NUCLÉAIRE : LA PRIORITÉ DES ENR SUR LE RÉSEAU, AMPLIFIE LA SPIRALE NÉGATIVE, PHYSIQUE ET ÉCONOMIQUE, DE SA MODULATION

  "  En politique une absurdité n'est pas un obstacle. ", disait déjà Napoléon Ier, en son temps. Comme quoi!... 
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La modulation nucléaire : un risque majeur


Une tribune signée Jean-Jacques Nieuviaert, président de la Société d’Études et de Prospective Énergétique : SEPE.

  Alors que les français considéraient depuis des décennies que la sécurité de leur approvisionnement en électricité était assurée, ils ont été confrontés brutalement en 2022 à un effondrement de la production du parc nucléaire conduisant à un risque de délestage et à une explosion des prix de l’électricité.


  Pris par surprise, les pouvoirs publics ont alors décidé d’accélérer le développement des EnR et en particulier des éoliennes offshore, et d’autre-part de projeter un vaste plan de construction d’ EPRs, en commençant par six unités, pour atteindre peut-être 14 à terme.
  Mais il est rapidement apparu que ces décisions n’auraient guère d’effets significatifs avant une dizaine d’années au mieux.
  D’où, depuis le début de 2023, l’apparition d’une réflexion visant à prolonger significativement la durée du parc existant, en commençant par un vote du Sénat supprimant la limitation du nucléaire à 50 % dans le mix en 2035. Mais on évoque surtout une prolongation du parc existant à 60 ans, et une prolongation à 80 ans, comme aux USA, ne serait même plus « un tabou ».
  De plus, consciente que ses méthodes extrêmement rigoureuses commençaient à peser sur la sécurité d’approvisionnement nationale, l’ASN [Autorité de sûreté nucléaire] s’est jointe à ce discours. Elle a même déclaré être prête à lever « un certain nombre de conservatismes » présents dans ses méthodes d’analyse.

Le problème méthodologique de la sûreté
  L’ensemble du parc réacteur n’est pas associé à une durée de vie précise, mais tous les calculs de sûreté, depuis leur construction, ont été réalisés sur une base de 40 ans. Et comme le précisait récemment l‘ASN, « nous ne disons pas que c’est impossible de dépasser la durée de 40 ans, nous disons simplement que ce n’est pas prouvé ». Pour aller plus loin il faut donc réaliser des études spécifiques, et parmi celles-ci, « l’étude-clé » concerne la question des flux neutroniques et de leur impact sur la durabilité de la cuve. En effet si beaucoup d’éléments d’un réacteur sont remplaçables, ce n’est évidemment pas le cas de celle-ci. Or, « la cuve se fragilise sous l’effet du bombardement neutronique, et les propriétés du métal se dégradent dans le temps, jusqu’au moment où ses propriétés mécaniques sont trop dégradées pour permettre la poursuite de l’exploitation ».
  Dans ce domaine, des progrès ont été fait assez rapidement dans les années 90, en optimisant les plans de chargement des combustibles et en introduisant des grappes en hafnium [Hf, " Le hafnium accompagne le zirconium dans ses gisements. En général les deux éléments ne sont pas séparés sauf dans l’industrie nucléaire où le zirconium utilisé dans les gaines de combustible (...)  est employé pour ses propriétés de capture des neutrons et de résistance à la corrosion dans la fabrication de barres de contrôle des réacteurs nucléaires, en particulier dans les sous-marins nucléaires... ; source], ce qui a permis de diminuer sensiblement le flux neutronique par rapport aux calculs fait lors de la conception des réacteurs.
  À partir de là, l’hypothèse initiale de prolongation des réacteurs, contrôlée par l’ASN, a été basée sur la méthodologie d’une visite décennale approfondie consistant à : 

  • S’assurer de la conformité et de la maîtrise des phénomènes de vieillissement ;
  • Augmenter le niveau de sureté pour le porter aussi près que possible de celui des réacteurs de troisième génération.

  Cette approche présente des caractéristiques qui risquent de peser lourdement sur la durée de vie future du parc : 

  • L’approche décennale ne permet pas de donner une bonne perspective de long terme et une capacité d’anticipation avec suffisamment de délais. La France travaille à 50 ans, alors que la NRC [Nuclear Regulatory Commission, Autorité de sûreté nucléaire], USA, a déjà validé 60 ans pour la quasi-totalité des réacteurs américains et qu’elle travaille sur l’extension à 80 ans ;
  • La méthode utilisée est dite « déterministe », car elle impose de considérer que le plus gros défaut soit pris en compte à l’endroit le plus pénalisant, et de ne pas retenir les facteurs favorables ;
  • À contrario, la NRC et l’ EPRI [Electric Power Research Institute, institut qui réalise des recherches pour l'industrie de production électrique des États-Unis] utilisent une méthode « probabiliste » de répartition des défauts sur l’ensemble des matériaux.

  Conscient du problème que cela risque de poser, dans un contexte de crise d’approvisionnement, le 23 janvier, le président de l’ASN a ouvert la voie à une évolution méthodologique et a déclaré « engager un travail en profondeur sur les perspectives pour aller au-delà de 60 ans » en utilisant différentes méthodologies. Il s’agit « d’identifier quelles sont les souplesses que l’on pourrait dégager dans les calculs mécaniques sur le vieillissement des cuves, sans remettre en cause le niveau de sûreté ».
  Il semblerait donc que nous soyons enfin engagés sur la bonne voie, quant à la possibilité de pouvoir bénéficier plus longtemps de notre parc actuel, ce qui donnerait au pays un regain de sécurité d’approvisionnement compte tenu des délais considérables de construction des nouveaux grands réacteurs.
  Mais, hélas, un problème majeur, passé généralement sous silence, risque de doucher les espoirs
d’extension de la durée de vie des réacteurs, il s’agit de la modulation nucléaire.

La France pratique la modulation sur son parc nucléaire

  La modulation nucléaire, appelée encore suivi de charge, qui est pratiquée en France depuis les années 80, consiste à baisser volontairement la puissance fournie par un réacteur pendant un laps de temps court mais sans pour autant l’arrêter1.
  Cette pratique est très rare, car les opérateurs des réacteurs nucléaires considèrent logiquement que compte-tenu du coût de l’investissement, il est indispensable de les faire fonctionner en permanence à pleine puissance, c’est-à-dire en base. En effet, contrairement à une centrale thermique à combustible fossile, pour laquelle les coûts variables sont importants, la structure des coûts d’un réacteur nucléaire est essentiellement fixe, à environ 90 %. Donc, si un réacteur ne tourne pas à pleine capacité, son coût de production augmente très rapidement tandis que ses recettes baissent en parallèle. C’est ce qui explique qu’aux USA, par exemple, le Kd, coefficient de disponibilité, est très élevé, de l’ordre de 90 à 92 %, et que dans la plupart des pays possédant des réacteurs, leur productible est de l’ordre de 8 TWh par GWe. Par opposition, en 2021, la France, avec un Kd de moins de 70 %, a atteint à peine 6 TWh par GWe.
  Si la France module son parc nucléaire, cela tient historiquement à la taille de sa capacité par rapport au reste du mix électrique. La France est en effet le seul pays au monde à avoir un poids du nucléaire s’élevant en moyenne à 75 % du mix électrique. La modulation était donc la seule solution pour : 

  • Ajuster la production à la consommation, WE, nuit, jours fériés…, en cas d’excès de capacité ;
  • Assurer en partie la régulation de la fréquence : Service système.

  Mais depuis un peu plus de dix ans, une troisième raison s’est ajoutée aux précédentes, l’ajustement à la production aléatoires des EnR : éolien onshore ou PV. En effet, dans le cadre du développement de ce type de renouvelables, la régulation leur a accordé la priorité d’accès au réseau : priority access. Donc, quand ces EnR se mettent à produire, alors que le niveau de demande est faible, il devient nécessaire de ralentir la production de certains réacteurs pour éviter la saturation du réseau.
  Le pourcentage de réacteurs faisant du suivi de charge sur une journée, est ainsi passé de 20 % en 2012, soit 12 réacteurs, à environ la moitié actuellement : soit 28 réacteurs. Ce suivi de charge EnR est essentiellement affecté par l’éolien l’hiver et par le PV l’été, et la modulation subie doit en plus être combinée avec le placement des arrêts techniques, en optimisant l’ensemble dans le cadre du différentiel de demande hiver / été.
  Pour donner un exemple récent et très explicite de l’ampleur du problème, il suffit de revenir au mois de décembre 2022 :  

  • Le 12 décembre, suite à une vague de froid, le parc d’EDF est sollicité à son maximum disponible de 41 GW pour répondre à une demande de plus de 82 GW, mais l’éolien, à la peine, n’assure que 6 GW sur une capacité totale de 19 GW.
  •  Par contre le 31 décembre, face à une demande très limitée de 49 GW, l’éolien bénéficiant d’une dépression hivernale atteint 16 GW. De ce fait, le parc nucléaire, qu’EDF s’était employée à remonter à 45 GW est devenu surdimensionné, et au-delà de la modulation on a même dû arrêter plus d’une dizaine de réacteurs et retarder des mises en ligne pour ramener la puissance à 27 MW.

  Ce que l’on a coutume d’appeler la « complémentarité nucléaire-EnR non pilotables » ne fonctionne en fait que dans un sens à cause de la priorité d’injection donnée aux EnR. Quand les EnR sont présentes, le nucléaire est contraint de moduler en partie, mais, par contre, quand les EnR sont
absentes, le nucléaire doit faire face à la demande seul ou avec l’appui des moyens thermiques.

Et la modulation peut conduire à une impasse
  Malheureusement cette adaptation asymétrique est susceptible d’avoir des conséquences graves. Tout d’abord, il faut avoir à l’esprit que les réacteurs construits entre 1978 et 1999 n’étaient pas destinés à la pratiquer. La modulation a donc des effets sur le matériel : 

  • Augmentation des fortuits, en moyenne + 25 % ;
  • Dégâts possibles sur la structure des cœurs, érosion, déséquilibre bore-lithium, fuites... ;
  • Vieillissement du circuit primaire, si le standard de deux mouvements par jour était dépassé.

  Comme le remarque l’ASN, la modulation fait que les réacteurs sont « plus sollicités mécaniquement, ce qui entraine une usure plus rapide de certaines pièces » et limite les marges de sûreté en France par rapport aux réacteurs américains qui ne sont pas soumis à de telles variations. Ainsi un réacteur américain, qui vient d’être arrêté après 52 ans, a pu fonctionner deux ans à pleine puissance lors de sa dernière campagne sans s’arrêter.
  Le président de l’ASN a synthétisé le problème : « Avec l’arrêt de la production pilotable utilisant des combustibles fossiles, les fluctuations de la demande d’électricité devront être encaissées par le parc nucléaire. D’où la question : est-ce que cela conduit à des effets particuliers en termes de prolongation du parc ? ».
  Mais la modulation a aussi des conséquences sur les finances d’EDF : 

  • Perte d’opportunité ;
  • Perte de production ;
  • Hausse du coût marginal de production des réacteurs.

  Concernant la perte de production, en considérant que la modulation amène à un Kd de 75 % au lieu du coefficient normal de 90 %, pour 1 GW cela entraine une perte de production d’environ 1,3 TWh.
  Pour un prix de marché de 100 à 150 €/MWh, cela fait donc un manque de revenus de 130 à 200 M€. En référence à un parc de 61 GW, cela donne entre 7,9 et 12,2 Mds€.
  Concernant la hausse du coût de production, si on considère un coût de 50 €/MWh pour un Kd de 90 %, alors le coût unitaire pour un Kd de 0,75 % va passer à environ 60 €/MWh. Le surcoût ramené à la production correspondante sera donc de 66 M€ pour 1 GW, et donc de 4,0 Md€ pour un parc de 61 GW.
  En résumé, un parc nucléaire qui module massivement peut devenir rapidement un gouffre financier, car les producteurs d’ EnR ne sont pas tenu de compenser les coûts qu’ils génèrent. C’est d’ailleurs fort logiquement que, lors des négociations sur la construction des EPR au Royaume-Uni, HPC, ou en Chine, Taishan, les autorités locales ont refusé que ces réacteurs puissent disposer d’un mode de pilotage variable de la puissance, qui contrairement aux générations précédentes, est intégré dès le départ dans le modèle français. Vouloir moduler la production d’un réacteur, dont le
coût dépasse les 10 Mds€, est pour le moins étonnant sur un plan strictement financier.

Mais il existe des solutions
  Pour la France, il faut donc arriver à accroitre la durée de vie du parc nucléaire actuel le plus longtemps possible, objectif d’autant plus clair qu’il n’y a pas d’autre possibilité.
  Mais, en même temps, cet objectif apparait nettement en quadrature avec les décisions gouvernementales récentes : 

  • Le développement accéléré et simultané des EnR non pilotables et du nucléaire va forcément entrainer un accroissement de la modulation, et dans certains cas, été, week-end, cela pourrait même conduire à exiger l’arrêt complet du parc nucléaire.
  • Cet accroissement risque de rendre inatteignable un objectif d’extension de la durée de vie des réacteurs à 80 ans du fait d’une usure prématurée, et il comporte donc le risque d’exposer le pays, non plus à un besoin de sobriété, mais carrément à une pénurie d’électricité.
  • Une modulation amplifiée est synonyme de hausse des coûts et de pertes massives de revenus pour EDF, ce qui est contradictoire avec les efforts attendus du groupe en termes de développement du parc de production.

    Heureusement il y existe des solutions pour sortir de cette impasse : 

  • La première consiste à supprimer immédiatement la priorité d’injection en faveur des renouvelable non pilotables. La priorité d’injection doit être attribuée d’abord à l’hydraulique fluviale puis ensuite au nucléaire.
  • La deuxième doit porter sur une modération du développement des EnR non pilotables et en particulier de l’éolien onshore, qui est particulièrement néfaste au fonctionnement du parc nucléaire l’hiver.
  • La troisième consiste à renforcer les capacités de stockage et en particulier les STEP.
  • La quatrième consiste à éviter de promouvoir des mesures de sobriété incohérentes, baisse de consommation de nuit ou en heures creuses alors que la capacité de production est largement disponible, car elles perturbent le fonctionnement du parc, et ceci sans intérêt pour les clients, car les gains de non consommation seront perdus du fait de la hausse des coûts marginaux.
  • La cinquième consiste à utiliser progressivement le surplus de capacité pour produire de l’hydrogène bas carbone.
  • La sixième pourrait amener à reporter sur les producteurs EnR les coûts supportés par le parc nucléaire, ce qui serait justifié par leur présence aléatoire sur le réseau électrique.
  Ce n’est qu’en arrêtant le cycle infernal de la modulation nucléaire, qu’EDF retrouvera des revenus stables, que la France retrouvera des prix de l’électricité acceptables et que la sécurité d’approvisionnement sera assurée au moins jusqu’en 2040, voire en 2060.

1. En effet arrêter un réacteur nucléaire est une opération lourde et son redémarrage prend au minimum vingt-quatre heures.

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