Par Auteur
Mickaël Fonton
Samedi 5 août 2017
Alexandre Gady sous les arcades du Palais-Royal. La France a su être pionnière en matière de protection du patrimoine. Photo © HANNAH ASSOULINE/OPALE/LEEMAGE
Constat
Professeur d’histoire de l’art à la Sorbonne, président de l’association Sites et Monuments, Alexandre Gady dresse un bilan lucide mais optimiste de l’état du patrimoine français. Et alerte sur les nouveaux dangers qui le menacent.
Comment définiriez-vous la situation du patrimoine en France ? Peut-on dire qu’il est bien préservé et mis en valeur ou, au contraire, faut-il s’inquiéter ?
Si l’on compare avec d’autres pays — je pense à l’Italie qui a un patrimoine encore plus important que le nôtre, mais hélas moins d’argent —, notre situation est “sous contrôle” et l’action publique demeure, même si elle tend à faiblir. Cependant, les moyens alloués au patrimoine monumental bâti sont à l’évidence en dessous de ce qu’il faudrait, et servent parfois de variable d’ajustement. L’entretien est un investissement intelligent et une restauration qui attend est une restauration plus coûteuse à terme.
Si l’on regarde les choses plus au fond, on ne peut qu’être frappé comme partout du décalage entre notre modernité glorieuse et une partie du patrimoine, menacé de n’être plus regardé que comme “inadapté” — les grands châteaux, les églises…, voire les usines du patrimoine industriel. Le changement de civilisation, le passage de plus en plus vertigineux au monde numérique, la fi n d’une forme de culture générale aussi, ne peuvent manquer d’avoir un impact sur nos monuments par le changement de notre regard. Dans ce domaine, on ne lit guère de réflexions encourageantes…
L’État joue-t-il correctement son rôle — et d’ailleurs quel est-il ?
Historiquement, souvenons-nous que l’État s’est emparé du patrimoine, on disait alors les “monuments historiques”, il y a bientôt deux siècles. Ce choix de civilisation était alors d’une grande modernité, venant après le saccage de la Révolution, et il sépare encore l’Occident du reste du monde. Mais l’État, après avoir tout dirigé et tout légitimé, s’évapore désormais sous nos yeux : décentralisation, baisse du budget… C’est pourtant un acteur majeur, car il permet de passer au dessus des querelles locales.
J’observe d’ailleurs que la dernière loi Cap [création, architecture et patrimoine] votée en juillet 2016 recentralise certaines pratiques et remet le préfet de région au centre du jeu. Mais ce type de Meccano institutionnel ne fonctionnera que si le discours suit. On attend donc de la nouvelle ministre une parole forte sur le sujet, qui casse le discours ambiant du type “le patrimoine coûte cher” ou “c’est une contrainte”… Le patrimoine rapporte beaucoup, comme le montrent les chiffres du tourisme, et c’est d’abord une chance ! L’État doit arbitrer et donner l’impulsion. Il ne faut pas “entrer sans désir”, comme disait Paul Valéry !
Le mécénat est-il un acteur déterminant ? Fait-il pleinement partie de notre mentalité, plutôt colbertiste ?
La France est venue tardivement à ce mode de financement, si répandu dans les pays anglo-saxons. C’est une bonne chose, car au fond « aide-toi et le ciel t’aidera »… Mais c’est un système qui entre aussi en conflit avec notre structure étatique, qui remonte de fait à Louis XIV. Il faut plutôt examiner de quel mécénat on parle. Un mécène est un généreux donateur, qui jadis était même parfois anonyme. La défiscalisation, qui est donc une autre forme de financement public, est encore autre chose à mon sens.
Observe-t-on une hiérarchie en matière de patrimoine ? À Paris, par exemple, peut-on imaginer que c’est l’idéologie qui pousse Anne Hidalgo à multiplier les initiatives culturelles parfois douteuses quand les églises de la capitale tombent en ruine ?
Il me semble que la Mairie de Paris, en effet, s’occupe assez mal de son patrimoine, c’est-à-dire du nôtre. C’est sans doute un mélange d’ignorance crasse et un peu d’idéologie, une idéologie d’ailleurs difficile à saisir : elle va en effet chez Mme Hidalgo du culte de la Commune de 1871, qui a mis le feu à l’Hôtel de Ville et au Louvre, jusqu’aux grands groupes comme Unibail ou LVMH… Mais on sait que la vie politique française est complexe.
La création continue de structures à vocation culturelle (offices de tourisme, musée de ceci, maison de cela, etc.) ne se fait-elle pas au détriment d’un patrimoine plus authentique, moins artificiel, plus autonome financièrement ?
C’est le prix à payer pour le “tout patrimoine” qui s’est emparé de notre société il y a déjà une trentaine années. La question est cruelle, parce qu’elle revient à avouer que, faute de budgets généreux, il faut arbitrer. Mais quand on décrète que tout est légitime et que tout se vaut, comment faire ? L’idée de hiérarchie nous fait horreur, mais il faudra bien en revenir à une vision structurée de l’essentiel et de l’accessoire. De ce point de vue, l’appel du président de la République pour sauver Villers-Cotterêts va dans le bon sens.
Quels sont les principaux problèmes qui affectent le patrimoine ?
J’en vois trois. D’abord, l’abandon et la destruction, le plus radical mais qui n’a pas disparu bien sûr. Ensuite, l’adaptation forcenée du patrimoine aux normes en tout genre (isolation par l’extérieur, second oeuvre de type industriel…) qui aboutit à une dénaturation insidieuse : on est en train, par exemple, de climatiser le corps central du château de Versailles !
Enfin, la “dysneylandisation” du patrimoine, c’est-à-dire le syndrome de l’amusement et la fabrique du faux (par exemple, le projet absurde de reconstruction de la flèche en pierre de la basilique de Saint-Denis, disparue depuis cent soixante-dix ans !). L’amusement est une version mortifère de la culture, sur laquelle Hannah Arendt a justement alerté nos consciences. Le patrimoine impose du sérieux, du respect aussi, sans s’interdire évidemment d’être original. La menace absolue, c’est la banalisation, par exemple l’affichage publicitaire qui ne cesse de proliférer, désormais même sur nos monuments en travaux, églises comprises !
Vous êtes un grand défenseur du patrimoine paysager, contre la prolifération des éoliennes, notamment. Où en est-on sur ce front ?
Il n’est pas trop fort de dire que c’est une catastrophe. Nous avons tout essayé, depuis bientôt dix ans, mais la concertation et le dialogue sont rompus, toute proposition de contrôle même modeste étant repoussée sans ménagement par les puissants lobbys éoliens, relayés par une forme de “bondieuserie écolo”. Nous assistons donc navrés à la prolifération des aérogénérateurs industriels sur tout le territoire, sur n’importe quel site, face à n’importe quel monument : les marchands d’éoliennes en mettraient dans la galerie des Glaces s’il y avait du vent… Il n’y a pas de limite !
La question n’est pas esthétique, mais d’abord écologique : est-ce que ça marche réellement ? Et plus encore démocratique : combien cela coûte-t-il aux contribuables et pourquoi les procédures sont-elles à ce point opaques ? Nous demandons depuis deux ans un moratoire de l’éolien, plutôt qu’une course en avant. Mais tout débat est tabou ! En attendant, restent les recours en justice, qui sont nombreux partout en France.
Qu’est-ce que le patrimoine, sa défense (entretien, restauration, etc.), dit du rapport des Français à leur identité, leur histoire, leur géographie ?
Il y a une passion du patrimoine, qui peut prendre des formes magnifiques ou agaçantes, pittoresques ou poétiques, mais il faut d’abord souligner le caractère véritablement populaire du phénomène. On est passé en cinquante ans de cercles restreints et de l’entre-soi à une ouverture très large à toute la société. Le monde du patrimoine, que je connais bien, est formidablement divers, politiquement, socialement… C’est aussi un lieu où les générations se croisent.
La vitalité associative est enfin un bon signe démocratique : aussi faut-il regretter que des formes d’arrogance subsistent chez des élus et des fonctionnaires. La société civile a beaucoup à donner, sachons l’écouter. Cette passion patrimoniale dit quelque chose de plus large sur nous, du rapport à notre histoire collective et aux formes d’incarnation qu’elle prend, depuis le château jusqu’au moulin, depuis la cathédrale jusqu’à l’usine, depuis la petite maison jusqu’aux grands paysages modelés par nos prédécesseurs. Pourtant, dans un pays volontiers littéraire, on constate souvent que l’art du regard reste à développer encore et toujours.
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