Romain Gary: la nuit sera calme / 2

Ce livre est une longue suite d'un entretien fictif avec François Bondy (avec son accord), ami d'enfance de l'auteur, narrant les années où Romain Gary servait dans les Forces françaises libres puis ses débuts dans la carrière diplomatique. Romain Gary est l'auteur qui pose les questions et qui apporte les réponses.

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Extrait

(...)" «Je n'ai pas une goutte de sang français mais la France coule dans mes veines», aime rappeler Romain Gary.

(...) «Elle s'appelait Ilona Gesmay et habitait à Budapest. Elle était très belle et intelligente et je l'ai aimé. Elle est venue sur la Côte d'Azur et elle est descendue chez nous, au Mermonts, et ma mère voyait notre liaison d'un très bon œil, elle approuvait. Ses yeux avaient la couleur des chats persans, de leur fourrure. Elle était très fragile...Parfois, elle restait couchée des semaines entières, et lorsque çà n'allait pas mieux, elle partait en Suisse pour se faire soigner. Je pensais que je ne pourrais pas vivre sans elle, mais on peut toujours, c'est même ce qu'il y a de dégueulasse. Elle est partie en Hongrie juste avant la guerre, pour parler à ses parents de notre mariage, mais je ne pense pas qu'elle m'aurait vraiment épousé, elle était beaucoup trop douce et gentille pour ça et comme elle savait... Je suis sûr qu'elle savait et qu'elle me le cachait. Enfin. Pendant la guerre, j'ai tout essayé pour entrer en contact avec elle, la Croix Rouge, les ambassades...Rien. Et puis la foudre, vingt-quatre ans après. J'étais consul général à Los Angeles et j'avais quarante-cinq ans, lorsque je reçois une lettre-carte d'Ilona. Quelques mots : «Cher Romain, j'ai pris le voile en 1945, après mon départ de Hongrie, je suis religieuse dans un couvent en Belgique. Je te remercie d'avoir pensé à moi dans ton roman, La Promesse de l'aube. Sois heureux». La terre a sauté sous mes pieds. Il y avait au dos, l'adresse du couvent, près d'Anvers. Je télégraphie, j'écris, rien, le silence. Et puis je reçois une autre lettre. Les mêmes mots que dans la première. Je pense immédiatement que l'on ne lui a pas fait parvenir ma réponse. J'écris alors à Rialland, qui était notre consul général à Anvers. Je le prie de se renseigner, d'aller au couvent et de leur parler et de leur expliquer. Il y va. Et il m'écrit. J'apprends qu'Ilona n'est pas dans un couvent, mais dans une clinique psychiatrique, qu'elle est schizo depuis vingt-cinq ans et de mal en pis, irrémédiablement... J'ai tout compris, mais tellement trop tard. À Nice, Ilona sentait venir les crises...Quand elle sentait que «ça» venait, elle se couchait, se reposait, et si «ça» s'aggravait, elle partait en Suisse à la clinique à Sant' Agnese, à Lugano. Je ne me suis aperçu de rien. J'ai vécu un an avec une schizo sans m'en rendre compte. Ilona m'a épargné ça. J'ai pris l'avion. Mais à Bruxelles, j'ai fait demi-tour et je suis rentré à Los Angeles. On m'avait dit qu'elle avait qu'une demi-heure de lucidité par jour. Mais ce n'était pas ça. J'étais déjà là à titre posthume. Je n'avais pas le droit de lui faire ça. Elle avait quoi, trente ans de plus, et elle était psychologiquement en morceaux...Je n'avais pas le droit de lui faire ça...Elle ne pouvait même pas se défendre...C'était un viol de son passé. Trente ans après, elle tenait sûrement à rester belle. Je ne suis pas allé la voir. Elle est restée belle. La plus belle ».(...)

(...) «Je suis hanté par l'escroquerie intellectuelle et l'abus de confiance parce que je suis un écrivain du XXe siècle et que jamais dans l'histoire, la malhonnêteté intellectuelle, idéologique, morale et spirituelle n'a été aussi cynique, aussi immonde et aussi sanglante. Le commediante Mussolini et le charlatan Hitler ont poussé leur imposture jusqu'à trente millions de morts. Le fascisme n'a pas été autre chose qu'une atroce exploitation de la connerie. En Russie, Staline exterminait des populations entières au nom de la justice sociale et des masses laborieuses, qu'il réduisait en esclavage. En ce moment on assiste, au nom de l'unité européenne, à la plus basse, la plus acharnée et la plus bête compétition commerciale...Les siècles passés pratiquaient l'injustice au nom de vérités fausses «de droit divin», mais auxquelles on croyait fermement. Aujourd'hui, c'est le règne des mensonges les plus éhontés, le détournement constant de l'espoir, le mépris le plus complet de la vérité. En 1974, tu te rends compte? Impensable. J'ai vu tomber à mes côtés des jeunes gens prêts pour le bonheur et l'amour et qui croyaient qu'ils mouraient pour un monde fraternel : ils ont été victimes d'une atroce tricherie». (...)

(...) «L'entité Mitteleuropa, est étrangère à la France, parce que la France a été pendant trois ou quatre siècles l'Europe, pendant trois ou quatre siècle l'Europe c'était la France, et c'est pourquoi la France a tant de mal à «penser Europe», elle croit qu'il suffit pour cela de penser français. L'Europe dont rêve Danthès (Europa; 1972) est devenue impossible par ce que la culture a raté la vie. Elle est restée une entité extérieure aux réalités sociales. Il n'y a pas de politique possible s'il n'y a pas auparavant de fécondation culturelle. Ce ne sont pas les communistes qui ratent le communisme : c'est la culture qui l'a raté. C'est pourquoi aujourd'hui «faire l'Europe» atteint le degré le plus bas de maquignonnage, de grenouillage compétitif et d''escroquerie intellectuelle... La culture n'a aucun sens si elle n'est pas un engagement absolu à changer la vie des hommes. Elle ne veut rien dire. C'est une poule de luxe». (...)

(...) «La question de savoir comment faire de l'Europe une Amérique sans devenir américains ne m'intéresse pas. D'où mon silence. La vérité sur ce qu'on appelle «faire l'Europe» crève les yeux. Un homme comme Jobert(1), hier, comme Sauvagnargues (2), aujourd'hui, n'ont pas besoin de conseillers. Ils savent. Kennedy savait : il me l'a dit trois mois avant sa mort, à un dîner à la Maison-Blanche. Il m'a dit : «L' Europe, c'est aussi les États-Unis et l'URSS». Je lui ai alors demandé : «Et la Chine?» Et il a souri et n'a rien dit et j'en ai conclut que la Chine, ça l'arrangeait plutôt, parce que cela confirmait ce qu'il venait de dire... La vérité sur l'Europe est à la portée de toutes les bourses intellectuelles mais quand le désarroi et la frustration rencontrent l'habileté, on cherche à démontrer à tout prix que deux et deux font cinq, et ce sont alors des millions de chômeurs ou la démocratie elle-même qui paient le prix du deux et deux font quatre... Monsieur Defferre (3) ) dit que pour éviter la «domination américaine», l'Europe doit se tourner vers les pays en voie de développement et les équiper, en échange de matières premières. Pour garder notre indépendance, nous devons nous assurer l'accès aux ressources naturelles du tiers monde. Donc, dès le départ une infirmité évidente, une malformation congénitale : cette Europe là ne sera même pas un «géant aux pieds d'argile», ce sera un géant dont les jambes et les pieds et les ressources vitales ne lui appartiendront pas, seront ailleurs, chez les autres. C'est ça l'indépendance de l'Europe? La nouvelle politique que l'on nous propose est celle de la «francophonie économique». C'est exactement la politique que la France a essayé de pratiquer avec tant de jolis espoirs mis dans ses anciens territoires d'outre-mer : Algérie, Maroc, Madagascar, ancien Congo, Mauritanie... Résultats : toute la «zone franc» se met à nous dicter ses prix et ses conditions. Ce qui tout à fait normal. Tout cela s'est défait en moins de douze ans, depuis les accords d' Évian... Je dis donc que la France a servi de cobaye pour cette Europe-là, pour cette politique-là, et il faut en tirer les conséquences, aussi bien pour la Communauté que l'on essaye de constituer, que pour la France. Car le tiers monde, se mettra toujours d'accord sur les prix, sur le maximum de profit possible, aussi dispersé et multiple qu'il soit. De toute façon, assujettir comme on le fait la vie et la croissance d'un pays à l'exportation, se condamner à exporter à tout prix pour vivre et pouvoir payer les matières premières importées... Et nécessaires à notre survie... Ce n'est même pas le «marche ou crève» de la Légion, c'est laisser le destin d'un pays vous échapper peu à peu, jusqu'au point de non-retour... La seule question qu'une telle politique pose est celle des délais de grâce. Bâtir et développer la charpente industrielle, économique et sociale de la France entièrement en fonction des richesses et des besoins de l'Afrique ou de l'Asie, c'est le capitalisme en délire. Quand on s'engage dans une politique à couteaux tirés, on court le risque de rencontrer des couteaux plus longs que les vôtres... Il faut tenir tête à l'Amérique grâce à une Europe unanime et «forte» de richesses géologiques de l'Afrique et de l'Asie, dont elle s'assurera on ne sait comment la garantie... On croit rêver —et c'est bien ça : on rêve... Il n'y a pas d'Europe possible sans l'URSS. Parce qu'il n'y a pas d'Europe sans les États-Unis...». (...)

(...) « C'est avec la bénédiction de Monsieur Nixon, qui soutenait, encourageait et poussait le sénateur McCarthy (4) dans sa chasse aux intellectuels américains accusés d'«activités anti-américaines», que les autorités américaines retiraient son passeport au grand chanteur noir Paul Robeson (5), poussaient au suicide des acteurs et écrivains déclarés «subversifs», empêchaient le grand romancier Howard Fast (6) à la fois d'émigrer et de publier, et mettaient d'autres écrivains ou metteurs en scène en prison pour délit d'opinion ou refus de dénonciation... Les «belles âmes libérales» du New York Times, qui «soljénitsynisent» aujourd'hui à qui mieux mieux, se gardaient bien d'élever la voix lorsque leur confrère et mon ami et traducteur Joe Barnes était chassé de leurs journaux et mis au pilori pour avoir joué au tennis sur le cours du Kremlin... C'est la même civilisation, avec en ses deux extrémités un choix différent des injustices. La société petite-marxiste soviétique poursuit exactement les mêmes «biens» que la nôtre. De New York à Moscou, ce sont les mêmes valeurs, mais qui sont bafouées de deux façons différentes. Et si notre «esprit européen» existe, s'il signifie quelque chose, c'est bien au centre, entre l'extrémisme matérialiste soviétique et l'extrémisme matérialiste américain qu'il faut le situer ».(...)

(...) « La domination américaine est là, et elle nous vient pas des États-Unis mais d'une acceptation d'un mode de vie qui exige la création de besoins de plus en plus artificiels pour faire tourner de plus en plus vite et avec de plus en plus d'ampleur la machine socio-industrielle. Le résultat, c'est un déchaînement matérialiste annihilateur de tout ce qui fut français depuis Montaigne... La France était une façon de vivre et de penser, ce n'était pas une Europe-prothèse... Le plus grand progrès que l'humanité ait connu eut lieu lorsque le Moyen Âge a découvert le passé : il a découvert l'Antiquité, la Grèce, et c'est ainsi qu'il s'est ouvert sur l'avenir... Les mains françaises, c'était vraiment une civilisation, jusqu'à ce qu'il leur soit venu des poches. Maintenant, le pays est fait de poches qu'il s'agit de remplir et d'agrandir, afin de remplir et de les agrandir encore davantage, et de les remplir encore plus... C'est ça la «domination américaine», ce n'est pas le Pentagone ». (...)

A suivre...

Notes
1. Michel Jobert, né le 11 septembre 1921 à Meknès et mort le 25 mai 2002 à Paris. Ministre des Affaires étrangères entre 1973 et 1974.
2. Jean Sauvagnargues, le 2 avril 1915 né à Paris et mort le 6 août 2002, id. Ambassadeur et ministre des Affaires étrangères de 1974 à 1976.
3. Gaston Paul Charles Defferre, né le à Marsillargues (Hérault) et mort le à Marseille. Homme politique et résistant. Membre de la SFIO puis du Parti socialiste. Maire de Marseille d'août 1944 à novembre 1945, puis de mai 1953 à sa mort.
4. Joseph Raymond McCarthy, né le 14 novembre 1908 à Grand Chute et mort le 2 mai 1957 à Bethesda. Sénateur de l'État du Wisconsin de 1947 à 1957.
5. Paul LeRoy Bustill Robeson, né le 9 avril 1898 à Princeton et mort le 23 janvier 1976 à Philadelphie. Acteur, athlète, chanteur et écrivain.
6.  Howard Melvin Fast, né le 11 novembre 1914 à New York et mort le 12 mars 2003 à Greenwich. Connu également sous le nom d' EV Cunningham. Un des membres fondateurs du Mouvement mondial des partisans de la paix.

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