voyons comment elles nous entraînent à «avaler et ne point trouver amer le venin de la servitude», mais à le trouver savoureux et salvateur :
-L’école apocalyptique : possible anéantissement de l’espèce humaine dont le modèle reste une conflagration nucléaire. C’est surtout en tant que représentation diffuse d’une fin effroyable, que l’apocalyptisme colore la très commune résignation d’un «carpe diem» de condamnés en sursis. Et renforce ainsi l’acceptation par le sentiment d’un délai inespéré.
-L’école du réchauffement : elle est évidemment celle qui compte le plus grand nombre d’adeptes, car c’est celle qui bénéficie du plus constant soutien médiatique. Cette «vérité qui dérange» a en effet ceci de rassurant qu’elle rapporte de multiples périls et ravages déjà, effectifs à un facteur unique (l’émission de dioxyde de carbone et autres gaz à effet de serre). Même si le cours exact du réchauffement reste très incertain dans sa vitesse comme dans ses conséquences- mais nous voilà cependant devenus tous assez savants pour qu’on nous parle de permafrost, d’albédo, voire de clathrates et de «tapis roulant océanique»- le scénario climatique permet de promouvoir tout un éventail de «solutions» qui en appellent à la fois à l’État, à l’industrie, à la discipline individuelle du consommateur conscient et responsabilisé.
-L’école de l’épuisement : elle se combine souvent avec la précédente par l’appel au rationnement et à la mise en place d’énergies alternatives. Elle spécule tout particulièrement sur la fin des ressources énergétiques fossiles, mais aussi sur l’épuisement des ressources en eau, des terres arables, de la biodiversité, etc. (catastrophe plurielle). Le recours est également étatique, industriel, civique.
-L’école de l’empoisonnement : elle est représentée par toute une variété d’experts et de contre-experts qui forment de gros bataillons de «lanceurs d’alerte». Étroitement spécialisés par nécessité, recensent minutieusement les effets déjà observables ou scientifiquement prévisibles d’innombrables pollutions (process agro-industriels, perturbateurs hormonaux, pollution génétique, nanotechnologies, ondes électromagnétiques), sans oublier celles devenues «classiques» (chimique et nucléaire), il se garde le plus souvent de sortir de leur domaine de compétence, sinon pour dénoncer un «problème de santé publique». De fait, cela déclenche la multiplication d’obsessions hygiéniques et sanitaires, chacun devant rester constamment sur la brèche pour préserver une santé largement hors d’atteinte. Cette fausse conscience «narcissique"», privatisée, de périls bien réels, fait déjà tourner un vaste secteur de la production marchande (des aliments labellisés «bio» à la parapharmacie).
-L’école du chaos : elle met l’accent sur la dislocation sociale et «géopolitique». Elle ne se dissimule pas que les «crises écologiques majeures» ne se produiront pas dans un climat de paix universelle et d’assoupissement des tensions internationales. Elle alarme simultanément sur la propagation des moyens de destruction, la fin du monopole étatique de la violence et les diverses formes de «brutalisation» émergentes. Bien démunie pour proposer ne serait-ce que l’apparence d’une solution, sinon en soupirant après une «bonne gouvernance» mondiale, elle reste évidemment sans beaucoup d’écho.
Le nucléaire dit civil, dont on sait combien aisément il peut cesser de l' être pour redevenir à sa vocation militaire originelle, est parfois mentionné par les tenants de l' école du chaos pour les risques de «dissémination» et de «prolifération» qu'il fait courir en matière d' armements; plus rarement, par d' autres observateurs, pour les contaminations constatées à la suite de divers «incidents». Le plus souvent au contraire, il figure beaucoup plus honorablement, dans la panoplie des remédiations technologiques grâce auxquelles nous sommes censés passer le cap difficile qui s'annonce, pour atteindre la Terre promise d'une économie durable.
Certains, plus sobrement, font remarquer qu'il faudra au moins un siècle, dans le meilleur des cas, pour maîtriser cette merveilleuse source d'énergie; et qu'en attendant la seule solution pour réduire les émissions de gaz à effet de serre est d'entreprendre immédiatement la construction de nouvelles centrales, avec des réacteurs dits de «troisième génération», un peu moins sûr peut-être que ne le seront les suivants, de «quatrième génération», mais déjà disponibles. Ces propagandistes du nucléaire réellement existant comme «énergie propre», ou presque, comptent parmi les défenseurs les plus actifs du scénario de crise climatique.
Sans remonter jusqu'à la polémique anarchiste contre l'étatisme marxiste, c'est d'abord dans le mouvement ouvrier organisé, c'est-à-dire dans l'encadrement politique et syndical des luttes ouvrières, qu'à été observée et analysée la formation d'une bureaucratie moderne, distincte de la vieille bureaucratie des fonctionnaires de l'État.
Dans les pays où les rapports de production restaient dominés par des capitalistes privés, l'organisation rationalisée de la production et de la consommation de masse donnait progressivement naissance à une bureaucratie de «managers»; en même temps que la Grande Dépression poussait l'État américain à encadrer le capitalisme privé, mettre en place des mécanismes de régulation de l'économie, lancer de grands travaux d'intérêt public pour résorber le chômage, etc., début de planification auquel est resté le nom de New Deal.
Après la Deuxième Guerre mondiale et la défaite de la forme fasciste du totalitarisme, précipitée par des choix stratégiques par trop irrationnels, se poursuivit le développement de la bureaucratie des «managers», conjointement à celui d'une «recherche scientifique» elle-même bureaucratisée pendant la guerre et désormais mise au service direct de l'industrie : l'organisation et la division du travail propres à l'usine s'étendent à tout avec l'abondance marchande.
C'est à la fin des années soixante, et surtout dans les années soixante-dix, qu'en réponse à la critique de la production et de la consommation marchande alors portée par tant de gens, et surtout dans la jeunesse, commença à se formuler parmi les planificateurs (experts du M.I.T et du Club de Rome) un programme de stabilisation bureaucratique-écologique de l'économie, puisqu'il fallait maintenant l'admettre, nous étions lancées dans une «course folle» à la catastrophe. Avant, ils planifiaient une croissance indéfiniment organisée, maintenant ils pensaient pouvoir imposer au capitalisme une «croissance zéro», incompatible avec son essence même.
«Les campagnes alarmistes déclenchées au sujet des ressources de la planète et de l'empoissonnement de la nature par l'industrie n'annoncent certainement pas un projet des milieux capitalistes d'arrêter la croissance. C'est le contraire qui est vrai. Le capitalisme s'engage maintenant dans une phase où il va se trouver contraint de mettre au point tout un ensemble de techniques nouvelles de la production de l'énergie, de l'extraction des minerais, du recyclage des déchets, etc., et de transformer en marchandises une partie des éléments naturels nécessaires à la vie. Tout cela annonce une période d'intensification des recherches et de bouleversements technologiques qui exigeront des investissements gigantesques. Les données scientifiques et la prise de conscience écologique sont utilisées et manipulées pour construire des mythes terroristes qui ont pour fonction de faire accepter comme des impératifs absolus les efforts et les sacrifices qui seront indispensables pour que s' accomplisse le nouveau cycle d'accumulation capitaliste qui s'annonce» Pierre Souyri (la dynamique du capitalisme au XXe siècle, 1983).
Car qui sont ceux qui prennent en main, ou s'apprêtent à le faire, l'administration du désastre? Ils n'ont jamais cessé de croiser, et de se croiser, dans les eaux du pouvoir. Ici, c'est parmi les concepteurs et les agents des programmes de développement mis en place depuis l'après-guerre qu'est apparue une minorité de dissidents maison —certains se feront même «objecteurs de croissance» —qui commenceront à «lancer l'alarme» sans cesser de garder un pied, ou de placer leurs amis, dans les institutions, leurs colloques, séminaires et think tanks. S'y sont pragmatiquement agrégés les partisans d'une critique écologique expurgée de toute considération liée à la critique sociale. Les uns procuraient les arguments technico-scientifiques dont les autres étaient avides pour pouvoir parler le même langage; eux-mêmes, rejoints par les environnementalistes de stricte obédience qui avaient trouvé plus vite encore à qui parler dans les grandes organisations internationales, incarnaient cette représentation de la «société civile» indispensable à toute stratégie de lobbying institutionnel.
Cela fait bientôt quarante ans que l'on nous annonce, par la voix des savants oracles, que le temps presse, qu'il ne nous reste plus que dix ans pour changer de cap, faire face à ce défi radicalement nouveau, «magnifique, mais radical», etc.
«L'écologisme n'a d'ailleurs pas tardé à se faire politique; de si bonnes dispositions ne pouvaient demeurer sans emploi. Elles furent relayées, dès 1972, par quantités de sommets et de rapports raisonnablement spécialisés et alarmistes (...). C'est ainsi que, dès 1987, la communauté internationale commence à parler de s'engager sur la voie d'un développement durable, inepte chimère dont le succès universel résume à lui seul les progrès de l'enfermement dans la mentalité industrielle»
René Riesel (du progrès dans la domestication, 2003).
En 1992, c'étaient 1600 scientifiques, dont 102 prix Nobel, qui signaient un «avertissement à l'humanité» affirmant «qu'il ne reste plus qu'une ou deux décennies avant que nous perdions toute chance d'échapper aux menaces qui nous guettent et que les perspectives d'avenir de l'humanité ne soient drastiquement réduites». On pourrait ironiser sur un état d'urgence instauré avec si peu de hâte. Mais l'explication est fort simple : il fallait qu'une fois un seuil franchi dans les atteintes aux équilibres naturels, dites «externalités négatives», le management capitaliste apprenne à reconnaître la positivité possible et en vienne à envisager là, à travers la «seule prise de conscience» qu'on puisse mettre à l'actif des experts catastrophistes, un gisement de profitabilité perpétuelle dont il ne lui resterait plus qu'à convaincre donneurs d'ordres et actionnaires.
En réponse aux bonnes âmes qui s'étaient offusquées quand une décideuse américaine avait très vite défini le tsunami de décembre 2004 comme une «merveilleuse opportunité»... «Ce qui nous a été d'un grand profit». Il a été justement remarqué qu'elle ne faisait qu'exprimer là, de façon certes un peu cavalière, une réalité du capitalisme (cf. Naomi Klein, «The Rise of Disaster Capitalism», the nation, 2 mai 2005).
À principalement ranger sous cette rubrique les opérations extérieures de l'administration américaine et de la Banque mondiale, désormais planifiées pour préparer en même temps les interventions militaires à venir et la reconstruction de pays qui n'ont pas été encore détruits (d'ailleurs on a pu voir peu après La Nouvelle Orléans ravagée par un cyclone, livrée aux mêmes firmes que l'Irak ou l'Afghanistan, pour être reconstruite en plus belle et plus propre, plus typique et moins nègre). Car c'est universellement que le déchaînement de calamités sans nombre, avec leurs combinaisons imprévues et leurs accélérations brutales, ouvre un prodigieux chantier aux trusts planétaires du capitalisme.
À propos du réchauffement climatique, on parle parfois, pour apporter une note d'optimisme indispensable, de la vigne qui sera bientôt cultivée en Grande Bretagne, comme le blé en Sibérie, ou de la fonte des glaces de l'Arctique, qui ouvrira de nouvelles voies maritimes et permettra de prospecter le pétrole que recèle sans doute l'océan polaire. Mais ces robotives nouvelles ne disent que très imparfaitement quel «passage» du «Nord-Ouest» la débâcle de la nature ouvre à la raison économique, quand il va surtout falloir tout fabriquer de neuf, une vie artificielle entière, avec ses succédanés et ses palliatifs technologiques toujours plus coûteux, c'est-à-dire profitables à l'industrie. On a ainsi conçu des techniques dites de «géo-ingénierie», puisque c'est la Terre qui devient maintenant une planète hostile et inhabitable, et que c'est donc là qu'il faut commencer d'expérimenter cet aménagement du territoire à l'échelle du système solaire (Nasa et laboratoires américains).
L'écologie industrielle propose déjà des plans de cités durables ou écovilles «neutres en carbone», avec recyclage des déchets, énergie solaire et toutes les commodités électroniques. C'est d'abord en Chine ou à Abu Dhabi que seront construites ces nouvelles villes coloniales-dans un style architectural bien sûr respectueux des traditions locales-, vitrines de l'impérialisme technologique parvenu à la «haute qualité environnementale».
Aussi, après le «Grenelle de l'environnement», un homme d'affaires en arrive à adopter tout naturellement les accents martiaux d'un directeur de kolkhoze rappelant les objectifs du plan quinquennal et alignant les slogans du grand bond en avant de l'économie durable :
«Mobilisation nationale...urgence écologique...sauvegarde de notre planète...futur de nos enfants»; sans manquer de souligner que «La volonté politique de réhabilitation et de construction de bâtiments, de quartiers ou de villes écologiques représente pour les industriels de formidables opportunités de croissance, l'environnement, catalyseur d'innovation et de croissance»
Gérard Mestrallet, PDG de Suez (le Monde, 21 décembre 2007).
L'année 1942 a été le témoin de la plus grande expansion de la production industrielle de l'histoire des USA. Pour chaque obus que tirait Krupp, Général Motors en renvoyait quatre.
Un accord à peu près universel s'est donc instauré en quelques années, parmi les défenseurs de «notre civilisation», sur la nécessité d'une gouvernance «renforcée» face à la crise écologique totale, et il faut en conclure qu'est en train de se refermer la parenthèse «néolibérale» pendant laquelle le capitalisme avait restauré la rentabilité de ses investissements industriels en diminuant drastiquement non seulement ses coûts salariaux mais aussi ses «faux frais» étatiques.
Le projet de mise en conformité écologique du capitalisme vient à point dans la réorganisation de la production, en particulier celle du vaste secteur du «bâtiment et travaux publics» - qui inclut le «génie civil» -, industrie lourde d'une «nouvelle révolution industrielle» dont le modèle chimérique serait Dubaï :
«Qui produit son eau par dessalement, qui abaisse sa température, qui filtre les rayons du soleil, qui contrôle tous les paramètres de la vie pour réaliser l'oasis idéale, où le temps, le climat et le monde s'arrêtent sur un présent parfait»
Hervé Juvin (Produire le monde —Pour une croissance écologique, 2008).
Dans cette utopie posthistorique, rêve d'une «sortie de la nature», que plus rien n'arrive, nulle part, jamais, que nous ne l'ayons décidé. La promesse suprême est à notre portée. La survie, organisée et réglementée en bloc par l'administration du désastre, nous serait revendue au détail par la production marchande.
La bureaucratie des experts, née avec le développement de la planification, élabore pour l'ensemble des gestionnaires de la domination, le langage commun et les représentations grâce auxquels ceux-ci comprennent et justifient leur propre activité. Par ses diagnostics et ses prospectives, formulés dans la novlangue du calcul rationnel, elle entretient l'illusion d'une maîtrise technoloscientifique des «problèmes». Sa vocation est de défendre le programme d'une survie intégralement administrée.
Dans sa campagne pour l'instauration de l'état d'urgence, elle n'a jamais manqué d'être soutenue par tous les étatistes de gauche et autres citoyennistes, mais désormais elle n'est presque plus combattue par les décideurs économiques, la plupart d' entre eux voyant dans un désastre sans fin la perspective d'une relance permanente de la production par la poursuite de «l'écocompatibilité». Une chose lui est d' ores et déjà bien acquise, c'est qu'au moment d' appliquer la vieille recette keynésienne des travaux publics, elle trouvera bien assez de «trous» déjà creusés, de dégâts à réparer, de déchets à recycler, de pollutions à nettoyer, etc.
Le nouveau cours écologique du capitalisme bureaucratique mobilise à travers le monde tous les «gentils apparatchiks» des justes causes environnementales et humanitaires. Ce sont des jeunes spécialistes enthousiastes, compétents et ambitieux : formés sur le terrain, dans les ONG et les associations, à diriger et à organiser, ils se sentent capables de «faire avancer les choses». Convaincus d'incarner l'intérêt supérieur de l'humanité, d'aller dans le sens de l'histoire, ils sont armés d'une parfaite conscience et, ce qui ne gâte rien, de la certitude d'avoir les lois pour eux : celles déjà en vigueur et toutes celles qu'ils rêvent de faire édicter. Car ils veulent toujours plus de lois et de règlements, et c' est là qu'ils se rencontrent avec les autres progressistes, «antilibéraux» et militants du parti de l'État, pour lesquels la «critique sociale» consiste, à la Bourdieu, à inviter les «dominés» à «défendre l'État» contre son «dépérissement néolibéral».
Tout expert devenu catastrophiste se sait dépositaire d'un fragment de la vraie foi, de la rationalité impersonnelle qui est l'essence idéale de l'État. Quand il adresse ses remontrances et ses recommandations aux dirigeants politiques, l'expert est conscient de représenter les intérêts supérieurs de la gestion collective, les impératifs de survie de la société de masse. L'expertise n'est pas seulement étatiste par destination, parce qu'il n'y a qu'un État renforcé qui puisse appliquer ses solutions : elle est structurellement étatiste, par tous ses moyens, ses catégories intellectuelles, ses «critères de pertinence».
Pour imposer le programme de la gestion bureaucratique («produire la nature»), il faut combattre et supprimer tout ce qui existe de façon autonome, sans les recours de la technologie, et qui ne saurait donc être irrationnel.
Et parmi ses pratiques de dévotion favorites figure bien évidemment la statistique, par excellence science de l'État, effectivement devenue telle dans la Prusse militariste et absolutiste du XVIIIe siècle, qui fut aussi la première, comme l'a remarqué Mumford (né le 19 octobre 1895 à New York et mort le 26 janvier 1990 à New York. Historien américain), à appliquer à grande échelle à l'éducation, l'uniformité et l'impersonnalité du système moderne d'école publique.
Le fétichisme des mesures, le respect enfantin de tout ce qui se présente sous la forme d'un calcul, tout cela n'a rien à voir avec la crainte de l'erreur mais plutôt avec celle de la vérité, telle que pourrait se risquer à la formuler le non-expert, sans avoir besoin de chiffres. C' est pourquoi il faut l'éduquer, l'informer, pour qu'il se soumette par avance à l'autorité scientifique-écologique qui édictera les nouvelles normes, nécessaires au bon fonctionnement de la machine sociale. Dans la voix de ceux qui répètent avec zèle les statistiques diffusées par la propagande catastrophiste, ce n'est pas la révolte que l'on entend, mais la soumission anticipée aux états d'exception, l'acceptation des disciplines à venir, l'adhésion à la puissance bureaucratique qui prétend, par la contrainte, assurer la survie collective.
Le programme de la décroissance tracé en 1995 par l'américain Rifkin (né en 1943 à Denver. Essayiste) dans son livre La fin du travail, propose donc au citoyennisme décomposé comme à l'écologisme en quête de recomposition, la transition vers une société post-marchande et post-salariale par le développement appelé le «tiers secteur» (c'est-à-dire en gros ce qu'on appelle en France «mouvement associatif» ou «économie sociale») et pour ce faire lancer un «mouvement social de masse», «susceptible d' exercer une forte pression à la fois sur le secteur privé et sur les pouvoirs publics», «pour obtenir le transfert d' une partie des énormes bénéfices de la nouvelle économie de l' information dans la création de capital social et la reconstruction de la société civile».
L'idéologie de la décroissance est née dans le milieu des experts, parmi ceux qui, au nom du réalisme, voulaient inclure dans une comptabilité «bioéconomique» ces «coûts réels pour la société» qu'entraîne la destruction de la nature. Elle conserve de cette origine la marque ineffaçable : en dépit de tous les verbiages convenus sur le «réenchantement du monde», l'ambition reste, «d'internaliser les coûts pour parvenir à une meilleure gestion de la biosphère». Le rationnement volontaire est prôné à la base, pour l'exemplarité, mais on en appelle au sommet à des mesures étatiques : redéploiement de la fiscalité ("«axes environnementales»), des subventions, des normes. On ne s'aventure jamais à se déclarer anti-étatiste. La vague teinte libertaire n'est là que pour ménager une partie du public, donner une touche de gauchisme très consensuel et «anti-totalitaire».
Pendant ce temps, silence radio sur la réorganisation bureaucratique en cours, à laquelle on participe sereinement en militant déjà pour l'embrigadement consenti, la sursocialisation, la mise aux normes, la pacification des conflits. Car la peur qu'exprime ce rêve puéril d'une «transition» sans combat est, bien plus que celle de la catastrophe dont on agite la menace pour amener les décideurs à résipiscence, celle des désordres où la liberté et vérité pourraient prendre corps, cesser d'être des questions académiques. Et c' est donc très logiquement que cette «décroissance de la conscience» finit par trouver son bonheur dans le monde virtuel, où l' on peut sans se sentir coupable voyager «avec un impact très limité sur l' environnement» (Entropia, N°3, automne 2007); à condition toutefois d' oublier qu'en 2007, selon une étude récente, «le secteur des technologies de l' information, au niveau mondial, a autant contribué au changement climatique que le transport aérien» (le Monde, 13-14 avril 2008).
L' image que se faisait de lui-même ce qu'on appelait naguère le «monde libre» n' avait guère en fait varié depuis Yalta; Ce conformisme démocratique, bardé de ses certitudes, de ses marchandises et de ses technologies désirables, avaient certes été brièvement ébranlé par des troubles révolutionnaires autour de 1968, mais la «chute du mur» avait semblé lui assurer une sorte d' éternité, et l' on croyait pouvoir se féliciter de ce que les cousins pauvres veuillent accéder à leur tour et au plus vite à de semblables délices. Il a fallu cependant par la suite commencer à s'inquiéter du nombre des cousins, surtout des plus lointains, et à se demander s'ils faisaient vraiment partie de la famille, quand ils se sont mis à accroître inconsidérément leur «empreinte carbone».
Ce dont s'alarme tout le monde désormais, c'est la menace que représente un trop-plein de modernes vivant de façon moderne (Chinois, Indiens,...). Il faut donc prêcher d'«âpres renoncements» et «arrachements douloureux» à des populations qui vont devoir «descendre de plusieurs degrés dans l' échelle de l' alimentation, des déplacements, des productions, des modes de vie»; et, vis à vis des nouvelles puissances industrielles, à revenir au protectionnisme au nom de la lutte contre le «dumping écologique», en attendant qu'émerge là une relève plus consciente des «coûts environnementaux» et des mesures à prendre (Pan Yue, ministre chinois).
Le démantèlement d'un «système des besoins» permettrait de retrouver, sous les complications démentes de la société administrée et de son appareillage technologique, les problèmes vitaux que la liberté peut seule poser et résoudre, et que ces retrouvailles avec des contraintes matérielles affrontées sans intermédiaires puissent être, en elles-mêmes, tout de suite, une émancipation, voilà des idées que personne ne se risque à défendre franchement et nettement. Quand quelqu'un' un évoque timidement que ce ne serait pas un renoncement bien douloureux que de se priver des commodités de la vie industrielle, mais au contraire un immense soulagement et une sensation de revivre enfin, il s'empresse en général de faire machine arrière, conscient qu'il sera taxé de terrorisme anti-démocratique, voire de totalitarisme. Il n'y a presque plus personne pour concevoir la défense de ses idées, non comme une banale stratégie de conquête de l'opinion sur le modèle du lobbying, mais comme un engagement dans un conflit historique où l'on se bat sans chercher d'autre appui qu'un «pacte offensif et défensif avec la vérité» (intellectuel hongrois, 1956). Ainsi on ne peut être qu'atterré par l'unification des points de vue, l'absence de toute pensée indépendante et de toute voix réellement discordante.
Le goût de la conformité vertueuse, la haine et la peur panique de l' histoire, ont atteint un point tel qu'à côté de ce qu'est aujourd'hui un citoyenniste, avec ses indignations calibrées et labellisées, son hypocrisie de curé, sa lâcheté devant tout conflit direct, n' importe quel intellectuel de gauche des années cinquante ou soixante passerait presque pour un farouche libertaire débordant de combativité, de fantaisie et d' humour. En fait l'adhésion au consensus est le produit spontané du sentiment d'impuissance, de l'anxiété qu'il entraîne, et du besoin de rechercher la protection de la collectivité organisée par un surcroît d'abandon à la société totale.
Tout ceci n'est pas sans rappeler la maxime formulée par Trotski :
«Le Parti a toujours raison».
Mais alors que dans les sociétés bureaucratiques totalitaires la contrainte était ressentie comme tel par les masses, aujourd'hui les contraintes se sont démocratisées. Aussi, pas question de s'opposer au bien de la société, ou à ce qu'elle y déclare nécessaire. C'est un devoir civique que d'être en bonne santé, culturellement à jour, connecté, etc. Les impératifs écologiques sont l'ultime argument sans réplique. Qui s'opposerait au maintien de l'organisation sociale qui permettra de sauver l'humanité, la planète et la biosphère? Il y a là comme une aubaine pour un caractère «citoyen» déjà assez bien trempé et répandu.
En France, il est notable que la soumission apeurée prend une forme particulièrement pesante, quasi pathologique. C'est tout simplement qu'ici le conformisme doit en quelque sorte travailler double pour s'affermir dans ses certitudes. Car il lui faut censurer le démenti que leur a affligé par avance, la critique de la société moderne et de son «système d'illusions» que portait la tentative révolutionnaire de Mai 1968. Ce mouvement sans dirigeants ni représentants (on s'efforça de lui en fabriquer à la hâte) où les plus insignifiants bâtiments publics s'étaient trouvés occupés et qui manquaient à ce point de rationalité que personne n'avait songé à investir l'Élysée ou l'Assemblée nationale.
Cette modernisation capitaliste, bien entamée par le gaullisme, se serait bien sûr poursuivie de toute façon, mais les divers gauchismes y jouèrent effectivement le rôle de force d'appoint. On sait que ce n' est qu'après la fin du soulèvement, et le premier retour à l' ordre, une fois reconstituées leurs organisations dissoutes par un État qui se cherchait un ennemi dont il pût comprendre les motifs et qu'il l' avait opportunément trouvé dans ces groupes sectaires et hiérarchisés, aux méthodes et aux objectifs radicalement contraires à l' essentiel de ce qu'avait voulu et été le mouvement des occupations-, que les gauchistes groupusculaires acquirent pour peu d' années une influence et une visibilité auxquelles ils n' avaient précédemment osé rêver. Qu'en-ont-ils fait?
Kafka (né le 3 juillet 1883 à Prague et mort le 3 juin 1924 à Kierling. Écrivain de langue allemande) : «Ces gens sont si fiers, si confiants, si joyeux. Parce qu'ils sont maîtres de la rue, ils s'imaginent qu'ils sont les maîtres du monde. En réalité, ils se trompent bel et bien. Il y a déjà derrière eux les secrétaires, les permanents, les politiciens, tous ces sultans des temps modernes, auxquels ils fraient la voie qui mènent au pouvoir. […]. La révolution s'évapore et il ne reste que la vase d'une nouvelle bureaucratie.»; «les chaînes de l'humanité torturée sont faîtes de paperasse».
Depuis qu'il y a eu des révolutions sociales et qu'elles sont vaincues, on avait vu les entreprises de restauration les plus variées dans leurs méthodes; on en avait jamais vu obtenir, si vite et à si peu de frais répressifs, un tel désarmement des consciences.
Cependant, pour réussir une telle captation (activisme manipulateur du gauchisme), celui-ci dut mettre beaucoup d'aventurisme et de démagogie spontanéiste dans son léninisme-ou plutôt dans son lénino-stalinisme, puisque ce furent surtout les maoïstes qui s'illustrèrent dans ce genre, comme plus tard dans le repentir médiatique, l'autopromotion générationnelle et le maquillage festif. Parallèlement, l'importation de la «contre-culture» à l'américaine répandait les pires clichés d'une consommation débraillée, agrémentée de drogues pour la transgression, meelting-pot idéologique qui marquait ici en tout cas, sinon dans son pays d'origine, une frappante régression. Tout cela conflua dans les années soixante-dix, à un hédonisme de masse. Au nom de la lutte contre l'ennui et la routine, le gauchisme dénigrait tout effort soutenu, toute appropriation, nécessairement patiente, de capacités réelles : l'excellence subjective devait, comme la révolution, être instantanée.
L'abjuration par les gauchistes de leurs ambitions les plus policières de direction révolutionnaire leur servit surtout, au nom des «libertés individuelles» opportunément redécouvertes, à rattraper le retard que leur avait fait prendre la mortification militante dans l'adoption du style de consommation effervescente désormais de rigueur. C'est ainsi qu'au soulagement obscène de la «fête servile» succéda en quelques années, étendue à de plus en plus de couches de la société, une servilité festive sous garantie de gouvernement.
La soudaineté et la violence historique du Mai français contenait l'impératif que le «retour à l'ordre» soit, bien davantage qu'un simple rétablissement, le perfectionnement accéléré du nouvel ordre marchand contre lequel Mai s'était dressé. Pour être complet à l' égard du rôle joué par les gauchismes, il nous faut aussi mentionner la façon dont ils appliquèrent à leurs futurs personnels d' encadrement (principalement recruté dans le milieu étudiant) des techniques de dressage et de manipulation qui ont anticipé celles qui prévalent maintenant dans le «monde de l' entreprise» et pour une bonne part dans les rapports sociaux.
On risque évidemment toujours de verser dans l'exagération et la simplification en décrivant un processus en cours, ici celui par lequel s'opère l'installation d'une «bureaucratie verte». Mais il était en réalité presque indispensable de forcer le trait pour bien faire apparaître en quoi le «nouveau cours» de la domination ne peut être tenu pour un simple réformisme de façade, à la façon de ce que les Anglo-Saxons appellent greenwashing.
L'administration du désastre que nous avons essayé de caractériser à grands traits remportera ses succès les plus apparents dans les pays déjà bien policés, rodés à la sursocialisation. Et, même là, elle n'obtiendra, comme toute bureaucratie, qu'une parodie d'efficacité. Mais la satisfaction intellectuelle de la savoir vouée à l'échec ne nous est pas d'un grand secours, quand elle promet de faire durer ainsi, pour une période qui peut être longue, l'écroulement de la société industrielle avec nous en dessous. Pour l' heure, elle parvient, et là du moins avec une indéniable efficacité, à étouffer par la propagande et l'embrigadement toute tentative d'affirmer une critique sociale qui serait à la fois anti-étatique et anti-industrielle. Les réfractaires qui refuseront l'embrigadement dans l'Union sacrée pour le sauvetage de la planète, peuvent s'attendre à être traités bientôt, comme le sont en temps de guerre les déserteurs et les saboteurs.
Le rôle de l'imagination théorique reste de discerner, dans un présent écrasé par la probabilité du pire, les diverses possibilités qui n'en demeurent pas moins ouvertes.
php
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire