Quand la foule devient peuple … avec Léon Gambetta

https://cm.revues.org
Aude Dontenwille-Gerbaud


Commentaire: «(...) 
 mais la foule qui ovationne les grands leaders républicains qui ne peuvent faire sans elle. (...)»
php

Résumés
De 1870 à 1882 en France, la foule se montre un acteur essentiel dans la construction de la Troisième République. Non plus la foule qui prend la Bastille ou celle des barricades, mais la foule qui ovationne les grands leaders républicains qui ne peuvent faire sans elle. Si l’on veut bien considérer les discours « fondateurs » de Léon Gambetta, non pas seulement dans leur dimension textuelle, mais également dans leur profonde théâtralité, il convient d’analyser les grands rassemblements comme la naissance d’une modernité politique. La mémoire des foules révolutionnaires hante les esprits. Tout à la fois source vive d’inspiration pour le tribun ou d’inquiétude pour les conservateurs, les foules républicaines sont l’objet de toutes les attentions. Dans ce moment clef de l’histoire de France, le projet républicain entend les instruire, transformer en quelque sorte l’énergie issue de la foule « aveugle » en celle d’un peuple éclairé. La philosophie politique permet à l’historien d’analyser autrement ce moment fondateur. Les éclairages de Jürgen Habermas, Claude Lefort et Paul Ricœur amènent à dépasser l’analyse classique d’une idée républicaine, pour évoquer la construction d’une société démocratique.


Que sa parole soit éclatante ou modérée, qu’elle commande ou qu’elle prie, qu’elle s’indigne ou qu’elle persifle, elle reste toujours sympathique, et la foule, muette, mais galvanisée, sent passer dans ses veines ce courant magnétique qui transporte et exalte. (Le Courrier de Saumur, 1872)1

1 Les études concernant la période de l’histoire française comprise entre 1870 et 1882, conduisent classiquement à analyser ce que l’on a coutume d’appeler « les idées des pères fondateurs » de la Troisième République. Une lecture courante amène souvent à rechercher l’émergence d’Un discours Troisième République, d’une doxa. Les analyses portent alors sur des choix de « textes » fictivement considérés comme « écrits ». Or, à y regarder de plus près, de nombreuses transcriptions de ces discours indiquent les réactions des publics venus les écouter : « applaudissements, bravos, rires, hilarité, émotion, sensation » … Cette dimension reste cependant largement ignorée de l’historiographie. Les réactions des publics sont toujours négligées, de même que la mise en scène des grands rassemblements, toujours liés aux manifestations de foules nombreuses et enthousiastes.


2 Cet article entend rendre compte des résultats d’une relecture de quelques grands discours « fondateurs », en terme d’interaction entre orateur et publics 2. Il s’appuie sur le corpus exceptionnel de 84 discours de Léon Gambetta devant des publics extra-parlementaires, pour l’essentiel populaires, réunis par Joseph Reinach ainsi que sur le dépouillement de la presse relatant ces événements ou encore d’archives publiques et privées.


3 Le contexte de ces années 1870-1882 est évidemment essentiel à considérer : lorsque la République est proclamée à l’Hôtel de Ville de Paris le 4 septembre 1870, c’est parce que la foule du peuple de Paris est venue elle-même chercher les députés républicains au Palais Bourbon. Du moins, la foule est-elle ainsi mise en scène dans les discours républicains fondateurs. Revivant les enthousiasmes de la Grande Révolution, les grands jours de 1848, la foule parisienne en oublie que la France est en guerre, que la Première et de la Seconde République ont sombré dans le despotisme, que le suffrage universel a produit des résultats douloureux. La mémoire de la Grande Révolution reste vive, considérée comme fondatrice. Pour tous, plus ou moins mythifiée et fantasmée, la foule fait partie des acteurs majeurs de l’histoire récente. Elle est l’enjeu de nouvelles rivalités en ce moment de naissance de clivages forts entre bourgeoisie républicaine de gouvernement et républicains socialistes 3. Foule que l’on applaudit d’avoir pris la Bastille ou proclamé la République ou bien foule qui fait peur chez les conservateurs, mais aussi plus largement dans les campagnes ? Foule, en tous cas, que le personnel politique nouveau, celui de ces jeunes républicains qui se retrouvent au pouvoir à partir de 1870, ne peut pas ignorer. En février 1871, les élections vont envoyer à l’Assemblée une majorité de non-républicains, alors que celle-ci doit – en principe – définir un cadre constitutionnel républicain. Par ailleurs, la question de la représentativité des élus et du mandat impératif agite les milieux militants, l’Association Internationale des Travailleurs (A.I.T.) développe ses analyses sur « la question sociale ». Le décalage fondamental entre réflexion théorique et réalité suscite de vives tensions. Dans un tel contexte, Léon Gambetta se donne la peine d’aller au-devant de publics populaires. Rien ne l’y oblige. Quel sens donner à cette nouveauté politique ? L’étude de ce corpus permet d’élaborer une réponse possible. Léon Gambetta, le commis-voyageur de la République (selon l’expression célèbre de l’époque) irait confronter dans ces moments de grands rassemblements, les idées, les principes, les normes, aux nouvelles réalités. Cette confrontation serait elle-même fondatrice, source de la légitimité de la doxa républicaine. En quelque sorte : le lieu de la fondation se serait déplacé depuis une Assemblée non républicaine vers la société civile. Tout l’effort de formation consisterait, pour Léon Gambetta, à construire cette posture de l’homme libre, celle du républicain des années 1870-1880. La foule est toujours présente dans les comptes-rendus de ces grands événements que sont les discours du tribun. La foule est elle-même convoquée, à divers titres, au sein même des discours. La foule fait partie intrinsèque de la naissance de l’homme politique moderne. Vouloir travailler dans cette perspective, c’est remettre en cause la lecture courante des grands discours fondateurs de la République, trop « froide ». Si l’interaction joue effectivement un rôle majeur, il ne peut exister de discours préalable totalement construit et maîtrisé. Nous évoquerons donc, tour à tour, la foule au cœur de la mémoire républicaine, un homme politique moderne « emporté » par la foule, et enfin la volonté politique du projet républicain, de transformer cette foule en peuple.


La Foule au cœur de la mémoire républicaine
4 Qu’est-ce que la France dont parle tant Léon Gambetta? Il semble qu’elle soit, en amont, constituée d’un vieux fond, d’un instinct, d’un sentiment : ceux du mythique peuple de Gaulois. Il se caractérise par son tempérament :

On croit pouvoir empêcher ce peuple de plaisanter, de railler, de rire et se moquer de ce qu’il trouve ridicule et même grotesque. Non ! Non ! On pourra vexer les Gaulois, mais on ne supprimera jamais la Gaule. (Vives acclamations et applaudissement répétés.)(Gambetta, 1881 :VII, 194) 4.

5 Aucun fondement théorique ne peut servir de support à ces notions de peuple gaulois et de tempérament français. Nous sommes là en présence d’un topoï qui traverse, de fait, toute la période. Ce peuple, joyeux et brouillon, possède un instinct qui le mène infailliblement vers la République. En 1789, en 1848, en 1870, les explosions volcaniques spontanées du peuple n’ont nul besoin de conducteurs. Le romantisme de Victor Hugo, l’histoire écrite à la façon de Michelet traversent les discours de Léon Gambetta. Le public l’entend, approuve, s’enthousiasme :

Vous avez compris qu’après 91 ans de luttes acharnées, un jour enfin devait se lever pour la patrie, un jour où, dans un unanime élan, tous les Français, ceux des villes et ceux des champs, l’armée, le peuple, tous, et même les plus indifférents aux luttes de la politique, - tous, entraînés par l’amour de la France, se réuniraient d’un bout à l’autre du territoire et acclameraient, réunis, indissolubles, la France et la République. (Tonnerre d’applaudissements. – cris prolongés de Vive la République ! ). (Gambetta, 1881 : IX, 54) 5.

6 Ces tonnerres d’applaudissements, ces ovations retentissent au tout début du discours, « sur les hauteurs de Belleville ». Nous sommes le 14 juillet 1880, la première fois que l’on commémore cette fête nationale, tout juste instituée. L’orateur maîtrise totalement son discours, mais porté par l’enthousiasme du moment, il propose une analyse qui présente une difficulté théorique majeure : comment penser ensemble, d’une part le travail laborieux qui mène par la patience, la sagesse à l’unité de tous, et d’autre part l’instinct patriotique français, qui fait jaillir le sentiment d’unanimité qui émane des foules rassemblées ? Ce peuple instinctivement généreux, possède le défaut de sa qualité : il est trop prompt à se laisser entraîner. La contradiction est évidente, mais ne semble nullement gêner les auditeurs : les révolutions ont lieu dans la plus totale liberté, sans guide, mais les Gaulois aiment se donner ensuite à un maître :

Notre généreux pays a trop souvent commis la faute de donner aveuglément sa confiance (…) il a suffi, à certaines époques, qu’un homme, ou qu’un groupe d’hommes, ou qu’un parti apparût sur la scène politique et dît au peuple français : « tu veux la paix, je te l’assurerai, je te donnerai par surcroît la prospérité ; mais avant tout, il me faut un blanc-seing ; il faut que tu t’en rapportes toujours à moi, il faut que tu abdiques entre mes mains. Et quand le peuple a consenti, dans un moment de stupeur et d’égarement, dans une heure d’aveuglement, quand il a ainsi donné le blanc-seing qu’on lui demande, toujours le châtiment arrive, prompt et inexorable, parce que je ne me lasserai pas de le répéter, toute faute est châtiée : l’arrêt, l’arrêt terrible, apparaît et s’exécute (Sensation. Marques d’approbation). Oui, nous avons péri en septembre 1870 parce que la nation s’était donnée au maître et parce qu’elle l’avait accepté, toléré trop longtemps. (Oui ! – Très bien !). (Gambetta, 1881 :IV, 82) 6.

7  Le pathos s’exprime ici, très clairement, en terme de culpabilité collective. A Nantes, le 16 mai 1873, au sein d’un discours long, où le public intervient toutes les 20 lignes à peu près, subitement le pathos pousse l’orateur au-delà de la prudence. Après avoir évoqué les gouvernements qui fragilisent la France tous les 15 ans « comme une sorte de bail contracté avec le malheur et les catastrophes », après avoir provoqué des marques de « mouvement » chez son public, Léon Gambetta évoque les épisodes révolutionnaires, ces crises violentes que le peuple paye de son sang puis de la proscription.

Il ne faut plus à aucun prix de ces révolutions spontanées et incoercibles, qui jaillissent du sol, hâtives et prématurées, non préparées, non étudiées, sans personnel, sans réformes prêtes, sans garanties ni pour les droits, ni pour les intérêts. Quel est le fruit ordinaire de ces tentatives désespérées ? Elles amènent inévitablement ces sauvages et éhontées réactions où le pays laisse sa bonne renommée, sa dignité morale, en même temps que sa fortune. (Salves d’applaudissements). (Gambetta, 1881 : 373) 7.


8 Les « mouvements », les salves d’applaudissements, les ovations cachent en partie la difficulté à penser les épisodes tragiques de la Commune, des proscriptions et de l’éventuelle amnistie. Porté par le public, l’orateur s’aventure clairement sur un terrain fragile. Néanmoins, l’argumentation semble acceptée. Du côté positif de l’instinct donc, Léon Gambetta place l’élan vers la démocratie, la fraternité révolutionnaire, la solidarité et l’unanimisme républicain. Souvent initié grâce au peuple de Paris, le tressaillement révolutionnaire, la volonté mystérieuse s’étend ensuite à toute la France et pourquoi pas, à toute l’Europe. La foule est ici acteur principal de l’histoire en marche. Elle est celle de la prise de la Bastille et des barricades de 48. Mais la foule n’est pas seulement mémoire fondatrice ; elle est encore bien présente et accompagne, autrement, plus sagement, la République naissante des années 1870.


Emporté par la foule 

Léon Gambetta attire les foules
9 L’exemple du voyage en Savoie est révélateur. D’après le Patriote savoisien,du dimanche 22 septembre 1872 la foule envahit la ville de Chambéry pour venir accueillir Léon Gambetta venu de Paris. Elle arrive par tous les moyens de transport : à pied, en carriole, en train. (Gambetta, 1881 : 12) 8 L’édition Le Chevalier précise que c’est une foule immense avec femmes et enfants, en provenance de 27 cantons différents et même des départements limitrophes. Le même ouvrage précise comment est composée à Grenoble, la foule de 6 000 personnes et plus, venue acclamer Léon Gambetta sur son passage :


La foule couvre les allées Randon qui conduisent de la gare à l’hôtel. Les voitures ont de la peine à avancer, tout le monde est serré. Ce n’est pas seulement (comme on l’a remarqué) la population ouvrière qui se précipite pour serrer la main de Léon Gambetta, c’est la bourgeoisie, l’armée même ; aux premiers rangs se trouvent nombre d’officiers et soldats appartenant à la garnison de Grenoble. » (Gambetta, 1872 : 31 ) 9.

10 Certes, ces descriptions émanent toutes d’une presse républicaine favorable à Léon Gambetta. Toutefois, il convient de ne pas négliger qu’à cette époque de l’Ordre Moral, dans bon nombre de villes, l’orateur doit affronter l’hostilité des autorités. Les préfets ont ordre d’empêcher les rassemblements républicains. Au-delà du simple aspect hagiographique de la presse républicaine, le phénomène de rassemblement devait avoir atteint une ampleur importante pour être à même de défier ainsi la préfecture. Le 30 septembre 1872, à Bonneville, le Préfet fait interdire l’illumination des rues, prévue pour la venue de Léon Gambetta. Dès la nuit tombée, la montagne se couvre de feux de joie, dans toutes les communes, jusqu’au plus petit hameau. L’information circule donc, et circule vite.

11 En 1876, Léon Gambetta lui-même s’en réjouit dans une lettre adressée à Juliette Adam décrivant des populations entières qui accourent à chacun de ses déplacements 10.

12 Les 17 et 18 septembre 1878, Léon Gambetta est à Valence et à Romans. Après avoir traversé Grenoble, où toutes les maisons sont pavoisées, où flottent des milliers de drapeaux, Léon Gambetta s’embarque sur un bateau à vapeur, pour descendre le Rhône :


La promenade triomphale continue. Sur les deux rives du Rhône, les populations se massent pour saluer le bateau qui porte Monsieur Léon Gambetta … Nous approchons de Tain. Un train passe : le mécanicien salue, en sifflant notre bateau qui lui répond ; les voyageurs, penchés aux portières, agitent leurs chapeaux, leurs mouchoirs, en criant : « Vive Léon Gambetta ! Vive la République ! (Gambetta, 1881 : VIII, 218) 11.

13 La foule s’avère parfois si dense que le discours ne peut avoir lieu. A Bordeaux par exemple, le 13 février 1876, la salle est trop remplie. Ce n’est pas même une question de sécurité : l’orateur ne peut tout simplement pas accéder à la salle. Souvent, la population ne peut entrer écouter le grand orateur : la foule est trop nombreuse. Formulons l’hypothèse que chacun connaissait quelqu’un « qui y était », et que l’on discutait ensuite de ce qui avait été entendu. De la première interaction, celle qui a lieu dans la salle où se prononce le discours, naît vraisemblablement toute une chaîne de relais qui ne passe pas forcément par la presse. Cette dynamique est en germe dans l’acte même du discours : Léon Gambetta sait parler au-delà de son public immédiat. Il en joue et ne perd jamais une occasion de s’exprimer en public. Parler devant un public favorable prend alors un autre sens : il s’agit de préciser, compléter, nuancer ce qu’un chacun portera ensuite comme message au retour dans sa commune. La presse, écho de ses grands rassemblements, lui fait une tribune à l’échelle de la France. Au-delà de la stratégie politique, l’orateur aime et sait galvaniser la foule. Sa correspondance privée en témoigne 12.

14 Restituer cette atmosphère semble essentiel, même si la presse et les témoignages, tous favorables à Léon Gambetta, manifestent une tendance certaine à l’exagération. Il est vrai, d’autre part, que la Savoie, le Dauphiné, la vallée du Rhône sont des régions acquises depuis longtemps à la République. Le tribun, qui se veut initier une méthode nouvelle par ses voyages et son contact avec les foules, ne se rend pas dans n’importe quelle région. Une cartographie de ses déplacements permet de montrer le choix de Léon Gambetta de ne rencontrer que des publics qui lui sont favorables, dans le but évident de donner à la France républicaine attentive, une image positive de ces rencontres. La foule est essentielle à considérer, mais il convient pour l’orateur, de ne pas multiplier les risques. Léon Gambetta ne se rendra jamais en Bretagne, dans l’Est, dans le Languedoc et le Roussillon par exemple, régions trop conservatrices et antirépublicaines, ou à l’inverse, trop « rouges ».


L’orateur et la source vive que sont les foules
15 Léon Gambetta a réellement besoin du contact avec la foule pour trouver l’énergie de ses discours. Les témoignages de ses amis sont intéressants. Albert Tournier nous montre un orateur qui attendait de voire la réunion, le public, pour définir vraiment la forme de son discours, s’adaptant selon les auditoires paysan, citadin ou mixte. (Tournier, 1893 : 328). L’orateur, en effet, prépare peu ses discours. Son sens du public ne lui permet pas d’être prêt à l’avance. Néanmoins le fond semble construit avant le jour du discours. Ce n’est pas le raisonnement qui varie, mais l’ordre de la démonstration. Léon Gambetta déteste toute forme figée, préparée sans avoir « senti » le public. Il n’aime pas écrire ses discours. Tout au plus jette-t-il quelques notes sur un papier. Léon Gambetta est d’abord orateur. Passer par l’écrit l’ennuie. Les idées ne lui viennent qu’en parlant. Selon ses amis, dès qu’il doit s’adresser au public par écrit, Léon Gambetta passe par des « douleurs de gestation et de parturition très violentes ». L’orateur le dit lui-même : il ne sait pas écrire, il « pond », tout au plus. Mais l’attente de parler est longue, il lui tarde de retrouver la chaleur du public. Les comparaisons avec Mirabeau reviennent souvent dans les portraits de l’époque. Joseph Reinach y insiste particulièrement dans un article (Gambetta orateur) qu’il publie au sein de l’édition intégrale des discours :


Ainsi, chez Gambetta, point de correction grammaticale, point d’ossature régulière dans le discours, et cela pour deux raisons ; d’abord parce que sa parole est toujours soudaine, toujours improvisée ; ensuite, parce que la trame serrée et savante du discours est une sujétion dont son libre génie ne veut pas s’accommoder. Comme Mirabeau, il pense et parle à tire-d’aile. Comme lui, s’il donne sa phrase oratoire de toute l’haleine de sa vaste poitrine, il est incapable de résister à l’appel séduisant des idées multiples que le choc des interruptions ou le hasard de sa propre parole a fait surgir devant lui. Dès qu’une image a éveillé une autre image, il faut qu’il l’exprime aussitôt, parfois dans une longue incidente et parfois dans un développement tout nouveau. Un discours de Gambetta est un enchaînement continuel de parenthèses. (Gambetta, 1881 : IX, 305-306).

16 Les propos de Joseph Reinach ne font que renforcer notre propos : étudier un discours de Léon Gambetta comme un texte écrit n’a guère de sens. Il est évident que sa pensée se construit dans l’interaction avec son public, dans la chaleur des grands rassemblements. Toute la difficulté consiste à analyser au plus près cette interaction. Joseph Reinach avoue ses difficultés à « fixer cette lave sur le papier » lorsqu’il se lance dans l’édition des 11 volumes de discours. Il lui est parfois fort difficile de trouver le verbe, le sujet ou le complément. Des lambeaux de phrases qui à l’audition, formaient un équilibre majestueux, lui donnent les pires soucis. Mais Joseph Reinach nous rassure : il n’a rien ajouté, rien modifié.


De la foule au peuple républicain

Les temps héroïques sont clos
17 Dès avant les Communes de 1871, le mouvement républicain s’applique à véhiculer l’image, parfaitement construite, de foules populaires raisonnées. Il en va de l’adhésion des campagnes aux idées républicaines. Certains rassemblements de grande ampleur sont donc décrits comme extrêmement calmes, et les auteurs des années 70 insistent sur cette capacité à la sagesse des publics populaires 13. Arrivé au pouvoir, Léon Gambetta va chercher à conquérir l’électorat rural.

18 A Romans, sont venues les populations de toutes les campagnes environnantes. L’accueil est triomphal : toutes les maisons sont pavoisées, un millier de personnes attend Léon Gambetta à la gare, le cortège ne peut avancer que très lentement au milieu des explosions d’allégresse. Même des rues voisines, celles d’où l’on ne peut pas voir Léon Gambetta, retentissent les cris de « Vive Léon Gambetta ! Vive la République ! ». Ce sont là, bien évidemment, les propos de la presse républicaine. Mais la presse d’opposition, ne nie pas le fait. Le discours a lieu dans un « cirque en planches » selon l’expression de l’époque, construit exprès pour la réunion. Il peut contenir plus de 6 000 personnes. Un nombre à peu près égal de personnes reste dehors. Il nous faut absolument imaginer le caractère phénoménal de ce type de rassemblement, pour comprendre l’interaction qui se déroule à Romans entre l’orateur et son public.


19 Des calculs croisant différentes sources 14 permettent de penser que Léon Gambetta s’exprimait lentement, à la vitesse approximative de 100 mots par minute, avec un temps d’interruption par le public d’une vingtaine de minutes par heure (en moyenne). Pour Léon Gambetta, les manifestations du public prennent donc bien une grande importance. Après une telle prestation orale, une telle performance physique, l’orateur se dit totalement épuisé. Quant au public, il a dû patienter un temps infiniment long, parfois pour ne pas entendre grand-chose. Nous pouvons évoquer ici le lien entre orateur et public comme l’entrée dans une forme de modernité politique, celle qui ne peut plus se contenter de la chaire parlementaire et de réunions locales, celle qui invente en quelque sorte un vedettariat à l’échelle nationale, orchestré par la presse. L’interaction s’engage alors souvent par un appel à la compréhension, par une demande de travail mutuel. Le public a son rôle à jouer. L’orateur le lui signifie dès les premiers mots, et il semble réussir, sans problème, à nouer le lien avec l’auditoire. L’orateur se dit régulièrement épuisé, ne pourra parler que devant un public calme. La foule change de nature. Elle devient peuple républicain venant s’instruire. La foule n’est plus essentiellement celle des révolutions urbaines, elle est également celle des campagnes qui, peu à peu, se rassurent.


Du peuple républicain
20 Ces mêmes publics applaudissent l’idée que seule l’instruction permettra d’éviter les éruptions volcaniques, les saturnales sociales, qui embrasent trop facilement les populations non éduquées. Or ceux qui, par exemple, écoutent Léon Gambetta, dans le Xe arrondissement, ont sans doute pour beaucoup d’entre eux, été marqué de près ou de loin, par les événements de juin 48 ou de la Commune. Ils applaudissent cependant l’orateur et semblent donc accorder facilement à Léon Gambetta l’idée que les temps héroïques sont clos, que l’histoire marche vers le progrès. Contre les risques de basculement, seule la méthode de progrès raisonné, celle des républicains, permet de se prémunir.


Le parti républicain, d’abord peu nombreux, s’est attaché surtout à refaire l’histoire de son passé, de ses doctrines : il a compris, en arrivant pour ainsi dire au monde, après la nuit sinistre du 2 décembre, ses chefs étant exilés ou morts, le parti dissipé ou divisé, il a compris qu’il était nécessaire de reformer une école, une méthode, une doctrine ; de s’attacher à faire justice des sophismes, à dissiper les préjugés, à rassurer les intérêts et ramener la France dans sa vraie tradition ; de démontrer jour par jour, heure par heure, qu’en dehors de la démocratie il n’y avait pas de salut. Peu à peu il a pu entrer en communication avec les dernières couches du pays, et, le jour où la dictature césarienne s’est effondrée dans la boue et le sang, le parti républicain, quoique peu nombreux dans les Assemblées, s’est trouvé tout à coup très nombreux dans le pays. Cette propagande incessante et latente a produit tous ses fruits, elle a manifesté tous ses résultats et alors, dans ces heures de suprême détresse et de confusion, la France n’a poussé qu’un cri devant les défaillances et les lâchetés de l’Empire et devant l’invasion : la République seule peut nous sortir de là ! (Applaudissements.) (Gambetta, 1881 : V, 110 15).


21 Claude Nicolet analyse en quoi le discours est au cœur du projet républicain (Nicolet, 1982 : 33). Ce discours se veut, philosophiquement, ne receler aucune zone d’obscurité, de non justifiable. Léon Gambetta, dès lors, n’a de cesse de développer la méthode qu’il qualifie de « positive », du parti républicain : un programme clair et précis, une gradation nécessaire des questions, une série logique, quasi scientifique des revendications, un mémento des réformes et des progrès à accomplir. Les plus éclairés, les grands frères de la nation, les « couches sociales nouvelles » ne peuvent se dérober à leur devoir de conduire cette politique républicaine à son terme. À eux de terminer la Révolution française par leur vertu de prudence et de sagesse. La contradiction de Léon Gambetta semble manifeste : la France devient républicaine par instinct, par tempérament, par fusion. Et l’orateur vit avec son public une véritable communion des cœurs et des âmes. Mais la République française s’installe par raison, avec méthode et rigueur. Et Léon Gambetta refuse à son public les applaudissements et les ovations dont il se nourrissait quelques instants auparavant. Le discours, au cœur du projet républicain, ne peut avoir lieu sans la communion des âmes, il débute lorsque les esprits peuvent s’entendre et se pénétrer, mais se veut ensuite argumentation logique et critiquable. L’inconciliable théorique semble se concilier dans l’interaction. Les analyses de Paul Ricœur permettent de mieux cerner les ambiguïtés inhérentes à tout acte de langage politique (Ricœur, 1991 : 161-175) 16. L’interaction ici présentée entre orateur et publics, pour l’essentiel populaires, pourrait se situer au niveau de discussion sur les fins du « bon gouvernement ». Sa fonction serait de justifier la préférence pour une forme d’Etat. La terminologie de ce niveau reste toujours d’ordre emblématique. Les connotations émotionnelles vont bien au-delà de leur signification strictement dite. A ce niveau, toutes les manipulations sont possibles.

22 Aux explosions effroyables, aux colères aveugles, à la brutalité sauvage, aux tempêtes et aux orages, répondent lucidité, clairvoyance, intelligence, savoir, raison, intelligence. Le calme après la tempête sera celui de l’éducation laïque, gratuite et obligatoire. Il peut être intéressant de faire ici un parallèle avec le « physique » de Léon Gambetta. Sans être « aveugle », il était tout au moins « borgne » ayant perdu un œil dans un accident à l’âge de 13 ans. Cet aspect de sa physionomie a donné lieu à l’époque, à de nombreuses caricatures. Lorsque le jeune homme fougueux arrive de son Lot natal à Paris, il dénote : son accent méridional, sa tenue négligée, son œil aveugle sanguinolent déplaisent à la « bonne bourgeoisie » républicaine. Léon Gambetta va devoir travailler sa tenue, calmer la tempête qui est en lui, sortir de son « aveuglement ». Même si le « naturel » revient au galop :


Léon Gambetta poursuit sa catilinaire, s’anime, s’exalte, couvre de sa voix sonore la voix de son adversaire, l’anéantit, le submerge – le mot est de lui – et, les cheveux épars, la robe en désordre, ses vêtements ouverts, sa cravate enlevée, son col nu, semblable à un autre O’Connel rugissant à la tribune, l’avocat menace, tempête, accuse, écrase et retombe épuisé sur son banc, tandis que des applaudissements éclatent, saluant à la fois la réparation qui commence et le tribun qui s’est révélé (Gheusi, 1909 : 266).

23 Dans ce témoignage de 1868 (il s’agit du procès Delescluze), nous retrouvons de nombreux termes qui appartiennent au champ référentiel de la guerre : « anéantir, submerger, désordre, tempête, écrasement ». La paix n’est représentée que par les réparations. La tension, les aspects contradictoires décrits précédemment ne sont donc pas seulement politiques. Léon Gambetta est lui-même une contradiction vivante : le bouillonnant tribun a bien du mal à s’assagir, à se calmer.

24 Cette tension, si vive chez Léon Gambetta, est aussi celle d’une difficulté de l’époque à penser philosophiquement la République. Claude Nicolet (L’idée républicaine en France) n’hésite pas à employer l’expression de schizophrénie. Il s’agit en effet de « terminer la Révolution française ». Comment fonder la paix, une République sage et calme, en se référant à l’héritage problématique de la Grande Révolution ? Au sein des publics qui suivent les discours de Léon Gambetta, se trouvent des hommes qui ont connu 1848 et dont les parents avaient peut-être participé eux-mêmes à la Grande Révolution. La mémoire familiale est encore vive. Le programme républicain y répond : une éducation pour tous, un citoyen instruit et armé, la liberté du suffrage universel, l’union, le travail, la tolérance. La vraie revanche est celle de la raison. En 1871-72, il n’est pas encore question d’une revanche d’ordre militaire. Le progrès de la raison amènera l’Allemagne à rendre les territoires enlevés. Le progrès de la raison rendra lucides les aveuglés par la religion, les royalistes et Bonapartistes de tout genre. Les foules des barricades se transformeront en peuple.

25 La statuaire de l’époque ne fait que souligner ce nouvel affrontement entre deux visages de la République. L’ouvrage de Maurice Agulhon, (Agulhon, 1979) recense toutes les figures de la République et l’amène à opposer une Marianne guerrière et une Marianne pacifique, une « Gueuse » et une « Déesse ». La tension entre les deux figures reste vive jusqu’au début du 20e siècle. Ainsi en sera-t-il, encore, du lien entre la foule et Léon Gambetta, le jour de l’enterrement du grand tribun. La presse républicaine souligne l’effusion magnifique du peuple tout au long du passage du cortège, cette foule immense et recueillie (La République française, 8 janvier 1883). Le Temps insiste sur l’air respectueux des foules venues là, non par vaine curiosité, mais par devoir civique. Les termes employés sont ceux d’admiration, d’affection (Le Temps, 7 janvier 1883). Le Figaro, pour sa part, toujours hostile au tribun, s’amuse plutôt de la fête foraine de Belleville où l’on a organisé, le jour de la mort de l’orateur, un jeu de massacre représentant la tête de Gambetta (Le Figaro, 2 janvier 1883). L’ironique Gaulois se lamente de la curiosité des foules : « Et rue de Charonne ! Et avenue Philippe-Auguste ! Hélas ! Pas d’incidents. Toujours la même foule, la même bousculade banale, et une lassitude qui accable tous ceux qui ont suivi le cortège. » (Le Gaulois, 7 janvier 1883).

26 Qu’elle soit convoquée dans un sens ou dans l’autre, la foule reste donc un élément majeur de légitimation. La rue demeure une composante forte du paysage politique, au-delà du suffrage universel, de l’arène parlementaire et des choix gouvernementaux. Elle plonge ses racines dans les grands combats révolutionnaires, socle paradoxal de la très sage troisième République qui se met en place peu à peu.


Conclusion : l’espace public démocratique pour en finir avec la foule ?
27 Le philosophe Jürgen Habermas propose, entre modèle républicain et modèle libéral 17, un troisième modèle d’interprétation de la société, celui qu’il dénomme « politique délibérative », modèle reposant sur les procédures et les formes de communication. Le conflit se résout dès lors par entente rationnelle, le consensus se fait sur la pratique de la communication, sur le processus d’argumentation, procédure acceptée par les participants à l’acte d’intercompréhension.

28 Entre Etat et société civile, Jürgen Habermas considère possible une procédure idéale de délibération et de décision. Le système politique est certes le seul capable d’agir et de prendre des décisions. Mais le pouvoir politique doit compter avec un vaste réseau de censeurs qui s’expriment dans l’espace public fondé sur la communication, à savoir la sphère culturelle et les associations. Il semble possible d’analyser ici les moments de discours entre Léon Gambetta et ses publics comme moment d’apprentissage rationnel des procédures argumentatives. Durant les années 1870-1880, entre l’Etat se constituant et une société en crise, l’enjeu n’est pas seulement celui de conflits d’intérêts au sens social du terme, mais également celui d’un apprentissage démocratique où un « réseau de censeurs » s’exprime dans un nouvel espace public. Sur la « scène où la division apparaît de droit », selon l’expression de Claude Lefort (Lefort, 1986), la « prétention à la validité » de Jürgen Habermas repose sur une base fragile, celle de l’acte de langage, fait social publiquement contrôlable.

29 Avant d’être fondateurs, les discours prononcés durant cette période d’une dizaine d’années nous semblent d’abord ceux d’une rupture radicale. Prenons l’exemple de ce terme radical. Nous l’interprétons le plus souvent aujourd’hui à l’aune de son devenir sous la Troisième République triomphante. Durant la période 1870-1880, radical signifiait « radicalement pour la République » dans une dimension de combat difficile et parfois douloureux en l’absence des « repères de la certitude ». Cette dimension de combat, nous la retrouvons dans les analyses de Marcel Gauchet, entre autres celles sur la Révolution des droits de l’homme (Gauchet, 2001). Les termes employés pour décrire le moment de l’élaboration de ce texte aujourd’hui « refroidi » sont forts : développement convulsif, souvenir ténébreux, déchirements, insurmontables dilemmes …


Si nous avons restauré les droits de l’homme au fronton glorieux de notre état social, c’est en perdant le sens de l’énergie volcanique que recèlent à l’état dormant leurs maximes faussement paisibles. Il nous reste à redécouvrir ce qu’elles portent de révolution. Nous sommes très loin encore de la complète expression des virtualités inscrites dans le principe de légitimité où s’alimente depuis deux siècles l’expansion contradictoire de la société des individus. Elle n’a pas fini de nous surprendre et de nous contraindre à réapprendre l’histoire. C’est-à-dire en particulier de nous renvoyer à la prodigieuse et terrible expérience initiale où il a fallu un instant regarder en face l’abîme créateur que cachent les simples mots de liberté et d’égalité (Gauchet, 2001 : 316).

30 Nous faisons nôtre cette conclusion de Marcel Gauchet : les dix années 1870-1880 voient réémerger cette « énergie volcanique » issue des foules révolutionnaires. Pour réapprendre l’histoire, il nous faut aussi savoir « écouter » des discours considérés aujourd’hui comme figés. L’étude de l’interaction orateur/public constitue une entrée et une démarche pour retrouver, analyser ce moment « d’abîme créateur ».

Bibliographie
FRANTZ, Juliens, Une fête républicaine à Lyon. Compte rendu de l’anniversaire démocratique du 24 février 1870 au Palais de l’Alcazar, 1870. Catalogue BNF : LB56 2589.

GAMBETTA, Léon, Discours et plaidoyers politiques, rassemblés par Joseph Reinach, Paris, Charpentier, 1881 (11 volumes).

Voyage et discours de Gambetta dans la Savoie et le Dauphiné, avec les toasts, allocutions et discours qui lui ont été adressés, Paris, Le Chevalier, 1872.

Le Courrier de Saumur

Lettres de Gambetta, 1868-1882, recueillies et annotées par D. Halevy et E.Pillias, Paris, Grasset, 1938.

GHEUSI, Léon Gambetta par Léon Gambetta. Lettres intimes et souvenirs de famille, Paris, Société d’Editions Littéraires et Artistiques, 1909.

LAVERTUJON, A. Gambetta inconnu. Cinq mois de la vie intime de Gambetta,Bordeaux, Gounouilhou, 1905 (Cote BNF. Microfiche Ln27 51 782) p. 99.



Ouvrages de référence
AGULHON, Maurice, Marianne au combat, l’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, 1979.

ARNOULD, Arthur, Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, 1878, réédition Dittmar, 2006.

GAUCHET, Marcel, La Révolution des droits de l’homme, Paris, NRF Gallimard, 2001.

HABERMAS, Jürgen, L’intégration républicaine. Essais de théorie politique,Paris, Fayard, 1998.

LEFORT, Claude, Essais sur le politique, XIXe – XXe siècles, Paris, Esprit/Seuil, 1986.

NICOLET, Claude, L’idée républicaine en France. Essai d’histoire critique, Paris, Gallimard, 1982.

RICŒUR, Paul, « Langage politique et rhétorique. », Lecture 1. Autour du politique, Paris, Seuil, 1991.



Notes

1 Edition du 9 avril.

2 Cet article reprend quelques grandes lignes d’une thèse soutenue le 2 novembre 2004 à l’université de Paris V, sous la direction de Claude Lelièvre, intitulée : La République en ses discours, un acte de formation. 1852-1882.

3 Ainsi de cette colère d’Arthur Arnould, membre de la Commune, qui écrira en 1878 à propos de cette même journée du 4 septembre 1870 : « Depuis six semaines, le parti républicain-socialiste attendait, espérait ce mouvement. Nous faisions tous nos efforts pour le provoquer, mais la population, tenue en bride par les députés de gauche, qui se plaçaient comme un tampon entre le peuple et l' Empire, énervée par vingt années de despotisme et de corruption savante, semblait avoir perdu foi en ses propres forces et jusqu’au sentiment de sa toute puissance » (Arnould, 1878 : 22). Il en conclut que le 4 septembre, faute de cohésion, le parti révolutionnaire socialiste fut complètement joué : le peuple se croit libre alors que se met en place une nouvelle « dictature », bourgeoise et républicaine.

4 Discours de Versailles, 24 juin 1877 devant un public de parlementaires.

5 Discours de Paris, XXe arrondissement, 14 juillet 1880 devant un public d’ouvriers, d’électeurs populaires, d’élus.

6 Château de La Borde, 3 octobre 1873, devant un public de personnalités locales.

7 Discours de Nantes, 16 mai 1873, devant un public d’employés, de négociants, de commerçants, d’industriels

8 Extraits d’articles de presse réunis par Joseph Reinach, 1872, volume III

9 Voyage et discours de Gambetta dans la Savoie et le Dauphiné, avec les toasts, allocutions et discours qui lui ont été adressés.

10 Lettres de Gambetta, 1868-1882, recueillies et annotées par D. Halevy et E.Pillias, Paris, Grasset, 1938.Orange, 17 février 1876, n°264

11 Extraits d’articles de presse réunis par Joseph Reinach

12 Ainsi, en février 1876, Léon Gambetta raconte à son amie Juliette Adam, son voyage dans le Midi : « Une délégation était venue de Carpentras me supplier de passer sur le territoire de cette jolie ville, trop raillée et trop peu connue. J’ai cédé. Nous sommes montés en voiture et avons entrepris un long voyage de 60 kilomètres à travers champs pour nous rendre à Cavaillon en passant par Carpentras (…). Nous voici au point culminant, sur un immense forum, environné de hautes murailles, la foule est énorme, tous les rangs, toues les classes sont confondus, j’avise une porte colossale, sous laquelle je fais placer la voiture, et là debout, devant cette mer humaine, je me laisse aller à toute ma passion politique. Qu’Apollon me pardonne, c’est le climat seul qui en est responsable ; il me semble que tout ce pays n’est qu’une énorme tribune aux harangues, et, pour la première fois je me sens assez d’orgues pour oser haranguer l’immensité. Ils ont senti ce qui se passait dans mon âme ; ils ont répondu aux cris que je poussais, ils ont complété en eux-mêmes ce que je n’ai fait qu’esquisser. Nous nous sommes quittés à regret, eux me gardant, moi les emportant en mon cœur. Ah ! quelle vie ! et comment la prolonger ? ».

13 Ainsi d’une grande fête organisée à Lyon, le 24 février 1870, au Palais de l’Alcazar : « Quelle victoire ! 10 000 républicains, dont 2 à 3 000 républicaines, se donnent rendez-vous à l’Alcazar et se placent sous la lumineuse coupole avec le plus grand calme. On n’entend pas un cri, on ne voit pas un geste pouvant amener du désordre ! … Dans la splendide salle pas un seul perturbateur ne trouble l’imposante assemblée, et au dehors on n’a pas une seule arrestation à déplorer. Les agents de ville stupéfaits croient assister à une réunion des 1000 et 1 nuits …Voyez-les ces hommes dangereux, ces républicains rouges, ces démagogues sanguinaires … ils sont là, avec leurs femmes et leurs enfants ; ils écoutent, applaudissent des orateurs aimés, des artistes de talent et pendant ce temps 40 000 hommes d’infanterie et de cavalerie attendent, dans les forts de Lyon, l’arme au bras, le sabre au poing, un mot qui, ils le savent eux, ne peut venir. En France, seul, le peuple a le droit et le pouvoir de répondre de l’ordre. » (Frantz, 1870) Dans la salle, une banderole proclame la devise républicaine : Liberté-Egalité-Fraternité. La Société coopérative d’enseignement libre et laïque, le comité de la Libre Pensée et la Franc-maçonnerie sont officiellement présentes. Ces discours, devant 10 000 personnes, ont pour thème général les bienfaits de l’instruction.

14 Lors d’un discours prononcé au grand amphithéâtre de la Sorbonne, le 12 décembre 1880, Léon Gambetta d’après tous les journaux parle 30 minutes. Le discours comprend 2776 mots. Il a été interrompu par le public 30 fois. Si l’on ne tient pas compte de ces interruptions, le débit de parole s’établit autour de 92 mots par minute. Il s’agit donc d’évaluer le temps d’interruption de l’orateur. Considérons un autre discours, celui qui se tient à Angers, le 7 avril 1872. Le Patriote de l’Ouest du 8-9 avril indique un temps de parole d’une bonne heure, 70 minutes à peu près. Léon Gambetta prononce 6 312 mots. On retrouve ce débit approximatif de 90-92 mots par minute hors interruption, lesquelles se produisent 53 fois. Il semble donc possible d’établir le débit de paroles de Léon Gambetta autour de 100-150 mots par minute, et le temps d’interruption moyen autour de 20 minutes par heure. Pour donner une échelle de comparaison : les journalistes actuels parlent à la vitesse moyenne de 300 mots par minute et souvent bien davantage. Les discours de Malraux se développaient au débit de 150 à 180 mots par minute et ceux du général de Gaulle de 90 à 100.

15 Discours de Bordeaux, 13 février 1876, devant un public d’électeurs de la 1ère circonscription

16 Paul Ricœur analyse le lien entre langage politique et rhétorique Sa réflexion porte sur la fragilité du langage politique, toujours en situation ambiguë, à mi-chemin entre la démonstration rationnelle et l’argument sophistique. Ricœur insiste également sur la parole comme action. Cette action se situe à trois niveaux successifs :

la délibération politique, nécessairement conflictuelle
la discussion sur les fins du « bon gouvernement » ; ces fins seront toujours pluralité
la représentation du monde et ses horizons de valeurs.
Le niveau 1 de délibération n’apparaîtra pas dans l’interaction entre leader et public « autorisé ». Mais elle est très présente dans les compte rendus de presse et, entre autre, dans leur analyse des phénomènes de foule.

Le niveau 3 de Paul Ricoeur interroge l’identité de l’Homme Moderne, l’horizon philosophique des valeurs issues de l’Aufklärung. Paul Ricoeur parle d’une indétermination indépassable de tout langage politique moderne.

17 Se plaçant d’emblée dans une recherche transcendantale, le philosophe recherche « comment quelque chose comme l’entente intersubjective est possible ». Selon le modèle libéral, analyse Habermas, la formation démocratique de l’opinion et de la volonté s’opère comme un compromis conclu entre différents intérêts. Selon le modèle républicain, la formation de l’opinion et de la volonté politiques des citoyens permet à la société de se constituer en tant que totalité politique. Le rapport à l’appareil d’Etat ne peut y être que polémique.

Pour citer cet article

Référence électronique

Aude Dontenwille-Gerbaud, « Quand la foule devient peuple … avec Léon Gambetta », Conserveries mémorielles [En ligne], #8 | 2010, mis en ligne le 25 septembre 2010, consulté le 11 juin 2016. URL : http://cm.revues.org/700

Auteur
Aude Dontenwille-Gerbaud

est Maître de conférence à l'Université Paris Est Créteil Val de Marne. Elle a reçu une formation en histoire, géographie, philosophie et sciences de l‘éducation. Sa thèse de doctorat analyse sous un angle interdisciplinaire les discours officiels des débuts de la Troisième République dans la perspective d‘une réflexion sur les interactions entre orateurs et publics comme acte de formation. Elle mène présentement ses recherches sur la question du Rapport au savoir dans les discours parlementaires de la Seconde et de la Troisième République, mais aussi, plus récemment, des deux dernières législatures de la Cinquième République. Aude Dontewille-Gerbaud is Professeur agrégé (History and Geography) at IUFM-Créteil. She studied History, Geography, Philosophy and Education Sciences. Her doctoral dissertation is an interdisciplinary analysis of official public speeches in the first years of the Third Republic that construes the interactions between speakers and audiences as formative acts. Her current research focuses on the question of the Rapport au savoir in parliamentary speeches in the Second and Third Republic, and also in the two Parliaments of the Fifth Republic

Droits d’auteur


Conserveries mémorielles est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas de Modification 4.0 International.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

BOURDONS-SUR-ROGNON : LE CONSEIL MUNICIPAL Y VEUT ET... Y VEUT PAS DES USINES ÉOLIENNES

  Précédemment :  CIREY-LÈS-MAREILLES & MAREILLES : LE PROJET DE L' USINE ÉOLIENNE EST AUTORISÉE PAR LA PRÉFECTURE LANQUES-SUR-ROGNO...