"
Je sais qu'il y a beaucoup de gens qui font du bien dans le monde, mais ils font pas ça tout le temps et il faut tomber au bon moment. Il y a pas de miracle. "
Romain Gary,
La vie devant soi, Mercure de France, I975 ; sous le nom d'Émile Ajar.
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Benoît Coquard : « Milieux ruraux et banlieues ont beaucoup en commun »
La gauche militante et universitaire s’est longtemps tenue à l’écart du monde rural. Le vote FN/RN y progressait et, fin 2018, les gilets jaunes se soulevaient dans toute la France contre la vie chère. Les travaux de sociologie sur les espaces ruraux et périurbains se multiplient et on a vu, à l’occasion des dernières élections législatives, la NUPES s’interroger — voire se diviser — sur le thème de la «
France périphérique ». Une notion désormais célèbre, et amplement discutée. Pendant plusieurs années, le sociologue Benoît Coquard a mené dans le Grand Est une enquête sur les personnes qui habitent des campagnes en déclin. Dans son ouvrage
Ceux qui restent, paru en 2019, il analysait la façon dont ces habitants vivent et s’investissent dans des campagnes qu’ils n’ont pas quittées. Un travail essentiel pour appréhender ces enjeux avec la finesse qui convient. Nous en discutons avec lui.
Vous utilisez l’expression de « campagnes en déclin » ou d’« espaces sociaux en déclin » : qu’est-ce que ça recouvre plus exactement ? J’ai employé cette expression pour marquer le fait que
toutes les campagnes ne se valent pas. Parce qu’aujourd’hui en France, le monde rural est synonyme d’attractivité ; ces espaces se repeuplent depuis plusieurs décennies. Quand on demande de manière générale aux Français où ils voudraient habiter, la campagne ressort toujours très loin devant la ville. On préfère une maison individuelle sans vis-à-vis, plus d’espace, une plus grande propriété plutôt que l’appartement, etc. Et, par contraste,
mes lieux d’enquête ne sont pas ces campagnes qui attirent, mais celles marquées par un déclin démographique, couplé à un déclin économique. On les retrouve principalement étendues
des frontières du nord de la France en passant par les Ardennes et en traversant le Grand Est jusqu’aux contreforts de la Franche-Comté. Ce sont donc des régions qui étaient auparavant très tournées vers l’industrie, avec d’importantes capacités de production et qui ont pu être attractives : avec pendant longtemps des niveaux de chômage très bas, des salaires relativement élevés par rapport à d’autres espaces ruraux. Non sans hasard, les campagnes en déclin sont aussi celles qui restent les moins concernées par le regain d’intérêt pour le rural.
Ce sont des campagnes à destinée productive, avec les paysages, l’histoire sociale et les populations qui vont avec, loin de l’image dominante de la campagne contemplative largement façonnée par la vision touristique.
Vous parlez de déclin économique et démographique. Comment est-ce perçu par celles et ceux qui le vivent ? C’est également un déclin du point de vue des habitants. Il y a un sentiment du «
c’était mieux avant » qui s’est vraiment installé, une forme de nostalgie face à l’érosion des perspectives d’avenir. Pour le dire avec des termes de tous les jours,
c’est un déclin de la « qualité de vie » et aussi des liens qu’on fait avec les autres.
Depuis quelques années, plusieurs travaux1 — en plus des vôtres — ont abordé de différentes façons la construction des sociabilités et l’organisation sociale en milieu rural. Faut-il y voir un regain d’intérêt de la sociologie pour les espaces ruraux et périurbains ? Oui, complètement. Vous en avez cité quelques-uns — qui sont tous d’excellents travaux d’ailleurs — et on pourrait en évoquer d’autres en complément, et beaucoup de nouveaux à venir qui ont eux aussi pour intérêt de combler des zones d’ombre de la recherche. Il faut préciser que ce regain d’intérêt est
surtout porté par des études sur les classes populaires : ce n’est pas tous les types de ruralité. Avant ça, il n’y avait pas eu beaucoup d’enquêtes en milieu rural qui prenaient en compte la question des dominations et des classes sociales. J’aime bien expliquer le «
regain » par le vide relatif qui existait auparavant. Car malheureusement les sciences sociales fonctionnent comme les autres domaines de la société, elles suivent un peu les événements historiques. Par exemple,
les enquêtes dans les espaces ruraux et périurbains ont trouvé un regain d’intérêt dans la science politique, notamment dans la sociologie politique, à mesure que progressait le vote Front national dans ces espaces. Ce parti gagnait du terrain dans l’échiquier politique, porté par un vote assez localisé, loin des grandes villes, assez investi par les classes populaires, ces classes populaires habitent avant tout loin des centres-villes : il y avait la volonté d’aller voir ce qu’il se passait pour comprendre le vote pour l’extrême droite. Plus récemment, il y a eu le mouvement des gilets jaunes. Les premières semaines, c’était très compliqué de trouver des chercheurs qui s’y intéressaient, ou plutôt qui étaient réellement sur le terrain à ce moment-là. À cette période d’effervescence politique et donc intellectuelle,
beaucoup de gens ont analysé le mouvement à chaud et au chaud, depuis leur bureau. C’est ce qui explique d’ailleurs en grande partie, à mon sens, les réactions très critiques du monde intellectuel, vis-à-vis du mouvement dans les premières semaines. Il y avait une méconnaissance de ces milieux et on s’autorisait encore une fois à en parler de loin.
Comment l’expliquez-vous ? Quand on prend la trajectoire typique d’un chercheur, c’est-à-dire de quelqu’un autorisé à émettre un avis scientifique et objectivant sur le monde social,
il y a très peu de chances qu’il ait des familiarités avec les classes populaires rurales. Par contre, on voit depuis le Covid-19 des enquêtes sur les néo-ruraux, ces Parisiens qui quittent la ville, etc. Ce phénomène sera probablement très bien documenté car les journalistes ou les chercheurs qui s’y intéressent sont soit eux-mêmes concernés, soit c’est leur entourage proche qui l’est. Le vote FN/RN grandit dans des régions, anciennement, ouvrières, historiquement conservatrices, loin des grandes villes, avec peu d’offre culturelle.
Ces territoires ruraux ont vu leurs étudiants et intellectuels locaux, ou les plus diplômés, partir massivement, déprécier ces espaces-là, le style de vie des gens, la sociabilité populaire en place. Ça accentue un entre-soi populaire et une très faible présence du «
pôle culturel » de l’espace social : il y a toutes les conditions pour que des formes de méconnaissance s’entretiennent. Et avec la sélection sociale qui est faite à l’entrée des grandes écoles et des universités les plus prestigieuses, celles justement qui permettent d’accéder aux fonctions de chercheur, de professeur à l’université, il y a de grandes chances qu’il y ait un déficit de personnel qui puisse être proche de cette histoire-là, et qui s’y intéressera.
En sciences humaines et sociales, les objets de recherche disent toujours quelque chose de l’histoire de ceux qui les choisissent. Dès le début de ma thèse, j’ai relevé entre les populations étudiées une grande défiance à l’égard des étudiants, des diplômés : ce sont des mondes qui se renvoient dos à dos. D’un côté, il y avait des formes de mépris de classe évident venant du «
monde intellectuel » au sens large, en taxant uniformément certains groupes de beaufs, etc. ; de l’autre, du point de vue de «
ceux qui restent », s’exprimait une forme de défiance vis-à-vis de ceux qui ne travaillent pas de leurs mains, qui vivent en ville. On retrouve toujours une polarisation de l’espace social, déjà décrite depuis longtemps par
Bourdieu.
[Vincent Jarousseau | vincentjarousseau.com]
Votre objet de recherche, que dit-il de vous ? Je ne voyais pas le milieu d’où je venais comme un objet d’étude légitime parce que je ne le retrouvais pas dans les écrits de sciences sociales. J’ai fait mon mémoire de master sur les jeunes d’une cité de Seine-Saint-Denis. J’habitais dans la cité, je sympathisais avec eux, j’essayais justement de trouver une légitimité à ce que je faisais en copiant l’objet des «
classiques » de sociologie en France ou aux États-Unis. Un jour j’ai lu
Les Gars du coin de
Nicolas Renahy, qui était un peu le seul livre de sociologie se rapprochant de la réalité que j’aurais pu décrire. J’ai alors réalisé que c’était un sujet de sociologie digne d’intérêt. À mon avis, si on veut vraiment une démocratisation de l’accès à la démarche scientifique, ou encore journalistique et plus largement des fonctions qui s’autorisent à produire des discours sur le monde social, il faut travailler à légitimer davantage les sujets et les recherches liés aux groupes dominés pour que les étudiants ou d’autres issus des milieux non privilégiés s’en emparent à leur tour. Même si la réalité parle pour eux, c’est très compliqué pour un jeune chercheur de se lancer dans des choses nouvelles sans appuis institutionnels.
Pendant longtemps, la sociologie rurale était focalisée sur l’agriculture. Elle s’intéressait à la figure de l’agriculteur qui disparaissait ou alors à la «
civilisation paysanne » comme on l’appelait de manière folklorique, celle-ci étant perçue comme le reliquat d’une société de jadis, à muséographier avant qu’elle ne disparaisse. Ces approches étaient aveugles aux changements concrets dans la vie des ruraux, en vérité très rapidement intégrés dans la révolution industrielle, dans le capitalisme et dans les changements structurels mondiaux. Dans les régions dans lesquelles j’ai enquêté,
les revendications qu’on trouve encore aujourd’hui taguées sur les murs ne sont pas des mots d’ordre paysans. C’est plutôt une insulte contre le président de la République ou le PDG d’une multinationale qui a racheté l’industrie locale par exemple.
Dans votre livre Ceux qui restent, vous écrivez : « Étant à la fois sociologue et originaire de ces endroits dits " paumés ", j’ai essayé de me mettre dans une posture de " traducteur " entre deux mondes que je côtoie par allers-retours. » Qu’implique cette position lors d’une enquête comme la vôtre ? Je viens des milieux populaires ruraux mais j’ai fait des études à la fac et au fur et à mesure j’ai côtoyé des institutions plus prestigieuses. De par ma trajectoire,
je vois déjà l’écart qu’il y a entre ces milieux et la manière dont les représentations « d’en haut » entretiennent certaines formes de misérabilisme, de mépris de classe. J’habitais sur place pour faire mon terrain, j’essayais de me mêler à la sociabilité que j’observais et je retournais de temps en temps à Paris présenter mes travaux en séminaire. J’allais d’un espace à l’autre. Dans les questions qu’on me posait, il y avait beaucoup de préjugés, qui s’exprimaient parfois très librement de la part d’universitaires qui ne se seraient pas autant lâchés sur d’autres groupes sociaux. Je me suis dit que ça allait être dur d’écrire sans réifier l’image du beauf entretenu de l’extérieur sur ces populations, ni tomber à l’inverse dans des formes de misérabilisme qui s’incarnent dans des discours sur «
ces pauvres ruraux oubliés », cette France chérie par l’extrême droite qui serait en «
insécurité culturelle », pour reprendre un concept qui a court. Ce seraient des «
petits Blancs » qui ne chercheraient qu’à fuir les populations des banlieues —
alors que ce sont des espaces sociaux qui ont beaucoup en commun. On ne les définit que par le repli, le manque, la crainte, et cette image ne conviendrait pas du tout aux enquêtés : ils sont très fiers de leur style de vie, de leur lieu de vie, ils n’ont jamais fui personne, ne se définissent pas comme des «
petits Blancs » — et d’ailleurs il n’y a pas que des Blancs chez eux. Face à ça, il faut donner un point de vue fidèle
tout en sachant que ceux qui vont lire le bouquin ne font généralement pas partie de ce milieu-là. Le bon moyen pour trouver l’équilibre était de tout miser sur ce qu’apportait l’enquête de terrain et de fuir toutes les tentations essayistes.
Le manque de travaux empiriques a de ce point de vue facilité l’avènement de certaines théories, notamment de la «
France périphérique » : des discours produits depuis Paris, très vagues, et qui ont en commun de surfer sur cette idée de déclin et d’abandon — qui peut être réel, comme celui de l’industrie — mais pour en déduire des conduites sociales et des visions du monde chez les habitants sans être allé les vérifier. C’est l’idée, par exemple, que l’individualisme domine dans les rapports sociaux. Un article qui m’a marqué s’intitule «
Dans ces villages de Haute-Marne, on vote FN et on ne s’aime pas ». C’est une description d’un village où plus personne ne se parle, où on appelle les gendarmes pour le moindre conflit. Ce que j’en ai compris, c’est que les journalistes n’ont pas eu accès aux endroits où il y avait encore des liens sociaux. Là où il y avait encore une vie intense, ce n’était pas au centre du bourg, où le café avait fermé. Ils passaient à côté de ce qu’il restait de vie collective. Parce que l’une des principales ressources des gens de classes populaires, c’est justement d’être connu dans son quartier, dans son village, d’être reconnu pour ce qu’ils font, ils ne peuvent pas se permettre d’être individualistes et repliés sur leur propre personne. Même quand l’économie locale se casse la gueule, même quand l’usine ferme et que ça touche une proportion importante dans un village, les gens continuent de reconstruire des liens, de s’investir dans des groupes d’amis — tout ce qui perdure quand le travail disparaît. D’ailleurs il ne disparaît pas complètement, il y a encore de l’activité économique, seulement le marché du travail est atone, donc une bonne partie de la population s’en va… Ceux qui restent vont avoir une auto-entreprise, travailler dans les petites industries, le bâtiment, le transport. Tout ce qui résulte de ça, on ne le voit qu’en étant là-bas, en se laissant un petit peu happer par ce qui se passe ailleurs que sur la place du village désertée par les jeunes depuis longtemps. Je ne me reconnaissais pas du tout dans ces descriptions froides de la rue principale et de la supérette qui ferme…
C’était avant que vous ne vous mettiez à enquêter vous-même. Votre parcours a‑t-il joué dans cette méfiance ? Pour mon cas personnel, j’ai grandi dans un bourg. Et c’est un espace d’interconnaissance très fort, où
quand on est jeune, on ressent un contrôle social très intense : tout le monde sait ce que vous faites, on craint les logiques de stigmatisation. Il y a quelque chose de pesant. La campagne est vécue par beaucoup de jeunes comme un espace trop intense, où on ne peut pas respirer, alors qu’elle est vendue dans les publicités avec des slogans comme «
respirez », «
ressourcez vous »… Le mode «
maison secondaire » charrie sur ce point beaucoup de violence symbolique parce qu’un espace qui est subi par certains va être récréatif pour d’autres, permettant la mise à distance de toutes les contraintes : «
Je vais pouvoir être en télétravail à la campagne dans une super belle maison, avec un fort pouvoir d’achat. » Alors que ce même village est vécu pour certains comme un espace d’enfermement : «
depuis que l’usine a fermé ou que tel patron m’a viré et a dit à tout le monde que j’étais un fainéant je ne trouve même plus de boulot au noir le week-end ». La «
traduction » dont on parlait est aussi là : cette belle petite campagne que vous voyez abrite des réalités très différentes.
Vincent Jarousseau | vincentjarousseau.com]
Dans votre livre vous insistez sur le fait qu’avoir bonne ou mauvaise réputation en milieu rural est extrêmement important, que ce soit pour trouver, ou conserver, un emploi, un ou un conjoint, une conjointe… Que veut dire « avoir bonne réputation », dans ces campagnes ?
J’ai beaucoup enquêté par l’observation directe des pratiques, en situant les trajectoires des gens sur un temps relativement long — j’ai eu la chance de pouvoir suivre mes enquêtés et enquêtées pendant 9 ans. À partir de là, j’ai pu voir comment s’entretient la « bonne réputation », celle qui à un moment donné vous apporte quelque chose. Qui a pu s’arroger ce qu’on appelle les « bonnes places » sur le marché du travail ? Ça ne s’est pas passé en envoyant un CV et en passant un entretien d’embauche : ce sont les recommandations qui sont déterminantes, qui font qu’un autoentrepreneur s’en sortira bien tandis qu’un autre sera dans une grande précarité, alors qu’ils peuvent faire le même métier. Les enjeux de réputation ont donc des conséquences matérielles très concrètes. De l’autre côté du spectre, ceux qui ont une « sale réputation » sont mis à l’écart du marché du travail, y compris au noir. On vous laisse encore moins travailler sans contrat de travail chez les gens parce qu’on n’a pas confiance. On ne vous paye pas, on vous surexploite, on vous méprise, même dans les contacts anodins du quotidien. On vous traite de « cassos », « d’assistés ». La mauvaise réputation peut aussi être sur le plan de la sexualité, du mode de vie familial, de la stabilité de la famille, surtout pour les femmes. Une bonne réputation n’est pas simplement un phénomène discursif, c’est aussi une appartenance concrète à des groupes. Ceux qui ont bonne réputation sont très entourés, ont beaucoup d’amis, qui ont eux-mêmes bonne réputation, etc. Dans une grande bande de potes, tout le monde est actif, si l’un est au chômage, les autres l’embauchent avec eux. Alors que les plus précaires sont ceux qui ont mauvaise réputation, qui fréquentent un plus petit nombre de personnes, qui ont du mal à recréer des liens…
La bonne réputation existe non seulement parce que tout le monde se connaît, mais aussi parce que tout le monde est assez proche socialement. On se fréquente sur les mêmes scènes sociales parce qu’on a les mêmes loisirs. Comme dirait Bourdieu, il y a des affinités d’habitus sur beaucoup d’aspects de la vie. Pour une personne qui bosse en intérim dans le bâtiment et qui vit à 30 kilomètres de Paris, sa réputation d’ouvrier dans le bâtiment a beaucoup moins d’enjeux. Déjà, parce que ceux qui le voient travailler ne le regardent pas, et lui-même n’en tirera pas de ressources. Alors que la personne qui retape une maison aux yeux de tous voit son travail évalué, comme sa personne : tout son être social est observé.
C’est un élément qui ressort dans votre livre comme, d’ailleurs, dans Les Filles du coin, de la sociologue Yaëlle Amsellem-Mainguy : l’anonymat existe peu ou n’existe pas. Beaucoup de choses se configurent par rapport au regard porté sur soi et cette absence d’anonymat.
Oui, et sur ce point, il faut préciser que Yaëlle Amsellem-Mainguy enquête sur des jeunes et des adolescentes qui n’ont pas encore de légitimité : certaines d’entre elles se précipitent dans le couple parce que ça leur permettra justement un usage un peu plus libre de l’espace public — qui reste dominé par les hommes. De mon côté, j’ai entrevu ça par le biais du surinvestissement dans le foyer conjugal. Il a longtemps été étudié comme un espace de repli, fermé au groupe, sorte de sanctuaire pour la vie de famille, mais il est aujourd’hui investi par les juvéniles et les jeunes adultes. C’est là qu’on se retrouve, qu’on se fréquente.
Pour quelles raisons ?
Il y a deux causes à ça. D’un côté, on ne veut pas se réunir sur la place du village, parce qu’on dira qu’on « traîne dans le village » : quand on marche ça veut dire qu’on n’a pas le permis de conduire, et ceux qui ne l’ont pas sont ceux qui n’ont pas d’emploi… Donc on se fréquente chez les uns et les autres. Aussi, dans ces lieux on n’est pas obligé de côtoyer tout le monde. On fait le tri. On le voit toutes et tous dans les enquêtes rurales qu’on mène. Il y a les contacts avec ceux du coin dans une forme d’interconnaissance un peu pesante, et ce que les enquêtés appellent « les vrais potes sur qui compter ». On les retrouve à la maison et c’est là qu’on peut parler, qu’on peut être comme on veut. On comprend pourquoi l’accès à la propriété est si important pour ces jeunes-là. Ce n’est pas simplement un calcul immobilier qui montre que c’est rentable sur vingt ans : on me disait « Si t’es locataire, t’es jamais chez toi. » D’où la volonté de se mettre en couple de manière précoce, de quitter le domicile parental, d’entretenir une sociabilité comme on veut en dehors de l’espace public. Dans une campagne où tout le monde se connaît et où l’on voit peu, comme on dit, de « nouvelles têtes », il y a une forte pesanteur des positions sociales et donc des dominations interpersonnelles. Être chez soi, avec celles et ceux qu’on veut fréquenter permet de s’en affranchir un peu. Typiquement, le fils machin, si son père a de l’argent et commande des salariés — qui est aussi souvent un élu local —, il hérite déjà symboliquement de cette position surplombante dès sa jeunesse et se comporte comme tel vis-à-vis de ses petits camarades ou de ses compagnes.
[Vincent Jarousseau |vincentjarousseau.com]
Yaëlle Amsellem-Mainguy écrit aussi que « c’est la figure des garçons qui personnifie les stéréotypes sur les campagnards ou les ruraux ». Oui, elle a raison. Même s’il y a aussi l’idée de la fille de la campagne, qui va avoir très tôt des enfants, etc. En fait, indépendamment de la ruralité et du genre, ce sont surtout des stigmates qu’on renvoie généralement aux classes populaires.
On associe la figure du beauf à la ruralité parce que c’est là qu’habitent les classes populaires, mais elle peut aussi s’appliquer à un homme des classes populaires des villes. Et ces archétypes trouvent leur pendant féminin. Par exemple, à mon début de terrain, les personnes proches de moi étaient des étudiants et des étudiantes. Étant donné le milieu social d’où je venais, c’étaient surtout des filles. Et elles développaient vite des formes de mépris et de mise à distance vis-à-vis des trajectoires d’entrée dans la vie d’adulte de leurs amies d’enfance, c’est-à-dire celles qui avaient déjà des enfants, qui restaient avec le même copain qu’elles avaient rencontré à 14 ou 15 ans… Donc il y avait des formes de mépris de la figure féminine. Simplement, ce sont les figures masculines qui sont les plus visibles dans l’espace public et dans le monde social en général. Et
ce sont davantage les hommes eux-mêmes qui produisent les stéréotypes, qui ont accès à la parole publique : pour le haut de l’espace social. Il y a donc des formes de mépris correspondantes du côté féminin et les femmes en ont une conscience aiguë : ne pas avoir le bon accent quand elles vont en ville, les étudiantes qui ressentent des freins dans leur progression même après plusieurs années, etc.
Vous mentionniez auparavant les gilets jaunes. Vous écrivez d’une part que ces derniers « se mobilisent pour des mesures radicales, pour une autre répartition des richesses et un renversement de l’ordre politique », tout en soulignant que bon nombre d’entre eux fustigeaient les supposés « fainéants », et voyaient dans une partie des patrons « la voie idéale de réussite sociale ». Comment comprendre ce paradoxe ? C’est lié à la structure de l’économie locale :
ils travaillent dans des petites entreprises où ils connaissent leur patron — les bandes de potes sont souvent composées d’un supérieur hiérarchique et de ses ouvriers. Je me rappelle du deuxième samedi de mobilisation des gilets jaunes. Sur le point de blocage où j’étais il y avait eu toute une discussion pour savoir
s’il fallait bloquer les camions d’artisans et de patrons. Ils se demandaient «
Ils sont des nôtres ou pas ? ». Les gens présents, beaucoup de personnes sans emploi, des intérimaires, des retraités, d’autres travaillant dans les services à la personne, ont tranché positivement parce que «
C’est eux qui nous font vivre, ils travaillent à la sueur de leur front, on les connaît ». La proximité sociale et les relations entretenues concrètement impliquent un brouillage des pistes. Les classes populaires font la différence entre le patron qui a deux ou trois salariés et le patron de Total, or c’est précisément ce type de distinction qui les porte parfois à voter comme le petit patron, et au final comme le grand patron aussi… Chez les gilets jaunes, il y avait déjà beaucoup de discours critiques sur le fait que les gros pollueurs n’étaient pas ciblés par les taxes sur le carburant et sur l’idée qu’on les faisait passer, eux sur les ronds-points, pour des personnes pas concernées par le changement climatique. Cet apparent paradoxe n’en était pas un pour des personnes disant qu’il fallait rétablir l’ ISF [
Impôt de solidarité sur la fortune ; remplacé depuis 20I8 par l''Impôt sur la fortune immobilière, IFI] , qui criaient «
révolution » tout en chantant La Marseillaise. Le premier jour de mobilisation, j’entendais certaines personnes sur le point de blocage souhaiter «
un référendum pour que Le Pen passe » tout en scandant des slogans sur la répartition des richesses et en déplorant que les ouvriers n’étaient pas assez bien payés.
Tout ça est évidemment à mettre en regard de la défaite de la gauche depuis les années 1980 :
les campagnes dont je parle ont un tissu militant de gauche quasi invisible pour les classes populaires. S’il n’est pas inexistant, il n’est pas du tout au contact de ces catégories-là. On n’identifie donc pas d’offre politique et on bricole des avis politiques qui ne sont pas forcément cohérents. Le sociologue Olivier Schwartz parlait de la conscience triangulaire qu’ont les classes populaires du monde social : se mettre à distance des «
assistés », notamment pour se mettre soi-même à distance des stigmates. C’est aussi une stratégie de présentation de soi. D’ailleurs,
le mouvement des gilets jaunes a été très populaire grâce à ça : « On est des gens qui galèrent, qui n’ont pas beaucoup d’argent, mais qui travaillent. » C’est très compliqué aujourd’hui pour les classes populaires de se mobiliser sur le travail.
Vous avez un exemple ? Un jour de mobilisation des gilets jaunes, sur un rond-point, trois femmes se disaient entre elles : «
Ce qu’on ne peut plus faire au travail, on le fait là. » Elles bossaient dans un entrepôt, où il y a des techniques de néo-management : les personnes ne se croisent pas, tout est fait pour qu’il n’y ait aucune mobilisation. Elles avaient une conscience assez lucide du fait qu’il n’y a plus d’espace pour porter leurs discours et leurs revendications. Après, je ne suis pas spécialiste des gilets jaunes, j’ai juste raconté tout ce qu’il y avait de sous-jacent à ce que j’avais observé avant ce premier jour de mobilisation :
l’idée que tout était loin, que le travail s’en allait, qu’on se sentait dépossédé de l’usage de l’espace environnant. J’avais passé mon temps à dire qu’il n’y avait pas de mobilisations politiques dans ces espaces, et sans faire de prévisions sur l’avenir, je me disais que ça ne bougerait jamais. Ça m’a beaucoup surpris de voir qu’ils ont été parmi les plus marqués par la présence des gilets jaunes et qu’il y a eu des mobilisations radicales — ça montre qu’on peut toujours se tromper.
[Vincent Jarousseau | vincentjarousseau.com]
Vous mentionniez l’audience de certaines théories, parmi lesquelles, surtout, celle de « France périphérique ». Malgré de nombreuses critiques de géographes et sociologues2, elle a bénéficié d’une forte diffusion médiatique et, dans une certaine mesure, politique. Récemment, le député LFI François Ruffin parlait de « Frances périphériques », au pluriel, et en tire des stratégies électorales. Qu’est-ce que ça vous inspire ? La critique de la notion de «
France périphérique » a été faite, de façon assez aisée d’ailleurs, parce que c’est un travail qui n’avait pas été soumis à la contradiction des pairs. Le problème n’est plus tant à mon sens la validité de l’indicateur
« France périphérique ». C’est surtout devenu un mot-valise entré dans le langage commun ou plutôt dans le jargon politique commun parce qu’au final, quand vous parlez à des gens du coin, ils ne disent pas «
On est la France périphérique ». Quand François Ruffin le mobilise, il dit en substance : «
Je ne suis pas sociologue, France périphérique ça parle à tout le monde et je veux employer des mots qui parlent à tout le monde. » Toutefois,
cette notion s’est avant tout diffusée à droite et à l’extrême droite avant de conquérir l’essentiel de la gauche aujourd’hui. On peut alors se demander, et là ce n’est plus le sociologue qui parle, quelle est la stratégie politique qu’il y a derrière. De fait, le succès de l’extrême droite n’est pas qu’un feu de paille. Dès 1995, la progression du vote FN a été très marquée dans les espaces ruraux désindustrialisés du Grand Est. Pour la gauche il y avait alors deux stratégies : se dire que ces campagnes sont conquises par les idées d’extrême droite, par les discours anti-immigration et le fait que les immigrés et leurs descendants sont le problème numéro 1, ou bien essayer de les reprendre. Désormais, on songe à reconquérir mais, pour ce faire, je pense que
c’est une erreur d’aller chercher spécifiquement un vote rural parce que la ruralité n’est pas homogène : elle est trop diverse. Sur un même territoire la population rurale ne se ressemble pas, les trajectoires sociales des uns et des autres ne sont pas les mêmes, etc.
Après, beaucoup de questions se posent : comment voit-on ces populations-là ? Est-ce qu’on les voit comme une totalité ? Tous ceux qui mettent un bulletin de vote RN ont-ils lu le programme, ont-ils tous un discours d’extrême droite ou est-ce qu’ils le font par conformisme, parce que tout le monde autour d’eux revendique d’être d’extrême droite ? Est-ce qu’ils peuvent changer de vote à l’avenir et pourquoi ce serait à gauche ? Beaucoup de gens dans les milieux ruraux et dans les classes populaires rurales n’expriment pas leurs idées politiques, même parmi ceux qui ne s’abstiennent pas, justement parce qu’ils ne se sentent pas en conformité avec l’idéologie d’extrême droite dominante, qui est devenu une espèce de doxa dans les conversations quotidiennes. Comment leur parle-t-on depuis la gauche ? Est-ce qu’il faut changer les discours ou changer les représentants politiques par d’autres qui soient plus proches de ces milieux-là ?
Le besoin d’identification est important dans des populations peu politisées ou pas politisées du tout, surtout quand il s’agit de changer son vote ou d’aller à l’encontre de ce qui est conforme dans son entourage. Des mouvements sociaux qui font prendre conscience de votre importance politique produisent ça. Le premier samedi des gilets jaunes, quand on est rentrés boire l’apéro chez l’un des participants, il y avait eu une forme de stupéfaction devant BFM en voyant qu’ils avaient bloqué le pays, qu’ils avaient une force collective immense.
Sur la façon de faire collectif, justement, vous utilisez la formule « déjà, nous » : pouvez-vous la redévelopper ici ? Ce que j’essayais de montrer en fil rouge dans mon bouquin,
c’est qu’il restait une conscience collective sous forme de « nous » qui s’exprimait sous la forme d’un « déjà, nous ». C’est une conscience collective sélective et conflictuelle, liée à l’idée que tout le monde est en concurrence, qu’il faut d’abord se sauver, soi et un petit nombre de personnes, car il n’y a pas de place pour tout le monde. Ça va de pair avec les appartenances des gens : dans quel groupe sont-ils insérés, qui fréquentent-ils ? Au lieu de passer du temps dans les cafés, les jeunes adultes passent beaucoup de temps avec leurs amis, et souvent travaillent ensemble, partagent des loisirs. Le «
déjà, nous », en plus d’être sélectif est électif : exclure des personnes de ce «
nous » et valoriser très fortement ceux qui en font partie. Il y a un côté hédoniste, ce sont ceux avec qui on passe du bon temps, mais c’est aussi à cette échelle-là qu’on peut s’organiser pour avoir des stratégies de vie «
rentables ». Quand on fait du travail au noir le week-end, c’est avec une petite équipe d’amis très proches, quand il y a une bonne place sur le marché du travail on va pistonner le copain, etc. À une échelle plus large, on se sent en concurrence avec d’autres. Ce «
déjà, nous », ou «
nous d’abord », peut se raccrocher facilement à l’extrême droite. Le Pen active un ressort du monde des catégories populaires avec sa vision très conflictuelle du monde social. J’ai essayé de montrer qu’il reste des choses — il y a un «
nous » dans lequel on s’organise — mais qu’il faut bien voir qui arrive à le capter aujourd’hui. Les dégâts qui ont été faits par les évolutions du marché du travail, ou encore l’état des médias dominants aujourd’hui sont des éléments structurels qui imprègnent les consciences durablement. De ce fait,
on change difficilement les visions du monde par un nouveau concept politique, un nouveau mot ou une nouvelle tête d’affiche.I. Pensons aux ouvrages
Les filles du coin, Presses de Sciences Po, 2021, Yaëlle Amsellem-Mainguy,
Des femmes qui tiennent la campagne, La Dispute, 2022, Sophie Orange et Fanny Renard, ou encore
Le vote FN au village. Trajectoires de ménages populaires du périurbain, Éditions du Croquant, 2017, Violaine Girard.
2. On peut notamment citer,
« Le peuple et la France périphérique : la géographie au service d’une version culturaliste et essentialisée des classes populaires », Cécile Gintrac, Sarah Mekdjian, dans Espaces et sociétés, 2014,
« La France périphérique un an après : un mythe aux pieds d’argile », Aurélien Delpirou et Achille Warnant, AOC, 2019,
« France périphérique, le succès d’une illusion », Daniel Béhar, Hélène Dang-Vu et Aurélien Delpirou, Alternatives économiques, 29 novembre 2018.
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