Front populaire : des conquêtes sociales mais une révolution manquée

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26 mai 2016
En ces temps de commémorations convenues de mai-juin 1936, il est urgent de relire Daniel Guérin, observateur direct des événements en tant que membre du courant Gauche révolutionnaire au sein du parti socialiste. Dans son ouvrage Front populaire, révolution manquée, paru initialement en 1963 et réédité chez Agone, il revient sur la « mystique du Front Populaire » entretenue au détriment des revendications révolutionnaires. Lorsque le premier gouvernement socialiste de l’histoire de France œuvrait déjà à contenir les mobilisations ouvrières…

Au lendemain du 1er mai, passant aux actes, les ouvriers de l’usine Bréguet, au Havre, avaient occupé les ateliers pour protester contre le licenciement de deux de leurs camarades qui avaient chômé la veille. Latécoère à Toulouse, Bloch à Courbevoie avaient suivi l’exemple. Le mouvement (comme ce sera le cas en mai 68) avait fait tache d’huile. Il avait pris très vite le caractère d’une vague de fond. Le pays que Blum s’apprêtait à gouverner n’était déjà plus celui qui, quelques semaines plus tôt, avait porté le Front populaire au pouvoir. Le rapport des forces sociales était renversé, nos vues luxemburgistes sur le mouvement autonome des masses confirmées d’éclatante façon.
Cette grève générale, en effet, n’avait pas été ordonnée par les directions syndicales. Elle n’avait pas été manigancée, dans le secret d’une conspiration fractionnelle, par les staliniens, les pivertistes ou les trotskistes. Elle avait surgi spontanément de la conscience ouvrière et elle avait des mobiles élémentaires : la crise économique, d’une part, sévère jusqu’à la fin de 1935 ; d’autre part, les décrets-lois déflationnistes des gouvernements issus du 6 février qui avaient durement frappé une partie des salariés. Les statistiques révélaient que plus d’un tiers des travailleurs recevaient un salaire « anormalement bas », moins que le minimum vital. L’unité syndicale enfin scellée, l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement populaire ouvraient à ces masses paupérisées la perspective d’un changement radical. De surplus, elles le savaient bien, Léon Blum ne ferait pas évacuer les usines occupées.

Blum, sauveur du capitalisme au nom du socialisme

Le raisonnement du peuple était juste. Blum, au Congrès de Huyghens, se déclara « résolu à tout affronter, sauf une chose : une mésintelligence avec l’ensemble de la classe ouvrière. » Il lui semblait « parfaitement naturel, surtout au sortir d’une longue période de misère et de souffrance, que la victoire remportée sur le terrain politique crée dans la classe ouvrière une impatience de voir réalisées les réformes mêmes que sa victoire politique lui permet d’escompter ».
Mais, s’il eut la sagesse de ne pas user de la force contre les grévistes, Blum était loin d’être enchanté. Plus tard, il évoquera avec amertume « cette explosion sociale qui, dès le départ, était venue frapper au visage son gouvernement». Quand, au congrès de Huyghens, Marceau Pivert lui présente une motion d’entière solidarité aux grévistes, cette proposition le laissa « soucieux et circonspect ». Habile courtier entre le capital et le travail, il allait s’efforcer, au grand soulagement du patronat, de ramener dans son lit le torrent populaire. Au procès de Riom, il s’expliquera sans ambages : « A ce moment, dans la bourgeoisie, et en particulier dans le monde patronal, on me considérait, on m’attendait, on m’espérait comme un sauveur. Les circonstances étaient si angoissantes, on était si près de quelque chose qui ressemblait à la guerre civile qu’on n’espérait plus que dans une sorte d’intervention providentielle ; je veux dire l’arrivée au pouvoir d’un homme auquel on attribuait sur la classe ouvrière un pouvoir suffisant de persuasion pour qu’il lui fît entendre raison et qu’il la décidât ne pas user, à ne pas abuser de sa force. » Son devoir apparut à Léon Blum « clair, impérieux » : éviter la guerre civile entre patrons et ouvriers[1].
Les intermédiaires bénévoles, comme à toutes les heures critiques de l’histoire, ne manquèrent pas de surgir. Le mystérieux Dobsen qui, en mai 1793, s’interposa, d’étrange façon, entre Robespierre et le comité de l’Evêché[2], s’appelait, en juin 1936, Paul Grunebaum-Ballin. Sa haute position dans la franc-maçonnerie le désignait pour le rôle de trait d’union entre capitalisme et socialisme ; il établit le contact entre son ami Blum et son ami Lambert-Ribot du Comité des Forges. C’est ainsi que, l’après-midi du 7 juin, le président du Conseil put réunir autour d’un tapis vert les délégués de la Confédération générale du patronat et ceux de la CGT. Dans la nuit du 7 au 8, en grande hâte, les accords Matignon, prototype des accords de Grenelle de 1968, étaient bâclés et signés. Ils apportaient aux travailleurs la reconnaissance du droit syndical, le principe des contrats collectifs, l’institution de délégués ouvriers élus, enfin un rajustement de salaires allant de 7 % à 15 % pour les catégories les plus défavorisées.
Le patronat, trop heureux de s’en tirer à si bon compte, ne marchanda point sa signature. Tambour battant, Blum fit entériner par le Parlement les conventions collectives et la création de délégués du personnel, pour y ajouter lui-même deux nouveaux dons de joyeux avènement : la semaine de quarante heures, les congés payés.
Manif dans la cour intérieure des usines renault-billancourt 28 mai 1936
Manif dans la cour intérieure des usines renault-billancourt 28 mai 1936

Savoir terminer une grève

Tout ce lest précipitamment jeté ne suffit pas à museler le géant populaire. Il avait soudain pris conscience de sa force colossale et hésitait à mettre bas les armes. Au cours de deux réunions successives, les 9 et 11 juin, les délégués des ouvriers métallurgistes, en dépit des efforts conciliateurs de leur direction syndicale stalinienne, estimèrent insuffisantes les concessions patronales et décidèrent de poursuivre la grève jusqu’à la satisfaction de toutes leurs revendications. Le bruit courut qu’ils allaient sortir en masse des usines et descendre sur la capitale. Bien qu’encore confuse, l’idée germa dans leur conscience de remettre en route les usines à leur profit exclusif. Mais ces velléités d’appropriation collective et d’autogestion ne furent pas formulées clairement. Les résolutions adoptées se réduisirent finalement à un appel à la réquisition et à la remise en marche des entreprises… sous autorité gouvernementale.
Le mouvement était arrivé à un point critique. En prévision de troubles, le gouvernement acheminait des pelotons de gardes mobiles vers la région parisienne (tout comme de Gaulle fera appel, en 1968, aux CRS de province et aux chars). Faute d’objectifs révolutionnaires clairement exprimés, les occupants risquaient de se fourvoyer dans une impasse. La paralysie de la production et du ravitaillement allait avoir sur leurs conditions d’existence l’effet d’un boomerang.
Déjà le combustible manquait à certaines entreprises où, le patronat ayant cédé sur toute la ligne, la reprise du travail avait été décidée. Jusqu’alors, les classes moyennes s’étaient solidarisées avec les grévistes. Mais la paralysie économique qu’entraînerait une prolongation de la lutte ne risquait-elle pas de les retourner et d’être mise à profit par les provocateurs fascistes ? De toute évidence, nous ne pouvions plus piétiner. Nous avions été trop loin ou, plutôt, pas assez loin.
cgt 36

Le reflux

Une révolution qui cesse d’avancer est condamnée à refluer. En incitant les combattants de juin 36 à ne pas pousser plus loin leur victoire, en jetant sur les grèves avec occupation (à défaut d’un recours à la force publique qui se produisit, épisodiquement, un peu plus tard) une sorte d’interdit moral, en prônant la paix sociale, l’unité française, les Blum, les Thorez, les Jouhaux, chacun à sa façon et tous ensemble, ont désarmé la classe ouvrière. Ils l’ont livrée, pieds et poings liés, à un adversaire impatient de prendre sa revanche. Comme le dira Marceau Pivert : « Un moment désarçonné par ce choc imprévu, le capitalisme reprend vite conscience, d’autant qu’il s’aperçoit qu’il a devant lui des adversaires peu disposés au combat ».
Mais, de toutes les erreurs commises, la plus néfaste fut de faire accroire aux travailleurs que le gouvernement de Front populaire direction socialiste et active participation radicale était, en quelque sorte, leur gouvernement. Comme l’a souligné Trotski, les ouvriers furent incapables de reconnaître l’ennemi, « car on l’avait déguisé en ami ». Leurs chefs entourèrent le pouvoir bourgeois d’un écran qui dissimula sa véritable nature, le rendit méconnaissable, donc invulnérable et indestructible. Parce que des leaders prestigieux s’étaient installés dans un certain nombre de bureaux ministériels, l’illusion fut répandue que cet Etat n’était plus un Etat de classe, mais un Etat providentiel. Pourquoi, disait-on aux foules, vous obstiner à vouloir vous sauver vous-mêmes, puisque le gouvernement à direction socialiste s’apprête à faire votre bonheur ? Soyez donc bien sages, attendez, patientez, abstenez-vous de gêner, par des réflexes immodérés, le « grand camarade » qui va faire pleuvoir sur vous ses bienfaits. Ainsi les masses ont-elles été détournées de se sauver elles-mêmes, de dépasser le stade d’une grève générale avec occupation des usines purement revendicative, de la transformer en grève gestionnaire, de rechercher leur forme spécifique de pouvoir. Ainsi la révolution qui venait de commencer s’est-elle trouvée freinée, arrêtée, finalement « confisquée[3] ».
Ce gouvernement providentiel sera, en réalité, un gouvernement débile. Ecartelé entre des masses encore relativement turbulentes (malgré tous les appels à la concorde lancés à leur seule adresse) et un patronat décidé à sabrer les conquêtes sociales, il ne disposera d’aucun appui vraiment stable, et il en sera réduit à pratiquer un perpétuel jeu de bascule : maintenir le contact avec les masses, tout en freinant leur élan ; rechercher le soutien des groupes capitalistes les moins réactionnaires, mais en subissant leurs conditions ; accorder une valse à son cher ami le banquier Horace Finaly et l’autre à son cher ami Léon Jouhaux, tel sera le pénible exercice du pouvoir, pour parler son langage, auquel Blum s’astreindra. Pendant les longs mois que durera ce calvaire, il ira de recul en recul, pour, en désespoir de cause, s’effacer finalement devant des cabinets radicaux de plus en plus inféodés au grand capital. La retraite opérée sous le drapeau du Front populaire s’achèvera en déroute.
Mais, la dialectique des luttes sociales étant complexe, cette évolution ne sera ni rectiligne ni unilatérale. Pendant toute une période, la classe ouvrière continuera, dans une certaine mesure, à aller de l’avant. Elle démystifiera. Elle consolidera son organisation, ses points d’appui, ses systèmes de solidarité. Elle poursuivra son recrutement, atteignant le chiffre record de cinq millions de syndiqués. Elle réagira avec vigueur contre les coups que lui porteront, tantôt la réaction, tantôt les fascistes. Elle n’hésitera pas à recourir en maintes occasions, le plus souvent malgré ses mauvais bergers à l’arme de la grève sur le tas.
Extrait de l’ouvrage de Daniel GuérinFront populaire, révolution manquée, Editions Agone, 2013.
Front Pop
[1]. Maurice Ribet, Le Procès de Riom, Flammarion, 1945, p. 167.
[2]. Daniel Guérin, La Lutte de classes sous la première République, Gallimard, rééd. 1968, vol. l, p. 135-137.
[3]. Trotski, « L’heure de la décision approche », La Lutte ouvrière, 6 janvier 1939.

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