Haute-Marne, Langres : une émeute en... 1465


Commentaire : pour compléter cette lecture, 2 ouvrages :
  • Gauvard, Claude, Condamner à mort au Moyen Âge, Pratiques de la peine capitale en France XIIIe-XVe siècle, Puf, Paris, 2018.
  • Beaune, Colette, Jeanne d' Arc, vérités et Légendes, Tempus, éd. Perrin, 2012.
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Une émeute à Langres en 1465 : un exemple de l' opposition entre les villes bourguignonnes pendant le conflit franco-bourguignon?


Delphine Lannaud
Les Cahiers haut-marnais
juin 2004

Nombre d'érudits locaux se sont penchés sur l' attitude des Langrois pendant la guerre de Cent Ans : la cité lingonne, située en marche, n'était pas alors sans intérêt stratégique. Conscients de l' importance de leur situation, les habitants ont d'ailleurs mis un soin particulier à conserver dans leurs archives les textes des accords et trêves conclues entre le roi de France et le duc de Bourgogne, où les terres et et villes de l' évêché de Langres étaient comprises 1. En 1965, Michel Guyard choisissait à son tour de revenir sur les évènements de cette période, plus précisément entre 1417 et 1435 2. En effet, si les historiens n'ignoraient pas l'attitude des grandes villes ou de certaines catégories sociales au cours des affrontements entre Armagnacs et Bourguignons, les contours des zones d'influence des uns et des autres demeuraient approximatifs. Les cités qui n'avaient pas encore bénéficié d'études approfondies pour cette période étaient nombreuses et il restait à déterminer qu'elles furent leurs positions. On estimait pourtant connaitre la position langroise. Une vague tradition perpétuée complaisamment au cours des siècles voulait que les ancêtres n'aient pas été traîtres à la Couronne. Elle a ensuite été relayée par l' éclosion des sentiments patriotiques, déformant les faits dans une perspective étrangère aux idées qui avaient cours au XVe siècle, seuls les sentiments de fidélité absolue à la "vraie France", c'est-à-dire à Charles VII, étaient dignes d' attention. Pour Michel Guyard, les langrois adoptèrent des attitudes fluctuantes. Ils se rangèrent sous la bannière bourguignonne de 1417 à 1434. Cette année-ci marque un revirement complet en faveur de la cause royale, dont les circonstances restent obscures et auquel le sire de Châteauvillain n'est peut-être pas totalement étranger 3. La récente communication de M. Alain Rauwel sur la création de la confrérie de Saint Dizier de Langres, éclaire encore un peu plus ces conclusions 4. L' association confraternelle, placée sous la protection du saint patron  de la ville, aurait vu le jour pour sceller le retour à la paix et à la concorde parmi les habitants, mises à mal les années précédentes par les divergences entre partisans Armagnac et Bourguignons, preuve supplémentaire de l' existence de discordes.

Le revirement des Langrois à partir des années 1430 est donc établi, il en reste une preuve indiscutable : les lettres de Charles VII envoyées à la ville et qui lui accordent d'importants privilèges. Au cours des décennies suivantes, la cité semble indéfectiblement attachée à la cause royale, mais cette nouvelle adhésion fait-elle l' unanimité au sein des habitants, d' autant plus que s' ouvre une période de relative accalmie  sur le front des opérations militaires, laissant une plus large place aux négociations? Quelles relations existent entre Langres et ses voisines favorables au parti bourguignon? Quel est le rôle du principal et puissant seigneur de la ville, l' évêque de Langres? Un document, qui relate un mouvement populaire, conservé dans la Collection Jolibois 5 aux Archives départementales de la Haute-Marne, fait justement écho à ce contexte d'une manière moins anecdotique qu'il n' y parait. Après avoir étudié les caractères de cet "émoi", il faut dégager les circonstances permettant de comprendre son déroulement, puis le rôle des autorités langroises.

En 1465, un officier épiscopal relate à son maître Guy Bernard 6, évêque de Langres, les évènements qui conduisent une partie de la population à l' émeute. Vers cinq heures de l' après-midi, le dimanche des Bordes de 1465 7, c'est-à-dire le premier dimanche de Carême, Jehan Trippier, Thiebault Gaignot et plusieurs autres prétendent "qu' en la rue champeaulx 8 à Langres, devant la maison de feu Ancel Petit autrefois bourgeois de langres, les freres de la veuve d' Ancel Petit, Charles et Pierre de Selier" font chanter par des enfants " aux danses qui se faisaient autour du feu fait devant la maison en question, une chanson contre le roi de France". Selon l' enquête de l' officier, cette accusation provoque la colère d'une partie de l' auditoire. Rapidement, trente ou quarante personnes de la taverne où se trouvait Jehan Trippier et ses compères se rendent devant l' hôtel de feu Ancel Petit où ils chantent une bonne partie de la nuit pour manifester leur hostilité aux propos rapportés. Il n' y a guère de doute sur les intentions de ces agitateurs : " item et en verite comme voye et commune renommee  si est les dessusdit qui estoient  embatonnes eussent tue et murdry lesdis freres silz feussent peu entrer en ladite maison ou silz feussent sailliz dehors". La situation s' aggrave pour les beaux-frères du défunt car les esprits ne s'apaisent pas. Le lendemain lundi, vers huit heures du matin, plusieurs individus les accusent, publiquement, d' avoir fait chanter un air hostile au roi. D' autres habitants vont alors se joindre aux Langrois qui s'étaient déjà rassemblés devant l' hôtel la veille, pour se rendre une nouvelle fois chez la veuve et trouver les deux frères. Les habitants veulent toujours "embastonner" les prétendus fautifs et mettre à sac leur hôtel. Alertées par cette agitation, les autorités de la ville, en la personne du bailli de Langres, maître Guy Boursault, du prévôt de Langres, du procureur du roi et des officiers de l' évêque, interviennent. Ils ordonnent rapidement la dispersion de la foule, mais les émeutiers ne l' entendent pas ainsi et menacent les officiers de les frapper si ceux-ci tentent de s' interposer. Pendant ce temps, devant cette colère, les deux frères prennent peur et quittent l' hôtel de leur soeur en se dérobant par les toits et en dévalant les anciens murs de la cité, contigus à la maison. Ils se réfugient enfin dans l' hôtel de maître Étienne de Clamanges 9, chancelier de la cathédrale de Langres. Peut-être sur les conseils du chanoine, s'il se trouvait alors en sa demeure, les fuyards décident de se constituer prisonniers de la justice de l' évêque de Langres. Apprenant la nouvelle, loin d'être satisfaits, les émeutiers se transportent derrière Saint-Mammès, devant l' hôtel de Guy Bernard. Des officiers épiscopaux tentent encore de calmer la vindicte populaire en arguant qu'il faut laisser faire la justice. Les habitants sont peu convaincus et réclament les chevaux des accusés pour s' assurer qu'ils ne prendront pas la fuite. Il faut ainsi plus de quatre heures pour que les Langrois mécontents se dispersent. Par la suite, une enquête est diligentée, elle établit - et cette conclusion est fondamentale pour ramener la sérénité- l'innocence des frères qui n'ont jamais fait chanter les paroles incriminées. Un air a effectivement été entonné mais, selon le procès-verbal, les paroles sont celles d'une chanson badine, initiée par le compagnon d'un prisonnier amoureux dont la dame était courroucée de le savoir en cellule, "laquelle chanson se commance a dieu galans de France picares et bourguignons vous alez en la guerre et je suis en prison etc... en laquelle chanson na aucun mal et nest ladite chanson que de joyeusete". Une dizaine de personnes est alors arrêtée pour avoir accusé à tort les deux frères.

Le document de la Collection Jolibois met donc en lumière les étapes qui conduisent à l' émoi du lundi des Bordes en 1465. Un cadre festif, qui explique les chants et les divertissements mentionnés par l' officier épiscopal dans son rapport, est plus propice aux débordements : les deux frères auraient demandé à des enfants une chanson, alors que l'on danse en ce jour des Bordes. L'alcool aidant peut-être, ce sont les discussions de taverne qui échauffent les esprits. Le lendemain, la rumeur enfle sur le marché de la ville, lieu par excellence où peut s'épanouir une rumeur. Les évènements s'enchainent lorsque les habitants s'attroupent et que dès six heures, leur décision est prise d'aller chez les coupables désignés. Le procès-verbal permet aussi de dégager les caractères de l' agitation langroise en donnant une idée de son ampleur. S'il faut rester prudent quand à l'estimation faite par l' officier épiscopal, toute mesure en la matière étant rendue délicate par les circonstances, la participation semble être importante, et probablement s'élève-t-elle à plusieurs centaines d' habitants. En effet, il signale la présence de trente ou quarante personnes le premier soir puis, le lendemain, de cinq à six cents personnes 10.  Il revient même sur cette estimation quelques lignes plus loin et parle de la venue de  " six cents personnes et plus" lors de la dernière journée. Par ailleurs, il est intéressant de noter que le rapport de l' officier épiscopal donne le nom de certains émeutiers : deux individus 11 impliqués dans les troubles du dimanche soir sont cités, neuf personnes 12 ayant participé à l'émoi le lundi des Bordes sont ensuite mentionnées, certainement les principaux meneurs de la taverne où la rumeur est née, ou ceux désignés comme tels. Cette liste donne quelques indications quand à leur origine sociale, ils semblent tous issus de couches populaires, et plus particulièrement artisanales 13. L'officier épiscopal consigne aussi un dernier détail, important pour comprendre les mécanismes qui expliquent  les proportions prises par l' émoi. L' enquête précédent la rédaction du mémoire conservé dans la Collection Jolibois a démontré l'innocence des accusés, mais la nature de la rumeur et ses conséquences nécessitent que soient consignées  les paroles censées avoir été prononcées : plus encore au moyen âge, par le verbe, le soupçon donne corps au fait. Il s'agit d'une chanson "contre lonneur du roy et des françois et a la louange de monseigneur de charolois et des bourguignons de laquelle chanson lon disoit le commencement estre tel le gentil charolois en France en est entier et si nen a riens prins quil nait très bien paye ces villains françois il a bien reboutez dieu en soit loue". S'il y a matière à enquête, les autorités langroises préfèrent tenter de calmer la situation, il faut dire que ces propos ne sont pas exceptionnels. À Dijon, ville ducale, des Français de passage soutiennent à la même période que "monseigneur de charollois n'avois que faire de soy mesler du fait du roy (...) car le roy estoit roy de royaulme et souverain"14.  André Leguai qualifie ces discours perturbateurs de manifestations instinctives ou spontanées, sans but politique calculé, la fierté nationale de ces gens s' exacerbant au contact de l' étranger, autant par vanité et fanfaronnade que par patriotisme 15. Il les distingue d'autres discours plus construits et subversifs, également relevés à Dijon et susceptibles d'être tenus par des espions 16 ; à en croire le témoignage de Commynes, Louis XI a d"ailleurs envoyé "maints espies" 17.

Pour comprendre l'émoi des Langrois, il faut revenir sur leur attachement à l' autorité royale qui se manifeste de manière mesurée mais régulière depuis 1434. En 1440, la municipalité met beaucoup de soin à accueillir le dauphin et Charles VII en levant un impôt ; après leur passage, elle achète le dais porté sur la tête du roi qui revient habituellement de plein droit, à son maître d' hôtel 18. Quatre ans plus tard, le futur Louis XI part à la tête d'une armée depuis Langres 19. En contrepartie, la municipalité est ménagée lorsqu'un conflit l'oppose à un officier royal ou à une autre juridiction 20. Les actes de justice en sa faveur se multiplient, même au détriment de l' évêque, candidat royal à partir de Jean d' Auxi 21. Les évènements de l' année 1465 témoignent de la constante de cette fidélité puisque les individus soupçonnés sont étrangers à la ville ; ils sont venus visiter leur soeur, veuve d'un Langrois. Plus encore, l'origine des deux accusés nous renseigne peut-être sur la méfiance qui existe entre les villes bourguignonnes, alliées pour les unes de Charles le Téméraire et pour les autres de Louis XI ( celles de la bordure Nord de la Bourgogne actuelle, Langres est la ville pro-royale qui a la position la plus avancée dans ce que l'on considère comme le coeur historique de la Bourgogne) : ils résident effectivement à Dijon, capitale du duché de Bourgogne, où ils sont probablement marchands. Si les Langrois et les Dijonnais connaissent clairement leurs choix politiques respectifs, une hostilité ouverte entre les deux cités n'est pourtant pas évidente. L'origine des deux frères rappelle aussi l' existence de relations, surtout commerciales, très courantes entre les deux villes, et révèle le pragmatisme qui régit jusqu'alors leurs rapports. Ce pragmatisme, Charles VII en a bien compris la nécessité. Dans la charte qu'il concède aux Langrois en 1434 censée récompenser une fidélité de toujours en accordant d’importants privilèges 22, le roi laisse la possibilité de commercer avec les ennemis sauf (la précision est importante pour comprendre la concession royale) avec les Anglais. La cour de Bourges ne semble donc pas oublier les nécessités économiques qui obligent les Langrois à échanger avec leurs voisins bourguignons, auxquelles s'ajoutent celles de l' organisation religieuse et juridique 23. Leurs relations sont d' autant plus facilités que les tensions franco-bourguignonnes s'apaisent au cours des années suivantes :  huit écuyers langrois sont par exemple payés par la ville et conduits par le maréchal de Bourgogne Jean de Vergy pour combattre les Anglais au siège d' Harfleur en 1450 24.  Un acte du conseil ducal désirant obtenir, dans les années 1460, la révocation d'une ordonnance défendant aux sujets du duc de Bourgogne de commercer dans le royaume, illustre également la nature de ces échanges. Les habitants de Langres sont alors priés d' intervenir auprès des officiers royaux en faveur des Bourguignons. À cette occasion, le conseil souligne que les bourgeois de Langres se rendent "journellement en Bourgogne et sont partout doulcement et favorablement traictiez sans empeschement quelconque " 25.

Pour perpétuer cet équilibre, chaque partie doit éviter les provocations. En des temps plus troublés, les soupçons se portent prioritairement sur les étrangers, puis comme c'est souvent le cas dans des espaces frontaliers, ce sont les familles ayant noué des alliances avec des familles de villes "ennemies", nombreuses en ces zones, qui peuvent se voir inquiéter.  Mais quels sont les évènements qui, en 1465, jettent le trouble dans les esprits? Des évènements politiques d'une portée plus générale se précipitent et expliquent la réaction langroise. C'est à la fin de l' année 1464 que commencent les désordres de la Ligue du Bien Public. Les princes s'efforcent d'attirer les villes dans leur parti. Thibaut de Neufchâtel exhorte les habitants de la cité lingonne à abandonner la cause royale 26, cet appel s' avère vain ; les Langrois préfèrent rester fidèles au roi. Ils ne sont d'ailleurs pas les seuls à être sollicités. La correspondance de Charles le Téméraire et celle de Louis XI révèlent des lettres de ce type adressées à d'autres villes bourguignonnes 27. Comportant des avertissements et des conseils, précis ou généraux, elles apportent d'utiles éclaircissements à notre document. À Dijon, le Grand Bâtard de Bourgogne signale la présence secrète d'un héraut du roi venu " quérir d'un prisonnier" 28. Les Auxerrois, quand à eux, reçoivent deux lettres royales qui demandent aux habitants de ne pas écouter les princes séditieux 29. Il faut dire que la situation de leur ville a varié au cours de ces dernières années, elle est donc de nature à inquiéter Louis XI. Pendant longtemps, les efforts royaux se sont notamment portés sur leur ville, située elle aussi en marche 30. En 1463, le souverain ratifie la cession de l' Auxerrois, à laquelle le duc de Bourgogne a consenti en faveur de Jean, comte de Clamecy et de Nevers. En soulignant l' attachement supposé des Auxerrois à l' égard de Louis XI, la correspondance royale est un moyen habile de leur rappeler leur devoir de fidélité. Le roi leur fait également une demande qui est importante pour comprendre les motivations ayant pu pousser certains Langrois à donner une telle proportion à ce qui aurait été chanté. Il encourage vivement les habitants à dénoncer toute personne tenant des propos susceptibles de jeter le trouble dans les esprits quand à la fidélité due au roi "et veuillez tousjours perseverer en vostre bonne loyauté envers nous, et s'il venoit aulcuns noz rebelles et desobeyssans en vostre ville, ou y envoyoient de leurs gens adherans et complices, ne leur donnez faveur, confort, aide ne retraict, en nostre prejudice, ainsi que en vous nous avons nostre parfaicte confiance, et nous faictes sçavoir et advertissez des choses qui surviendront  par delà".  Il s'agit donc pour les villes pro-royales de montrer ostensiblement leur fidélité, sans ambiguïté. Lorsque le duc de Bourgogne et le comte de Charolais écrivent lettres sur lettres aux bourgeois de Nevers et aux habitants de Decize, ces derniers en livrent copie à Louis XI et affirment, par ce geste, leur soumission 31. Cet exemple soulève un certain nombre de questions auxquelles il reste difficile  de répondre. L' attitude des Langrois témoigne-t-elle d'un attachement profond à la royauté depuis 1434 ou davantage de la crainte de voir mis en cause leur fidélité à Louis XI, et ce faisant, de perdre leurs avantages si une enquête venait à être réalisée à la suite de ces propos? Quoi qu'il en soit, ce contexte politique a certainement des répercussions sur le climat urbain. À Dijon, quantités de détails permettent de mettre en perspective les évènements survenus à Langres, quelque semaine plus tard 32. Le 25 janvier, la mairie décide que "attendu les dangers et les périlz de guerre", on ferait "guet et garde de jour et de nuit et tant aux portes comme sur les murs" 33. Quelques jours passent et elle ordonne la levée d'un impôt de deux mille francs destiné aux fortifications, puis envoie "en tous les hostelz des habitans de ceste ville" des échevins chargés de voir "comment ils étaient habiliez" et de s' assurer ainsi, et par interrogatoire, de leur pays d' origine 34. Elle craint surtout de voir se créer un trouble parmi les Français présents dans la ville. De fait, plusieurs d'entre eux se livrent pendant et après les hostilités, à des manifestations ou à des déclarations subversives "contre l'onneur de monseigneur de charollois" et du duc de Bourgogne. D' autres portent sur leur pourpoint une fleur de lys et une couronne. Les individus incriminés par la municipalité sont essentiellement des étrangers venus des marches de France 35.

Le procès-verbal témoigne enfin de la réaction des autorités  aux évènements. Au plus fort de l'agitation, les officiers interviennent sans grand succès. Ce sont pourtant tous les agents royaux et épiscopaux qui sont alertés. En plus de l' agitation populaire qu'elle suscite, le caractère publique de l' accusation est inquiétant, elle est de nature à rompre la concorde et à semer le doute dans les esprits. Le premier souci des officiers présents est de ramener la paix publique. S'ils n'y parviennent pas immédiatement, l' enquête qu'ils mènent ultérieurement permet de sauvegarder l'unité de la ville en démontrant que les paroles séditieuses n'ont pas été chantées. Les mesures prises se révèlent d'autant plus nécessaires que les temps des divisions a peut-être laissé un souvenir vivace. Les habitants ont en effet jugé utile, en 1437, de faire prêter serment à tous sur "les précieux corps de Notre Seigneur" 36 ; évêque, chapitre, bourgeois et habitants ont dû jurer "sur la paix et réunion d'entre eux". Ce serment est probablement pensé pour calmer les tensions survenues au sein de la communauté. L' attitude de Charles de Poitiers 37, évêque de Langres à cette date et partisan du duc de Bourgogne, témoigne des dissensions qui existaient alors : il se réfugie à Dijon lorsque les Langrois se tournent ostensiblement vers Charles VII ; des conflits juridictionnels avec le chapitre et les habitants justifient aussi ce départ, mais des différents politiques ont achevé de fâcher les Langrois avec leur pasteur. Il s'agit donc, en 1465, d'éviter de nouvelles discordes et puisqu'aucune parole condamnable  n'a été prononcée, les autorités se montrent sévères avec les émeutiers qui deviennent désormais les seuls fauteurs de trouble 38. Les autorités auraient pris des mesures plus radicales si l'enquête n'avait pas établi l'innocence des deux frères. Ainsi, à Dijon, la chambre de ville sanctionne avec fermeté ceux qui critiquent ouvertement le gouvernement ducal ; un Français qui a mal parlé de "monseigneur de Charollais" est banni perpétuellement et ses biens sont confisqués au profit du duc 39. Les peines varient en fonction de la nature des propos tenus et des aveux des accusés : ceux convaincus d'espionnage sont évidemment plus lourdement condamnés, parfois à la mort, dans des conditions infâmes. Enfin, bien qu'une enquête ait prouvé l'innocence des deux frères, l' évêque de Langres demande la rédaction du mémoire actuellement conservé dans la Collection Jolibois car il ne semble pas avoir été dans sa cité lors des évènements ( sa participation, au cours de l' année 1465, à une ambassade dans les négociations avec l' Angleterre 40 explique peut-être son absence). Haut justicier pour une partie de la ville, l'évêque est tout naturellement tenu informé de toute agitation. Mais il est aussi important pour lui de faire rédiger par ses propres officiers un tel document : promu au siège langrois grâce à l'intervention royale, il veut être assuré que l' attachement des habitants à Louis XI n'est pas suspect ; il est le garant de leur fidélité auprès du roi 41.

Sans doute ne faut-il pas donner à cette "émotions"42 une ampleur qu'elle n'a pas : nos propos et nos explications se voulaient modestes. Mais ces évènements semblent renvoyer à un contexte beaucoup plus large, au conflit entre les partisans de Louis XI et ceux de son adversaire Charles le Téméraire . L'agitation langroise présente donc l' intérêt de poser la question des rapports entre les villes pendant le conflit franco-bourguignon, au cours d'une période de tensions moins ouvertes que la précédente marquée par l' opposition entre Armagnacs et Bourguignons. Elle illustre aussi l'idée de l'unité de la communauté autour d'une position adoptée par l' autorité urbaine, unité dont on ne doit pas pouvoir douter. Les paroles censées avoir été chantées sont perçues comme propres à instiller la discorde parmi les habitants.

D'autres études sur le sujet, plus approfondies, éclaireront probablement davantage les questions évoquées et donneront peut-être une perspective supplémentaire à cette relation de l' émeute de 1465.

Notes

1. Jullien de la Boullaye, Ernets, Inventaire sommaire des archives communales de Langres antérieures à 1790, Troyes, 1882, n°538 (liasse 1412-1451) : autres accords et trêves entre le roi de France et le duc de Bourgogne où les terres et les villes de l' évêché de Langres sont comprises.

2. Guyard, Michel, "Langres pendant la guerre de Cent ans (1417-1435) : les Langrois "Bourguignons" ou " Armagnacs"? ", dans Cahiers Haut-Marnais n° 80, 1er trimestre 1965, p.1-26. 

3. Guyard, M., art. cit., p.16, n. 45 : lettres par lesquelles Charles VII, à la requête du seigneur de Châteauvillain, son lieutenant général au pays de Langres, accorde avec l' amnistie de nouveaux privilèges aux bourgeois de Langres, qui venaient de rentrer sous son obéissance (janvier 1434, n. st.). Ce long document a été reproduit in extenso par Ferdinand Claudon dans son Histoire de Langres et de ses institutions municipales jusqu'au commencement du XVIe siècle. Dijon, ABSS, 1954, P.J. n°40, p. 190-194.

4. "Paix urbaine et vie confraternelle à Langres à la fin du XVe siècle", communication au colloque de Langres, 19 et 20 mai 2001.

5. Archives départementales de la Haute-Marne, collection Jolibois, 19 J 2, f. 193-194. La collection Jolibois regroupe les pièces soustraites par Emile Jolibois, responsable des archives de la Haute-Marne au XIXe siècle.

6. Guy Bernard est évêque de Langres de 1453 à 1481.

7. Les Pâques sont un 14 avril cette année-là.

8. La rue Champeaulx est l' actuelle place Diderot. Il s'agit donc d'une voie empruntée, proche des remparts et du marché de la ville.

9. Étienne de Clamanges est chanoine de la cathédrale de 1452 à 1471.

10. Bien que les termes soient approximatifs, ils constituent une précieuse indication.

11. "Ung nomme jehan trippier thiebault gaignot et aultres".

12. "Ung nomme vauchamp serviteur de maison didier de vavel ung chacun de lengres martin queuyot nicolas guiot jehan de relanpont pierre guillot guillaume de levrat mathey voignon nicolas toulart jehan benon tanneur pierre de saint aignon jehan regnault le mary de la femme qui fut bertandot pierre le peletier casin petit coppin de moingeot le liegeoys gendre pastu le filz champaigne jehan marie anthoine le meugnier velin le parcheminier velin le serrurier jaque saiget perrin bacinot huget morisot anthoine rifflart humbert richardot de champlite philipe oursot au nombre de six cents personnes et plus".

13. Claudon, Ferdinand, op. cit.

14. Archives départementales de la Côte d'Or [ADCO], B ii 360/9, 1 août 1465 et B ii 360/10, 4 fév. 1465-1466. Leguai, André, "Pour l' histoire des ducs de Bourgogne et des états bourguignons (1315-1493) -Espions et propagandistes de Louis XI arrêtés à Dijon", Annales de Bourgogne, t. 23, 1951, p.52.

15. ADCO B ii 360/10 ( information du 24 août 1466). Leguai, A., "Pour l'histoire des ducs de Bourgogne..." art. cit., p.51.

16. "Le charrolois a fait faulsement et traitreusement de venir assaillir le roy ou plus profond de son royaulme, qui ne lui demandoit riens, mais le roy avoit entencion et bien entreprins que dedans brief temps il l'en pugniroit et paieroit bien".

17. Mémoires de Philippe de Commynes, éd. Joseph Calmette, t. ii, p. 106. Ces agents se seraient alors efforcés de jeter le trouble dans les esprits en critiquant Charles le Téméraire. Leguai, A., " Pour l'histoire des ducs de Bourgogne..." art. cit., p.50.

18. Julien de la Boullaye, E., op. cit., n° 537 (liasse) : rachat par la ville, en 1440, du dais porté sur la tête du roi et qui revenait de plein droit à son maître d' hôtel.

19. Heers, Jacques, Louis XI. Le métier de roi, Perrin, 1999, p.34.

20. Claudon, F., "Le livre rouge de l' hôtel de ville de Langres", dans Bulletin philologique et historique du comité des travaux historiques, 1924-1926, p. 1-61.
N° 11, fol.46 : 1443 (n. st.), 2 février, Montauban : commission de Charles VII, roi de France, aux baillis de Sens, Chaumont et Vitry d'interdire aux receveurs et fermiers des hauts et bas passages la levée de tout droit de circulation sur les marchandises conduites de Langres à Champlitte par des habitants de Langres.
N°16, fol. 67 : 1461, 12 juin, Langres : sentence confirmative du droit de franc, fief possédé par les habitants de Langres en vertu des lettres patentes de Charles VII, roi de France, rendue par les commissaires du roi en cette partie de bailliage de Sens (janvier 1434).

21. Jean d' Auxi est évêque de Langres de 1452 à 1453. Guy bernard, également candidat royal, lui succède.

22. Guyard, M., art. cit., p.016 : les lettres affirment que les Langrois étaient secrètement fidèles à Charles VII : " Les langrois (...) toujours soub le povoir de noz diz ennemis scelement et en leur cueur nous avoient puiz nos sacre et corennement amé, ce que toutes voies n'auraient osé démonstrer ouvertement". 

23. D'autres relations, juridiques et religieuses, existent entre les deux cités : Dijon appartient au diocèse de Langres et l' évêque, qui est partisan de la cause royale depuis 1452, y est représenté par un officier. L'organisation  judiciaire permet aussi l' intervention des agents royaux en offrant aux condamnés la possibilité d'en appeler, en dernière instance et selon certains cas, au parlement de Paris.

24. Jullien de la Boullaye, E., op. cit., 1412-1451 : correspondance entre le corps de ville de Langres et jean de Vergy.

25. Garnier, Joseph, Correspondance de la mairie de Dijon, tome 1, Dijon, s.d., p. 115 ( " analecta divionensia").  SEE, Henri, Louis XI et les villes, Paris, 1891, p. 197 et p. 197 note 5.

26. Mélanges historiques, t. ii, p. 285 : "lesditz princes, écrit-il, ont voulloir et intention de eulx emploier a ce que toutes les aides et subsides que supporte le peuple de ce royaume soient mises jus, et que plus ne soient relevées ne le peuple excequute (...) et qu'on voz privilegez, franchises et libertez serés tenus et maintenus", SEE, H., op. cit., p. 210.

27. Dans la correspondance de Louis XI, on remarque toutefois l' absence de lettres aux Langrois, reproduisant globalement en terme identiques, celles repérées pour Lyon ou Auxerre. Le roi estime peut-être leur loyauté assez assurée pour ne pas avoir à leur adresser une lettre.

28. Leguai, André, Dijon et Louis XI (1461-1483), Dijon, 1947.

29. Lettres de Louis XI, publiées par Jean Vaesen, t. ii, p. 249 et p. 270.

30. Lebeuf, abbé, Mémoire sur l' histoire civile et ecclésiastique d' Auxerre, publié par Challe et Quantin, Auxerre, 1855, tome IV, p. 274 et suiv., SEE, H., op. cit., pp. 265-266. 

31. Bibliothèque Nationale, ms français 2901, f. 19. SEE, H., op. cit., p.252. "les Bourguignons essayent d'attirer à dans leur parti les villes du comté de Nevers".

32. Leguai, A., Dijon et Louis XI (1461-1483), op. cit. : l'auteur relève de nombreux détails permettant de voir que ces évènements ont une certaine répercussion sur le climat urbain.  

33. Archives municipales de Dijon, B 162, f. 15 v. et 16. Leguai, A., Dijon et louis XI (1461-1483), op. cit., p. 19. 

34. ADCO B ii 360/9, 1er août 1465. Leguai, A., Dijon et louis XI (1461-1483), op. cit., p. 19. 

35. Il n' y a pas de traces de langrois inquiétés à ce sujet. Un habitant de Mussy-l'Evêque est arrêté et condamné pour espionnage mais, bien qu'il soit originaire d'une localité dépendant du temporel épiscopal langrois, rien ne permet d'en déduire un lien de causalité. 

36. Jullien de Boullaye, E., op. cit., n° 174 (liasse, 1437) : instrument des serments faits sur les précieux corps de Notre-seigneur par les évêques, chapitre, bourgeois et habitants de Langres, sur la paix et réunion d' entre eux, fait en 1437.

37. Charles de Poitiers occupe le siège langrois de 1413 à 1433.

38. "Pour que soit obtenu ung mandement a la requeste du procureur du roy pour soy informer de et sur les choses dessusdites adressant aux bailliz et prevost de sens et de chaumont ou a leurs lieuxtenans pour soy informer des choses dessusdites et que dix ou douze des plus coupables soient prins au corps ou soient adjournez a comparoir en personne et les aultres simplement et ceulx qui seront prins au corps soient menez en la conciergie a leurs despens ou par devers le roy ainsi que le conseil advisera".

39. Archives municipales de Dijon, B 162, f. 32. ADCO B ii 360/9, information du 1er août 1465. Le guai, A., Dijon et Louis XI (1461-1483), op. cit., p. 19.

40. Calmette, Joseph, Perinelle, Georges, Louis XI et l' Angleterre (1461-1483), Paris, Picard, 1930 ("Mémoires et documents de l' École des Chartes"), p. 72-73.

41. Ce dernier a bien compris, comme d'autres princes, l' intérêt de placer des hommes de confiance sur des sièges épiscopaux. 

42. Il faut rester prudent quand à l' utilisation du terme "populaire".













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