Croissance verte versus décroissance du fossile : la face sombre de la transition

https://alaingrandjean.fr
par Alain Grandjean
29 août 2017

Credit : www.ihsnews.net

La transition énergétique est souvent identifiée à la production d’énergie renouvelable. Or une simple question montre un paradoxe évident : la production d’énergie réduit-elle les émissions de gaz à effet de serre ? Cette question peut sembler sans intérêt puisque la poser c’est y répondre : toute production d’énergie y compris renouvelable et nucléaire augmente les émissions de GES. La construction des moyens de production (panneaux solaires, centrale nucléaire, éolienne, centrale hydroélectrique etc.), consomme de l’énergie dont la majeure partie est aujourd’hui d’origine fossile. Cette évidence se mesure précisément par des démarches d’analyse de cycle de vie (qui permettent de calculer à chaque étape d’un processus les émissions de GES). Des bases de données, dont la plus connue en France est celle de l’ ADEME, fournissent le contenu en GES des sources d’énergie. Augmenter la production d’énergie, même bas carbone, c’est donc augmenter les émissions de GES.
Or comme le dit Jean-Baptiste Fressoz (1) « La mauvaise nouvelle est que si l’histoire nous apprend bien une chose, c’est qu’il n’y a en fait jamais eu de transition énergétique. On ne passe pas du bois au charbon, puis du charbon au pétrole, puis du pétrole au nucléaire. L’histoire de l’énergie n’est pas celle de transitions, mais celle d’additions successives de nouvelles sources d’énergie primaire. L’erreur de perspective tient à la confusion entre relatif et absolu, entre local et global : si, au XXe siècle, l’usage du charbon décroît relativement au pétrole, il reste que sa consommation croît continûment, et que globalement, on n’en a jamais autant brûlé qu’en 2013. » C’est ce que montre le graphique suivant…

Consommation mondiale d’énergie primaire (1860-2010)

Source : Jean-Marc Jancovici

Émissions réduites ou évitées ?
Mais répondons d’abord à une objection immédiate : la production d’énergie décarbonée ne permet t’elle pas d’éviter des émissions de GES ? Cela peut effectivement arriver dans des cas bien précis. C’est alors le bilan net (émissions évitées moins émissions induites (par la construction des moyens de production d’énergie) qui compte.
Le cas emblématique est celui du captage de méthane dans une déchetterie ou dans un élevage de ruminants pour produire du biogaz puis du biométhane. Celui-ci pourra ensuite être injecté sur le réseau de « gaz naturel » ou utilisé dans les véhicules au gaz. Dans la situation initiale, le méthane (issu de la déchetterie ou de la digestion des ruminants) partait directement dans l’atmosphère, or le méthane est un GES 30 fois plus « réchauffant » que le CO2. Dans la nouvelle situation, le méthane est brulé pour produire de l’énergie (dans nos gazinières, dans un véhicule) : il se transforme ainsi en CO2 beaucoup moins réchauffant que le méthane initial. Le captage du méthane et la méthanisation font, ainsi, partie des techniques les plus efficaces et les plus urgentes à généraliser pour réduire les émissions de GES.
On peut citer un autre cas : le remplacement d’une centrale électrique à énergie fossile par des énergies renouvelables. Les EnR évitent les émissions de la centrale électrique initiale, pour autant que celle-ci soit bien arrêtée. On notera, cependant, que dans ce cas, il n’y a pas d’augmentation de la production d’énergie globale mais seulement remplacement d’une énergie fossile par une autre énergie moins carbonée.
Le problème, c’est que le concept d’émission évitée n’est pas seulement utilisé dans les cas concrets présentés ci-dessus mais aussi dans des cas plus « fictifs » où il faudrait être beaucoup plus prudent. Citons par exemple le cas d’une implantation d’ EnR dans un pays où les besoins d’énergie sont en croissance. Pour calculer les émissions évitées, on imagine une alternative dite « de référence » où l’énergie aurait été produite au moyen de sources fossiles : les EnR « évitent » les émissions qui serait dues à cette alternative « de référence », utilisant de l’énergie fossile.
Dans ce cas, la production énergie renouvelable est donc un moindre mal par rapport à la production d’énergie fossile ; il est utile d’en estimer l’impact afin de pouvoir classer les diverses solutions sur un critère objectif. Cependant, il faut des règles méthodologiques strictes pour calculer ces émissions évitées, et pour ne pas prendre des vessies pour des lanternes : on voit bien qu’il est presque toujours possible d’imaginer plus polluant qu’un processus donné qui éviterait donc des émissions par rapport à ce plus polluant…et pendant ce temps les émissions globales augmentent alors qu’elles doivent baisser. Carbone4 a développé des méthodologies sectorielles très précises, dans le but d’aider les investisseurs financiers à « trier le bon grain de l’ivraie ». L’association EPE a produit un guide qui répond également à ce besoin de rigueur et qui sera présenté le 5 septembre 2017.
Concluons en disant qu’éviter des émissions c’est bien. Les réduire c’est indispensable !

Le principal frein à la transition énergétique : nier l’impact négatif de la transition sur les activités économiques polluantes.

La lutte contre le changement climatique nécessite la réduction d’activités existantes qui sont source de revenus et d’emplois. La transition énergétique ce n’est pas d’abord la « croissance verte » c’est d’abord la décroissance du fossile, ce qui est beaucoup plus difficile. Cela se heurte à des intérêts en place qu’ils soient financiers, économiques ou sociaux. On sait combien a été difficile la fermeture des charbonnages de France et l’ampleur des séquelles sociales et politiques. Tout dirigeant d’entreprise sait qu’il est difficile de gérer la décroissance d’un « business » et que les reconversions professionnelles sont rarement désirées et souvent douloureuses.

Toute activité économique nécessite aujourd’hui de l’énergie : notre énergie étant à 80% fossile c’est presque toute l’économie qui est frappée par cette transformation. Il ne faut donc pas s’étonner que cette lutte soit si difficile. Elle fait beaucoup de perdants et n’est en rien un long fleuve tranquille, « gagnant-gagnant ». De ce point de vue, le terme croissance verte est trompeur tout comme le discours irénique sur le caractère soi-disant punitif de la taxe carbone. On ne gagnera pas la lutte contre le changement climatique sans impacts négatifs sur les activités polluantes et sans changement drastique d’habitudes.

L’exemple du secteur des énergies fossiles
Les enjeux sont considérables. Pour ne prendre que quelques exemples, il y a encore 280 centrales au charbon en Europe et même si la décroissance du charbon (tant dans les mines que dans la production d’électricité) est effective depuis longtemps, y compris en Pologne et en Allemagne, le charbon représente, en 2014, 25% de la production d’électricité européenne ; les 750 TWh produits par les centrales au charbon ont émis directement environ 730 MtCO2 soit 17 % des émissions de l’UE (et 65% des émissions directes de l’électricité). Au niveau mondial, c’est pire puisque le charbon représente 40% de la production d’électricité. En France, il ne reste plus que 5 centrales (produisant en 2015, 8,6 TWh et ayant émis 8,2MtCO2) mais le charbon est utilisé dans l’industrie lourde et ses émissions industrielles directes (hors électricité donc) ne sont pas anecdotiques (plus de 20 Millions de tonnes de CO2).

Inutile d’insister sur le poids économique, social et politique de l’industrie pétro-gazière qui continue à investir près d’un trillion de dollars annuellement. Rappelons que pétrole et gaz (et leurs usages dans le bâtiment et le transport) sont la contribution principale en France au changement climatique.


Crédit photo : Greenpeace Polska

Le problème posé par la nécessaire décroissance des activités carbonées est maintenant bien perçu, y compris par le monde financier qui voit les risques peser sur ces activités donc sur les financeurs ; les faillites des leaders du charbon aux USA (Peabody et Arch Coal en 2016) ne sont pas passées inaperçues, même si l’élection de Trump leur a redonné un peu d’espoir. Mais ces faillites sont dues en partie au développement du gaz de schiste ; or le gaz posera également un sérieux problème climatique. Les actifs construits aujourd’hui au motif que le gaz est moins carboné que le pétrole et le charbon, pourraient cesser d’être rentables (dans une trajectoire 2°C) dans quelques années et devenir également des « stranded assets », des actifs échoués. Le gaz est en effet une énergie fossile au contenu carboné dont il faudra largement se passer avant 2050.

Quels types d’actions en déduire ?
Nous ne gagnerons pas la bataille climatique sans :
-inciter à l’arrêt de la construction et à la déconstruction des moyens de production et de consommation décarbonés, notamment par une taxation de plus en plus lourde des GES ;
-financer ces arrêts et déconstruction qui sont coûteux,
-négocier avec et accompagner les parties prenantes concernées (entreprises, employés, bassins d’emplois etc.) , ce qui est l’objet des contrats de transition évoqués par Laurent Berger et Pascal Canfin dans leur livre, Réinventer le progrès (2).

Cela pose plein de problèmes qui ne sont pas simples à résoudre.

-Des problèmes politiques : comment s’y prendre politiquement et socialement, quand l’attente politique numéro 1 et la priorité permanente des gouvernements est la lutte contre le chômage ? et que la croissance devient durablement nulle… ?
-Des problèmes d’efficacité économique et de justice sociale : comment évaluer la rentabilité de ces investissements ? Qui peut et qui doit payer ? Comment éviter de dédommager des erreurs de gestion (ceux qui ont investi alors qu’ils savaient que c’était « imprudent ») et les effets d’aubaine ?
-Des problèmes financiers : où trouver l’argent ?

L’une des solutions les plus logiques serait de faire croître rapidement la taxation du carbone, ce qui accélèrerait la fermeture des actifs carbonés, et d’affecter une partie des sommes prélevées au financement de la reconversion des professionnels dans les bassins d’emplois concernés. Ces fonds de transition pourraient être par ailleurs abondés par les banques publiques comme la BEI en Europe et la Caisse des Dépôts en France.

Mais ces actions s’inscrivent sur un agenda déjà chargé. Il nous faut simultanément :
-anticiper les conséquences du changement climatique « déjà embarqué » qu’elles soient physiques (submersion marine, …), climatiques (coups de chaud, épisodes pluvieux extrêmes, …) sanitaires (maladies liées au déplacement des « vecteurs » comme les moustiques…) ou sociales (migrations,…) ;
-financer la réparation des dégâts provoqués par le climat, ce que vient nous rappeler l’ouragan Harvey au Texas ; et gérer toutes les autres priorités de la transition énergétique.

Conclusion
S’il va de soi que la transition énergétique conduit à développer de nouvelles activités (efficacité énergétique et sobriété carbone dans tous les compartiments de l’économie, énergies décabonées, …) elle ne se réduit malheureusement pas à l’installation de panneaux solaires ou d’éoliennes, et pas plus à celle de centrales nucléaires. Il s’agit de faire massivement décroître des activités ce qui nécessite une volonté politique sans faille. Cette face sombre de la transition est probablement la principale raison de sa lenteur. On comprend bien que le personnel politique préfère mettre en avant sa face claire (la création d’activités, d’emplois et l’innovation). Pour autant la dérobade devant l’obstacle, faute de volonté et de courage politique a des conséquences sociales économiques et bien sûr écologiques désastreuses.

Alain Grandjean

Notes
1. Fressoz J-B. Pour une histoire désorientée de l’énergie. Daniel Thevenot. 25èmes Journées Scientifiques de l’Environnement – L’économie verte en question, Feb 2014, Créteil, France. JSE-2014 (04), 2014, Journées Scientifiques de l’Environnement. <hal-00956441>. Merci à Vincent Vignerot pour cette citation. Voir son site.
2. Paru aux Editions Les Petits matins, 2016.


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