Le Cordobazo de 1969 en Argentine. Insurrection populaire et « commune »





Le texte ci-dessous reprend l’intégralité du chapitre 6 du livre De sueur et de sang, paru aux éditions Syllepse en avril 2016, écrit par l’anthropologue et chercheur en sciences sociales indépendant Guillaume de Gracia (collaborateur régulier du site de la revue Dissidences, auteur également du livre « L’Horizon argentin » paru aux presses de la CNT-RP en 2009).



En s’inspirant des histoires populaires écrites par des historiens tels que Zinn, Thompson, Lefebvre, l’auteur tente de faire une « histoire populaire » du péronisme depuis son apparition sur la scène politique argentine en 1943 jusqu’au dernier coup d’état militaire qu’ait connu l’Argentine, le 24 mars 1976, qui clôt selon lui un cycle péroniste.

En complément de cet extrait, on pourra voir avec intérêt le film Tosco (2011), du documentariste Adrian Jaime. Il s’agit d’un film d’archives, sous-titré en espagnol et couvrant uniquement la période 1969-1975, soit du Cordobazo jusqu’à la mort de Tosco dans la clandestinité en novembre 1975.

  • « L’arme par excellence dans la guerre des rues, c’est le fusil. […] La grenade, qu’on a pris la mauvaise habitude d’appeler bombe, est un moyen secondaire […]. Les pavés font presque autant de mal et ne coûtent pas si cher. Les ouvriers n’ont pas d’argent à perdre », Auguste Blanqui.
  • « La violence aux mains du peuple n’est pas violence, mais justice », Eva Perón.
Avant d’entrer dans le vif de cette partie, il nous faut absolument expliciter pourquoi le suffixe « -azo » va régulièrement apparaître tout au long de ce livre. En espagnol, il est ajouté à la fin d’un mot afin de désigner le coup donné avec un objet ou une partie du corps. L’exemple le plus classique est le puñetazo du substantif puño, le poing, et qui désigne le coup de poing. Par dérive sémantique, notamment en Argentine (mais c’est aussi le cas au Venezuela), on ajoute régulièrement -azo pour parler d’un événement « coup de poing ». Ici donc, le Cordobazo désigne littéralement le « coup de Córdoba » ou l’insurrection ayant eu lieu dans cette ville. Des azos, en Argentine, il y en a eu beaucoup, dont l’un des plus célèbres s’est déroulé en décembre 2001 : l’Argentinazo.

Córdoba, à cette époque, est le poumon industriel du pays. Déjà, durant le premier gouvernement péroniste, on compte dans cette région la présence de la IAME (Industrias Aeronáuticas y Mecánicas del Estado) visant à l’élaboration, la conception et la construction d’avions, de voitures, de matériel de transport civil et militaire. Parmi les plus connus (en Argentine du moins) de ces véhicules, on peut noter la gamme de voiture Justicialista et, surtout, la motocyclette Puma, qui acquiert un véritable prestige au sein de la classe ouvrière notamment. En 1953, la première usine étrangère aux capitaux privés et nord-américains s’installe dans la région : il s’agit de IKA (Industrias Kaiser Argentina). En 1954, c’est Fiat-Concord qui s’installe et absorbe l’entreprise de fabrication de tracteurs Pampa [i]. Fiat élargit son champ d’action au matériel ferroviaire en 1957 avec l’usine Fiat-Materfer ; puis aux véhicules particuliers avec Fiat-Caseros en 1960. La maison italienne, dont une large partie de l’activité est ainsi liée au secteur métallurgique, se transforme en l’un des principaux employeurs de la région. Au-delà de la famille Agnelli (et de sa compromission avec le régime mussolinien), la Fiat devient rapidement un objectif politique en Argentine. Non seulement du fait de l’importance de l’entreprise dans le paysage industriel du pays mais aussi du fait de la présence de l’ancien directeur des services secrets (Secretaría de Inteligencia de Estado[ii], SIDE), Ernesto E. Taquini, en tant qu’administrateur de Fiat-Matefer, puis comme membre du conseil d’administration de Fiat-Concord.

Pourtant, la situation dans la région n’est pas au beau fixe :
Les salaires avaient baissé de 8 %, le chômage était monté à 10 % tandis que la productivité des grandes entreprises avait augmenté de 60 % sur l’année 1968. L’inflation et l’augmentation du prix des transports touchaient aussi la petite bourgeoisie. Le patronat local tentait encore, en décembre 1968, une action pour faire baisser les salaires de 10 % en supprimant un accord régional (concernant le Centre et le Nord de l’Argentine) qui autorisait deux zones de salaires (MC, 2003).

Le 12 mai 1969, le gouvernement Onganía vote la loi n° 18204 qui uniformise le régime de repos hebdomadaire jusqu’alors géré par des lois locales. Cette loi ne convient pas aux métallurgistes qui bénéficient à l’époque d’une sorte de « samedi anglais » : la fin du travail sonne à 13 heures et, surtout, les ouvriers travaillent 44 heures payées 48.

C’est donc logiquement que le 15 mai 1969, une réunion publique de protestation contre cette loi est organisée par le Sindicato de Mecánicos y Empleos Afinitarios del Transporte Automotor (SMATA)[iii]. Trois mille ouvriers y assistent quand la police, avant la fin du rassemblement, tire des gaz lacrymogènes à l’intérieur de la salle où se tient l’assemblée. Décidés à en découdre, les métallurgistes commencent à démonter une partie du toit du hangar et l’utilisent contre les forces de l’ordre.

Le même jour, une manifestation étudiante s’opposant à l’augmentation des tarifs des restaurants universitaires à Corrientes essuie une violente répression. Le jeune Juan José Cabral reçoit une balle mortelle alors que 28 autres de ses compagnons sont blessés par balles ou à coups de sabre. En parallèle de ces événements, s’ajoute le fait que l’UOM locale est en conflit avec sa direction (Vandor donc) qui ne souhaite pas reconnaître une des mesures de la convention collective métallurgique. Mais le peuple corbobais n’est pas le seul à se mobiliser.
À Rosario aussi la tension monte peu à peu. Le lendemain 16 mai, une grève générale spontanée est déclenchée, se joignant à l’initiative de la filiale de Córdoba de l’Unión Transviarias Automotor (UTA). Au même moment, les étudiants redescendent dans la rue pour protester contre la répression de la veille et la mort de leur compagnon. À Rosario aussi, les étudiants descendent dans la rue et essuient une répression qui fait deux jeunes victimes. La police est débordée, l’état de siège déclaré, l’armée déployée en ville. À Córdoba, les étudiants s’organisent en assemblées alors que le recteur ferme les locaux. Le 21 mai, une nouvelle manifestation est réprimée par la police : Rosa Elba Canelo perd un œil après qu’une bombe au gaz lui ait explosé en plein visage. L’agitation recommence le 23 mais cette fois-ci, plusieurs dizaines de milliers d’étudiants se regroupent dans le quartier Clínicas où ils mettent en échec la police.

Cette agitation remonte jusqu’à Buenos Aires où les deux CGT décident de prendre une part active au mouvement et lancent des mots d’ordre de grève d’une journée : le 26 pour la CGT-Azopardo et le 30 mai pour la CGT-Paseo Colón. Cette coïncidence d’action spontanée entre les deux centrales prend de court le gouvernement qui ne sait trop comment réagir. D’autant que l’action des bases amplifie cette concordance dans l’action syndicale : sur le terrain, CGTA et CGT-Azopardo marchent main dans la main.

Le pouvoir d’Onganía commence à vaciller. Ce début de déstabilisation du régime peut s’expliquer rétrospectivement par cette observation du philosophe et sociologue Georges Sorel :
[La lutte des classes] se maintient avec une force indestructible clairement dans tous les milieux qui sont atteints par l’idée de grève générale : plus de paix sociale possible, plus de routine résignée, plus d’enthousiasme pour des maîtres bienfaiteurs ou glorieux, le jour où les plus minimes incidents de la vie journalière deviennent des symptômes de l’état de lutte entre les classes, où tout conflit est un incident de guerre sociale, où toute grève engendre la perspective d’une catastrophe totale. L’idée de grève générale est à ce point motrice qu’elle entraîne dans le sillage révolutionnaire tout ce qu’elle touche. Grâce à elle, le socialisme reste toujours jeune, les tentatives faites pour réaliser la paix sociale semblent enfantines, les désertions de camarades qui s’embourgeoisent, loin de décourager les masses, les excitent d’avantage à la révolte ; en un mot, la scission n’est jamais en danger de disparaître (Sorel, 1990 : 127).


Les ouvriers, stimulés par la lutte des étudiants, commencent à réfléchir à la dictature et à se prononcer contre. Or, comme Nicolás Iñigo Carrera l’a bien décrit :
Dans la mesure où la grève générale représente l’ensemble des ouvriers s’affrontant à l’ensemble des capitalistes et au gouvernement de l’État, et sans que ses protagonistes en aient nécessairement conscience, alors s’exprime potentiellement dans la grève la lutte contre la forme d’organisation sociale dominante fondée sur la relation capital-travail salarié, c’est à dire, contre le capitalisme lui-même (Carrera, 2004 : 23).

À Córdoba, l’arrêt s’effectue à 10 heures, le 29 mai. Les travailleurs de la zone industrielle automobile quittent leurs postes pour former des colonnes qui se dirigent vers le centre-ville où celles des étudiants, des fonctionnaires et des employés de commerce vont les rejoindre. Quasi immédiatement, l’action d’une police agissant par groupes autonomes et sans aucun commandement augmente les tensions. Une des premières colonnes à se faire agresser est celle des 3 000 à 4 000 ouvriers du SMATA, qui doivent se disperser après quelques affrontements, pour se reformer plus loin et continuer la manifestation. Aux alentours de midi, tout le centre-ville est soumis à des affrontements d’une extrême violence, contre la police montée et contre des policiers qui, souvent paniqués à l’idée de se faire encercler, tentent de se ménager des sorties en tirant des coups de feu. « Dans de nombreux cas, les gens lancent depuis les immeubles des journaux, des revues et des cartons, afin d’alimenter les feux et réduire l’effet des gaz lacrymogènes » (Flores, 2004 : 130). Un premier ouvrier, Máximo Mena, retombe sans vie sur le pavé alors que le nombre des blessés par balle augmente très rapidement. Sur ce plan, les images du film de Federico Urioste, Rebelión, sont éloquentes. Luis Alberto Romero confirme ce que les images d’Urioste nous montrent, à savoir que l’insurrection populaire n’est pas dirigée, n’est pas contrôlée, mais constitue la réponse viscérale des ouvriers, des étudiants et de diverses couches populaires à un pouvoir dictatorial insupportable.
La multitude qui contrôla pendant plusieurs heures le centre de la ville n’avait ni consignes ni organisateurs – syndicats, partis ou centres étudiants furent débordés par l’action – mais agit avec une rare efficacité, se dispersant pour se regrouper plus loin (Romero, 1994 : 240).


Les ouvriers possédant des motos vont faire le lien avec les colonnes et les barricades pour annoncer les mouvements policiers, aider les blessés ou ravitailler les insurgés. Des commissariats sont occupés, des agents séquestrés ou expulsés, les bureaux de Xerox sont incendiés, le Cercle des sous-officiers et le bureau des douanes sont occupés. Les heurts sont très violents, mais les barricades tiennent le coup et les policiers sont peu à peu obligés de reculer. De 13 heures à 17 h 30, le centre-ville est aux mains des grévistes. Vers 16 heures, les manifestants contrôlent environ 150 cuadras (soit 15 hectares).

Les combats s’effectuent parfois maison par maison, notamment lorsque les étudiants rejoignent une fois de plus le quartier historique de Clínicas, dont les toits relativement bas permettent de mener une véritable guerre d’usure qui va durer toute la nuit et une bonne partie de la matinée du 30. Des banderoles en l’honneur de l’ERP fleurissent sur ces mêmes toits. Des groupes d’action composés d’étudiants et de travailleurs déferlent en ville pour s’attaquer aux commerces et surtout aux banques, causant plus de 5 milliards de pesos (soit près de 13,2 millions de dollars de l’époque) de dégâts.

Selon certains, cette dernière phase de la résistance estudiantine et ouvrière aurait refroidi la population qui aurait en partie retiré son soutien aux combattants alors que leur cause leur était totalement acquise auparavant. Sur ce dernier point, il est bien sûr très difficile de se prononcer avec exactitude sur la réalité du soutien populaire, surtout lors d’événements si violents. De la même manière, il nous paraîtrait abusif de dire que la population était contre les manifestants et les combattants. Un certain nombre de témoignages laissent à penser que les gens voyaient effectivement plutôt d’un bon œil les événements, aidant les uns et les autres à s’échapper, d’autant que, si l’on en croit encore une fois de plus Romero sur ce point, « l’ennemi des gens qui descendirent massivement dans la rue était le pouvoir autoritaire, derrière lequel on devinait la présence multiforme du Capital » (Romero, 1994 : 241).

Quoiqu’il en soit, le 30 mai au matin plus rien ne fonctionne en ville et l’armée doit prendre la relève de la police et instaure l’état de siège. Trois mille militaires des troupes d’élites entrent dans une ville qui compte bien résister. Leur progression est d’une extrême lenteur. Les insurgés les ralentissent à coups de cocktails molotov, de boulons, de barre de fer. Dans la nuit du 30, ce sont des francs-tireurs (groupes mixtes d’ouvriers et d’étudiants armés – membres de groupes militarisés ? Agitateurs en faveur d’un coup d’État ?) qui entrent en jeu et affrontent les militaires. Mais ils ne réussissent pas à faire basculer la situation vers la lutte armée – en ont-ils eu seulement l’intention ? – et la situation va revenir progressivement à la normale. Le bilan est lourd. On comptabilise entre 20 et 30 morts, plus de 500 blessés et 300 détenus. En parallèle, les conseils de guerre en profitent pour condamner des dirigeants syndicaux, dont Agustín Tosco à huit ans de réclusion (qu’il n’accomplira pas).

Pour autant, l’agitation ouvrière ne s’arrête pas à la ville de Córdoba et sa région : les provinces de Córdoba, Rosario, Tucumán, Mendoza ou Cipolletti unifient leurs cadres d’action. En tout, après le Cordobazo, ce sont près de 20 expériences similaires qui se déroulent sur tout le territoire et portent l’estocade au gouvernement d’Onganía. Des expériences qui se répètent à Córdoba, Neuquén, General Boca en 1971 ou à Mendoza en 1972.

Au début des années 1970, la situation des universités de Mendoza n’est pas plus enviable que dans le reste du pays. Des occupations, manifestations et assemblées se tiennent régulièrement et sont systématiquement réprimées par le pouvoir. D’un autre côté, les travailleurs de l’Asociación de los Trabajadores de la Salud de Argentina (ATSA) mènent tout aussi régulièrement des conflits pour leurs conditions de travail. En mars 1972, 300 travailleurs de l’usine de ciment Corcemar sont licenciés. Les ouvriers résistent avec pour consigne Todos o ninguno (« tous ou aucun »). Quant aux villas, depuis l’année 1965, des groupes d’ouvriers sans travail ou précaires résistent aux expulsions et ont constitué la Cooperativa Integral San Martín afin d’améliorer la qualité de vie des habitants. La situation est explosive.

Et puis, fin mars 1972, le gouvernement décide d’une augmentation de 300 % des tarifs de l’électricité. En réponse, les organisations de voisins et les syndicats décident de ne plus payer pour ce service. Le 2 avril, une manifestation massive de 20 000 personnes se presse devant la Casa de Gobierno de la province. Une autre manifestation, prévue par la CGT pour le 4 avril, est interdite par le gouverneur Francisco Gabrielli. Sans succès. À nouveau, ce sont plus de 20 000 personnes qui décident de manifester. La répression qui s’ensuit provoque une explosion populaire de plusieurs heures : bâtons contre gaz lacrymogènes, le refrain devient connu en Argentine. Mais, encore une fois, la rage populaire semble l’emporter : à la fin de la journée, le gouverneur démissionne. Un mort est à déplorer, Ramón Quiroga, dont l’enterrement le mercredi 5 avril donne lieu à de nouveaux affrontements. Le 6, une nouvelle manifestation de 4 000 jeunes et étudiants dégénère : des barricades sont montées ; certains quartiers ouvriers sont également sujets à des heurts et les forces armées sont parfois obligées de se retirer. Le 6, on compte une nouvelle victime : Susana Gil de Aragón. Malgré l’occupation du journal local, El Andino, afin d’empêcher toute diffusion d’information, l’arrêt de travail décrété par la CGT pour le 7 est suffisamment suivi pour qu’au soir, le gouvernement abandonne l’idée d’encaisser les factures.

Le Mendozazo aura duré quatre jours, et malgré la satisfaction de ses revendications, il se solde par la mort de trois personnes, 180 blessés et près de 500 détentions, parmi lesquelles de nombreux cas de tortures sont rapportés. La CGT cordobaise lance un nouvel ordre de grève générale pour le 16 juin, jour qui est décrété férié par le gouverneur militaire provincial mis en place par Onganía, le général Carcagno. Pour autant, la CGT maintient la pression pour les 48 heures suivantes (les 17 et 18 juin) en mettant en avant la demande de libération des prisonniers politiques. Mais les deux centrales ne s’entendent pas quant aux suites à donner. La CGT-Azopardo veut pouvoir capitaliser le mouvement du 30 mai lorsque la CGT-Paseo Colón souhaite continuer la lutte. Un arrêt de travail est décrété pour le 1er juillet.

Le 27 juin, alors que l’Université de Córdoba est mise sous tutelle, une manifestation se tient sur la Plaza Once de Buenos Aires afin de « commémorer » les trois ans du coup d’État d’Onganía. La police tire à balles réelles sur les manifestants : Emilio Jáuregui du Sindicato de la Prensa tombe, fauché par une balle. Des bombes explosent quasiment simultanément dans quinze supermarchés Minimax afin de s’opposer à la venue de l’envoyé spécial pour l’Amérique latine du président Richard Nixon : Nelson Rockfeller. Coup de tonnerre dans ce ciel déjà tourmenté, le lundi 30 juin 1969, Augusto T. Vandor est assassiné de cinq balles de 45 par un commando qui investit le siège de l’UOM (situé au 1 945 rue La Rioja) un peu avant midi. Près de deux ans plus tard, un communiqué de presse comportant 27 chefs d’accusation, expliquera les raisons de l’exécution de Vandor, baptisée Opération Judas. Il est signé par l’Ejército Nacional Revolucionario (ENR) dont l’histoire retient essentiellement sa participation à l’assassinat de José Alonso en plus de celui de Vandor. La nature de l’ENR et la composition de cette « armée » restent sujettes à controverses. Il est souvent question d’un groupe de militants guérilleros qui auraient par la suite fondé le groupe armé Descamisados avant de fusionner avec les Montoneros au début de l’année 1973. On avance également que l’« absent » lui-même aurait commandité l’exécution de Vandor.

Quoiqu’il en soit, le pouvoir profite de cette aubaine pour décréter l’état de siège, qui durera près de quatre ans jusqu’au 25 mai 1973, et arrêter des centaines de personnes, dont les dirigeants syndicaux Agustín Tosco, Raimundo Ongaro, Elpidio Torres, Ricardo de Luca, Lorenzo Pepe et Antonio Scipione. Rapidement, nombre d’entre eux sont transférés dans les prisons de Neuquén et Rawson afin des les éloigner. Le siège de la CGTA est mis sous tutelle. C’est le coup de grâce, la CGTA est forcée à la clandestinité et donc, à une rapide disparition.

Conséquence de quoi, la journée d’action du 1er juillet n’a que peu de retentissement sauf à Córdoba où pourtant, la CGT-Paseo Colón a été totalement détruite. Ces récents événements conduisent la direction de la CGT-Azopardo à démissionner et à convoquer un congrès d’unification pour le 10 juillet. Au cours de ce congrès, sur 66 délégués de syndicats anciennement opposés, 20 sont élus afin de choisir des délégués devant constituer le nouveau conseil directif.Une nouvelle journée de grève est décrétée pour le 27 août, journée n’ayant que peu de retentissement dans la capitale mais ayant plus de succès dans le reste du pays. À Rosario, un délégué syndical est suspendu et les tensions remontent jusqu’à provoquer une paralysie totale de la ville. Le 16 et 17 septembre, la ville est de nouveau bloquée et l’armée est obligée d’intervenir.

Toute cette agitation n’est bien sûr pas sans effet sur un gouvernement militaire qui, bien que passé maître dans l’art de pacifier le pays – à défaut de faire la guerre à l’extérieur – n’est pas tranquille à l’idée de voir se reproduire régulièrement des épisodes similaires à ceux du Cordobazo et commence à sérieusement se lézarder. Quelques mesures censées apaiser la population sont donc prises, telles que l’augmentation des congés payés, l’instauration d’un nouveau salaire minimum ou encore – ce qui constituait l’une des premières conséquences du Cordobazo – la restructuration du cabinet présidentiel. Mais ces mesures ne calment pas les syndicats qui, au contraire, du fait de ces acquis, durcissent leurs positions. Le 22 septembre, une réunion à laquelle participent 58 syndicats aboutit au lancement d’un mot d’ordre de grève à partir du 1er octobre, midi. Les ouvriers sont ainsi invités à quitter leur lieu de travail et rejoindre les cortèges de manifestants. Tous les autres secteurs populaires sont également invités à participer à la grève qui se veut de nouveau générale. Ces nouvelles actions – routine implacable – sont systématiquement accueillies par la répression, décidée et organisée par le conseil national de sécurité des militaires. Les actions populaires vont ainsi continuer, contrebalancées par un nouveau pouvoir qui commence à fatiguer y compris ses alliés : « la majorité de l’armée et la grande bourgeoisie sont las des manifestations d’hystérie fascisante d’Onganía qui affirme, le 27 mai 1970, la nécessité de prolonger pendant vingt ans encore, la “Révolution argentine” » (Gèze et Labrousse, 1975 : 104).

Le 8 juin 1970, après avoir exigé sa démission sans succès, la junte des commandants décide de démettre Juan Carlos Onganía et installe à sa place le général Roberto Marcelo Levingston Laborda, expert en renseignement et contre-espionnage, formé à l’École des Amériques. Derrière Levingston se profile un personnage qui va jouer un rôle important durant les deux années qui vont suivre : le général Alejandro Agustín Lanusse. Celui-ci appelle à un congreso normalizador de la CGT pour le mois de juillet 1970. Avec l’élection de José Ignacio Rucci (des métallurgistes de l’UOM) à la tête de la confédération, c’est la ligne droitière du péronisme qui triomphe. José Alonso fait partie de la commission qui élit Rucci : sans doute son dernier acte politique marquant avant son assassinat. Le 27 août 1970, vers 9 h 15 alors qu’Alonso se rend au siège de son syndicat en voiture, il est intercepté par deux véhicules et exécuté de quatorze balles. L’opération dure en tout moins d’une minute et se déroule à quelques dizaines de mètres d’un commissariat. Le commando Emilio Masa de l’ENR revendique cet ajusticiamiento (exécution) le 10 septembre.

Le 23 mars 1971, après quelques mois de présidence brutale et cruelle de Levingston, Lanusse décide de reprendre la main pour son propre compte. Le nouveau président de la République est plus enclin à discuter avec le péronisme. Le nouveau pouvoir tisse des liens entre Madrid et Buenos Aires tout en lançant le GAN ou Gran Acuerdo Nacional, qui se veut une énième tentative de réunification entre les masses populaires et l’État, en cherchant un candidat « non marqué » politiquement pour se présenter aux élections présidentielles de 1972 qu’il a annoncées le 1er mai 1971. En outre, afin de relégitimer son pouvoir, Lanusse nomme Arturo Mor Roig de l’UCR au poste de ministre de l’intérieur. Les sanctions contre les syndicats sont également levées et les partis politiques sont réhabilités. Pour autant, la présidence de Lanusse n’a rien d’une démocratie : la répression, les rafles incessantes dans les quartiers populaires, les détentions injustifiées, les disparitions et les exactions en tout genre sont monnaie courante, notamment dirigées contre les organisations révolutionnaires (ouvrières ou de guérilla). Quant au massacre des seize évadés de l’aéroport de Trelew[iv], il est un des événements ayant le plus frappé les Argentins à cette époque et décide une large frange d’entre eux à s’engager d’une manière ou d’une autre dans la lutte politique. Certes, il existait déjà des disparitions, de la répression et depuis longtemps, mais Trelew est le premier meurtre de sang-froid perpétré par le pouvoir à s’étaler très largement dans tous les journaux.

Si on peut ainsi largement imputer au Cordobazo la fin de la dictature militaire à moyen terme, d’autres constatations tout aussi importantes sont à prendre en compte. Évoquons d’abord la formidable pression que vont exercer ces journées de lutte sur les classes moyennes. Enfermées dans le cliché d’une classe ouvrière totalement assujettie au péronisme, l’action d’ouvriers jeunes pour la plupart et n’ayant pas participé à la résistance péroniste en tant qu’acteurs, pousse les classes moyennes à s’engager dans l’action politique sous ses différentes formes. À ce titre, il faut ajouter qu’aucun auteur, aucune image ni aucune information que nous avons pu lire ou visionner n’évoque Perón. Alors que, quelques années auparavant, les groupes de résistants se réclamaient très clairement du péronisme combattant, il n’en est donc à notre connaissance pas fait mention durant l’insurrection cordobaise.

En cela, la jeunesse argentine, qu’elle soit étudiante ou prolétaire (il y a 30 000 étudiants à l’époque à Córdoba dont seulement 5 % sont fils d’ouvriers) subit la nette influence des événements de Mai 68 (appelé le « Mai français » afin de le distinguer de la Révolution de mai qui fonde l’État argentin), qui tend à un universalisme dont peuvent bien mal se revendiquer les péronistes. Dans le film d’Urioste, les témoignages des différents acteurs du Cordobazo sont très clairs sur ce plan : cernés par des événements aussi symboliquement forts que la résistance viêtminh, la révolution culturelle chinoise, la mobilisation étudiante aux États-Unis, les différents mai européens, l’activité des Tupamaros dans l’Uruguay voisin… et subissant la violence d’un État autoritaire, le peuple argentin se sent pousser des ailes émancipatrices.

Enfin, il est important de noter que le Cordobazo inaugure une nouvelle vague de protestations populaires qui va durer au moins jusqu’en 1975, et qui, d’un point de vue syndical, déplace les revendications du simple terrain salarial à celui de l’amélioration des conditions de travail, de l’aménagement des rythmes et de l’environnement. Comme dans de nombreux autres pays, les ouvriers passent de revendications quantitatives à des revendications qualitatives tenant plus d’une opposition à leur exploitation qu’à l’aspiration à devenir des consommateurs.

Si on ajoute à ces trois éléments le fait que toutes les directions syndicales se sont faites déborder ce jour-là et que le front de classe qui descend dans la rue était constitué d’ouvriers, d’étudiants et d’artisans, il est clair que la subjectivité prolétaire (au sens large) se réveille ce 29 mai 1969, et renoue avec une vieille notion dépassant le simple retour au pouvoir d’un ersatz de messie, pour développer une stratégie politique puisant ses racines dans les grandes mobilisations ouvrières de 1919 ou 1936 et donc, dans une lutte, littéralement « à mort », contre l’ordre capitaliste.
Schéma : Évolution du syndicalisme argentin

Notes
[i] Fiat est présente sur le sol argentin depuis 1919. Nous parlons ici d’usines de la marque.
[ii] Qui a autant pour fonction la sécurité extérieure qu’intérieure : il s’agit donc aussi d’une police politique. Elle est créée par Perón en 1946 via le décret exécutif 337/46.
[iii] L’histoire du syndicalisme argentin est déjà longue à cette époque. On trouvera en fin d’article un schéma reprenant les différentes scissions et fusion qui ont mené jusqu’à la création de la CGT en 1930. Dès lors, ce sigle sera prédominent dans le mouvement sociale du pays. A noter aussi un ensemble de syndicats résistant aux sirènes des centrales et se cantonnant à ce qui est nommé en Argentine : l’autonomie syndicale. Depuis 1968, la CGT est divisée en deux entre une centrale plutôt combative nommée la CGT de los Argentinos et une centrale plus traditionnellement péroniste. Pour plus d’information, voir notre livre, De sueur et de sang.
[iv] Le 15 août 1972, deux groupes de six et dix-neuf guérilleros et guérilleras de diverses organisations s’échappent du pénitencier de Rawson (Patagonie). Dans le premier groupe, les dirigeants Roberto Santucho, Enrique Gorriarán Merlo et Domingo Menna du PRT-ERP, Fernando Vaca Narvaja et Roberto Quieto des Montoneros et Marcos Osatinsky des FAR. Ces six-là arrivent à s’enfuir et repartent dans la clandestinité. L’autre groupe se rend par ses propres moyens à l’aéroport de la ville de Trelew d’où ils pensent pouvoir détourner un avion de ligne. Alertés, les avions changent leur plan de vol. Sans autre solution, les évadés se rendent alors aux militaires qui quadrillent la zone. Mais, alors que le général Lanusse aurait demandé leur retour au pénitencier de Rawson, la frange extrémiste de l’armée (les colorados) décide de peser sur ce dernier et prétexte une nouvelle tentative de fuite pour fusiller seize des dix-neuf prisonniers. Seulement blessés, les survivants témoigneront du caractère planifié de cette exécution.

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