Haute-Marne : qui étiez-vous Mateo Lancrín, vous qui êtes inconnu du patrimoine artistique langrois?

Cyril Peltier


Les extraits sont tirés de la note "
Mateo Lancrín, architecte langrois au Siècle d'Or espagnol (1548-1585) "parue dans "Les cahiers haut-marnais", n° 293, 2e trimestre 2019,

"Qui étiez-vous Mateo Lancrín, vous qui êtes inconnu du patrimoine artistique langrois? Pour cause, c'est en Castille, région que vous sillonnez au gré des contrats, que nous vous avons découvert parmi la longue colonie d'artistes français partis chercher fortune durant la foisonnante période du Siècle d'Or.
Le langrois d'origine n'est pas le seul a avoir tenté l'aventure puisqu'on estime à cinquante le nombre d'artistes français, qu'ils soient sculpteurs, tailleurs de pierre, peintres, architectes, assembleurs de retable, partis travailler en Espagne à cette époque 1. À ses côtés, une kyrielle de Bourguignons et de Champenois tels que Felipe Bigarny, Juan de Juni 2, Juan de Borgoña, qui quittèrent leur région d'origine pour les mêmes raisons : la promesse de commandes plus régulières et plus rémunératrices.
En pleine période du Siècle d'Or, le déploiement artistique constituait en effet une manne d'investissement pour les hauts dignitaires du cercle royal, du clergé et de la noblesse 3.

[...]

Artiste méconnu, pour ne pas dire inconnu, de la mémoire collective locale et du patrimoine langrois, Mateo Lancrín figurait paradoxalement parmi les artisans les plus réputés du Siècle d'Or espagnol, courtisé par de hauts dignitaires du pouvoir et de l'église.

[...]

Mateo Lancrín, l' architecte de retables

La ressource archivistique sur Mateo Lancrín est assez nourrie et nous avons pu suivre son parcours ibérique au gré des documents contractuels et notariés qu'il signa. De l'avis de tous les spécialistes, son patronyme indique une origine nordique puisque Lancrín est la dérivation toponymique de Langres 4. Les Espagnols ont eu ce souci de traduire le nom des artistes qui vinrent travailler durablement dans leur pays, autant pour faciliter leur assimilation à la société et à la communauté artistique que pour simplifier la prononciation de leur patronyme. Dans tel cas, leur nom renvoie à leur pays, leur région ou leur ville d'origine. Il peut s'agir parfois, plus trivialement, d'une transformation philologique dérivée du patronyme.
Ainsi, dans le panorama artistique espagnol, nous pensons de suite au peintre Dominikos Theotokópoulos, plus connu sous le nom de El Greco, originaire de Crète. Mentionnons les peintres Nicolás Francés, Jorge Inglés, les sculpteurs Claudio de Lorena (Claude de Lorraine), Pedro Picardo (Pierre Picard), Julián el Florentino et Jacobo Florentino, originaires de Florence, Juan de Flandes (Jean de Flandres), Jerónimo de Amberes (Jérôme d'Anvers), Hans de Brujas (Hans de Bruges). Citons également quelques transformations phonétiques plus singulières : la famille d'orfèvre rhénans de la Harf devint ainsi les Arfe, les frères Carducci furent les Carducho ; Jean de Joigny devint célèbre sous le nom de Juan de Juni ; Roch de Bois-le-Duc fut Roque Bolduque.
Mateo Lancrín dut arriver jeune, âgé d'une vingtaine d’années mais déjà parfaitement formé, car dès son arrivée à Valladolid lui est confié une oeuvre d'envergure. Les premières mentions de son activité le situent en Castille en 1548 puisqu'il collabore avec Jean de Cambray entre 1550 et 1552 à la réalisation du retable du Rosaire à Simancas.



Retable de la Vierge au Rosaire, église de Simancas. photo Alberto Andrès (mai 2019)

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Dans les différents registres civiques, procédures notariales et autres contrats de travail que nous avons pu consulter dans les Archives historiques de Palencia et de Valladolid, Mateo Lancrín est désigné en qualité d'"assembleur" 5 (ensamblador) et "architecte de retable" (ensamblador de retablos). Il est alors mentionné dans les contrats, en collaboration avec des imagiers, comme étant le maître des travaux. En ce sens, il lui appartenait d'assurer la direction de l' oeuvre et il devait s'assurer de la composition et de l'installation de ces ensembles architecturaux.

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S'ouvrit ensuite une nouvelle étape dans la production du Langrois, entre 1560-1570, étape sans conteste la plus fructueuse durant laquelle il collabora avec Manuel Alvarez et Juan Ortiz Fernández à la réalisation du retable de saint Christophe dans la cathédrale de Palencia 6, du retable du Licenciado Vallejo dans la chapelle Saint-Jacques dans la cathédrale de Santo Domingo de la Calzada 7 et surtout du grand retable de l'église paroissiale de Santoyo 8.


Retable, chapelle du Baptistère, cathédrale de Palencia. Photo macmuseo

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Entre 1570 et 1585, l'artiste se rapprocha du foyer de production de Palencia comme l'indiquent de nombreuses citations en tant que témoin ou testamentaire dans des documents d'autres artistes locaux.

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À la fin de sa vie, c'est avec Juan de París qu'il collabore en 1578 au retable-reliquaire de Notre-Dame du Rosaire dans le monastère Saint-Paul de Palencia (oeuvre disparue).

Mateo Lancrín : l'homme et le citoyen
[...] nous savons que l'artiste fut marié à unes Espagnole, Francisca Gil, dont il fut veuf puisque celle-ci rédigea son testament le 21 septembre 1577 9. [...] Plusieurs témoignages laissent percevoir en Mateo Lancrín un homme estimé de ses pairs et contemporains, dont la qualité professionnelle était reconnue. [...] Nous savons en outre qu'en 1577 il embaucha un apprenti de 16 ans, Pablo Villarte, pour une durée de quatre années durant lesquelles Lancrín s'engagea à le former au métier d'assembleur, à le vêtir et à le chausser sans autre contrepartie financière. Dans la lettre d'apprentissage rédigée le 3 février 1577, le père de l'apprenti déclare en outre donner 8 ducats à Mateo Lancrín pour le suivi de la formation de son fils 10.
Preuve de la confiance que placent en lui bon nombre d'amis et collaborateurs, celui-ci est mentionné dans plusieurs documents testamentaires de compagnons de travail en qualité de témoin ou d'héritier [...] Signalons enfin les quelques lettres d'obligation signées par Mateo Lancrín dans lesquelles il reconnaît devoir de l'argent à des connaissances, preuve encore là de l'intégrité du sculpteur. [...]
Enfin, l'étude de son héritage laisse deviner une situation économique confortable sans parvenir pour autant à l'aisance de ses compatriotes comme Jean de Joigny ou Philippe Bigarne. Dans son testament, sa défunte épouse parle de leur "hacienda" respective, lieu d'habitation qui renvoie ici à des demeures opulentes, qui sont l'expression d'un statut social 11. Par ailleurs, à la fin de sa vie, Mateo Lancrín se retira de la ville de Palencia pour aller vivre dans le village de La Bañeza, en compagnie de son ami et compatriote Juan de París.

[...]

un dénommé Matthieu, originaire de Langres, qui dut naître vers 1525."


Notes


1 María José Redondo Cantera, "L'apport français à la sculpture de la Renaissance en Castille. Réflexions sur le style et les matériaux", La sculpture française du XVIe siècle : études et recherches, Marseille, INHA, Bec en l'air, 2011, p. 138-149.

2 Parmi les artistes bourguignons les plus célèbres figurent Philippe Bigarne (1475-1542) et Jean de Joigny (1507-1577), devenus respectivement au-delà des Pyrénées Felipe Bigarny et Juan de Juni. Sur le parcours et l’œuvre de Felipe Bigarny, nous renvoyons à nos articles : "Sur les pas de Felipe Bigarny", La vie en Champagne, n°81, 2015, p. 2-9, et " De la Bourgogne à la Castille : Philippe Bigarne et Jean de Joigny", Bulletin de la Société des Sciences historiques et naturelles de Semur-en-Auxois, tome CXXII, Semur-en-Auxois, Bordot, 2014, p. 103-123. Sur l’œuvre de Juan de Juni, cf. nos articles : "Le comté de Champagne : terre d'origine du sculpteur Juan de Juni (1505-1577)?", La vie en Champagne, n°62, 2010, p. 13-22 ; "Joigny : berceau artistique du sculpteur Juan de Juni (1507-1577)", Annales de Bourgogne, tome 82, 2010, p. 443-446 ; " De Jean de Joigny (1507-1533) à Juan de Juni (1533-1577), Histoire de l'art, tome 1, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2012, p. 15-21.

3 José María Azcárate, Escultura del siglo XVI, Madrid, Plus Ultra, 1958.

4 Francisco José Portela Sandoval, La escultura del Renacimiento en Palencia, Palencia, Diputación de Palencia, p. 338-339. Cyril Peltier, "L'étymologie au service de l' histoire de l'art", Cahiers du CIRHILL, n°35, Paris, l'Harmattan, 2011, p. 247-265.

5 Dans une lettre d'apprentissage, rédigée le 3 février 1577, il est spécifié que Mateo Lancrín doit "enseigner à mon fils Pablo Villarte ledit métier d'assembleur" et que "mon fils doit vous obéir pour toutes les tâches que vous lui commandez de faire et spécialement dans votre métier d'assembleur". Archives historiques de Palencia (c-après AHP), dossier 8986, feuilles 40-41.

6 Esteban García Chico, Nuevos documentos para el estudio del arte en Castilla, Escultores, op. cit., p. 69-72. Francisco José Portela Sandoval, La escultura del Renacimiento en Palencia, op.cit., p. 338-339. Rafael Navarro García, Catálogo Monumental de la Provincia de Palencia, Palencia, Diputación Provincial de Palencia, tome 4, 1946, p. 173.

7 Esteban García Chico, Nuevos documentos para el estudio del arte en Castilla, Escultores, op. cit., p.15. Francisco José Portela Sandoval, La escultura del Renacimiento en Palencia, op.cit., p. 336-337. José María Ruiz de Galarreta, Santiago Alcolea, Logroño y su provincia, 1962, p. 170.

8 Francisco José Portela Sandoval, La escultura del Renacimiento en Palencia, op.cit., p. 345.


9 AHP, dossier 8986, feuilles 710-711.


10 AHP, dossier 8986, feuilles 40-41.


11 AHP, dossier 8986, feuilles 710-711.


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